“On ne savait pas où il était, on est allé à l’hôpital La Rabta, puis Mongi Slim, puis Charles Nicolle, avant qu’on nous dise d’aller à Habib Thameur…”. Ce 9 octobre, Jawher Ben Mbarek, fondateur du collectif “Citoyens contre le coup d'État” et membre du Front du Salut National (FSN*), emprisonné depuis février 2023, a été hospitalisé après un malaise.
“Le troisième en trois jours”, explique son père Ezzeddine Hazgui, également présent au siège du parti ce soir-là. “Il s’est évanoui devant ses avocats”. Cela faisait deux semaines que Jawher Ben Mbarek avait arrêté de s’alimenter, observant une grève de la faim ouverte pour protester contre son emprisonnement.
Au siège d’Al Joumhouri, Dalila prend la parole devant une trentaine de personnes, pour la plupart eux aussi membres des familles des prisonniers politiques. Certains de ces détenus observent alors eux aussi depuis plusieurs jours des grèves de la faim, en solidarité avec Jawher. Les visages sont fermés. “Une grève de la faim, ce n’est jamais anodin”, glisse une parente d’un autre prisonnier.
Suite à cette hospitalisation et à l’appel appuyé de ses soutiens à mettre fin à la grève, Jawher Ben Mbarek et ses codétenus ont recommencé à s’alimenter quelques jours plus tard, le 12 octobre. En mettant fin au mouvement, les grévistes ouvrent aussi certainement une nouvelle page pour les forces d’opposition tunisienne, qui ont pour la plupart fait preuve d’une solidarité inédite au cours de cette séquence.
Une grève de la faim lancée depuis les cellules
Entamée par Jawher Ben Mbarek le 26 septembre 2023, sa grève de la faim visait à “protester contre son emprisonnement”. L’activiste est en effet détenu dans le cadre de l’affaire dite du complot contre la sûreté de l’Etat, au même titre que de nombreuses autres personnalités politiques d’opposition.
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Le parti Al Joumhouri, l’un des principaux relais de parole des prisonniers politiques, et dont le président Issam Chebbi est également en détention, avait rappelé dans le communiqué annonçant le lancement de la grève que cette dernière pourrait se montrer “dangereuse pour sa santé”. Ce qui n’a pas empêché Jawher Ben Mbarek de la poursuivre, et d’être suivi dans son initiative.
Le 2 octobre en effet, plusieurs autres personnalités inculpées dans l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat entament à leur tour des grèves de la faim : Nourreddine Bhiri (cadre d’Ennahdha), Ghazi Chaouachi (ancien secrétaire général d’Ettayar), Ridha Belhaj (avocat et membre fondateur de Nidaa Tounes), Khayam Turki (ancien cadre d’Ettakatol) et Issam Chebbi.
Les grévistes sont aussi rejoints par d’autres prisonniers politiques, détenus dans le cadre d’autres affaires. Le président d’Ennahdha Rached Ghannouchi, arrêté au mois d’avril, a ainsi été l’un des premiers à imiter Jawher. Dans le communiqué publié par son parti, la grève est annoncée durer trois jours, “en solidarité avec Jawher Ben Mbarek et les autres détenus politiques”.
Des acteurs politiques à la société civile, un mouvement d’opposition
Entre le 26 septembre et le 5 octobre, des grèves de la faim sont lancées par des cadres de plusieurs partis d’opposition. En plus d’Al Joumhouri ou Ettayar, plusieurs acteurs politiques du bloc du FSN se joignent ainsi au mouvement, même s’ils sont alors pour certains en liberté, comme Rafik Abdessalem (Ennahdha) ou Oussama Khlifi (Qalb Tounes).
Au total, plus de 80 personnalités auraient participé à des grèves de la faim spontanées. Parmi elles, beaucoup n’appartiennent pas au champ politique : des journalistes comme Zied El Heni, des militant·e·s féministes comme Yosra Frawes, ou encore des juristes comme Abderrazak Kilani.
Pour la plupart, les grévistes se lancent dans des grèves d’une durée de 72 heures. “L’idée était qu’on remette la lumière sur la question des prisonniers politiques, et qu’on rappelle les violations de leurs droits”, explique Hatem Nafti, essayiste et membre de l’observatoire tunisien du populisme, établi en France.
Durant trois jours lui aussi, à partir du 1er octobre, Hatem Nafti s’est volontairement privé d’alimentation. “J’ai perdu 5,5 kg en trois jours de jeûne, ce qui n’est pas sans implications”, explique l’auteur. “Le résultat était spectaculaire et perceptible sur mon visage”.
“Je n’ai pas envie de dire que c’est le geste du désespoir, mais il y a un sentiment d’impuissance… Nous sommes face à un jeu qui est totalement biaisé”, souligne-t-il.
Selon lui, au-delà de la solidarité exprimée envers les prisonniers politiques, l’enjeu était aussi de ”rappeler que la justice n’est pas indépendante et qu’elle est aux ordres du régime”. L’essayiste fait ensuite explicitement référence à la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) et à l’affaire des magistrat·es révoqué·es, qui auraient consacré un “assujettissement de la justice au pouvoir en place”.
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“Sous Ben Ali ou sous Bourguiba, on y mettait les formes”, ajoute l’essayiste. “Là c’est ‘je décide et c’est comme ça’, mais en même temps on dit que la justice est indépendante… c’est kafkaïen.”
La difficulté à mobiliser l’opinion publique
La volonté de soutenir les prisonniers politiques ainsi que le sentiment d’injustice ont certainement agi comme vecteur d’union, permettant à la majorité des forces politiques d’opposition de faire front commun jusqu’à la fin de la grève de la faim. Mais sans parvenir à réellement concrétiser le mouvement dans la rue.
Grand absent de cette mobilisation, le Parti destourien libre (PDL) n’a pas pris la parole pour soutenir le mouvement, malgré des déclarations de plusieurs grévistes condamnant l’arrestation de sa dirigeante, Abir Moussi, le 3 octobre. “Je suis en total désaccord avec elle certains questions, mais elle encourt la peine de mort, ce qui est délirant”, s’indigne Hatem Nafti.
En outre, les grévistes ont peiné à mobiliser au-delà des personnalités d’opposition. Dès le 4 octobre, un appel à la grève de la faim avait été lancé par le parti Al-Joumhouri, à destination de “tout citoyen libre de conscience”. Parallèlement, le lendemain, les familles des prisonniers politiques ont organisé un sit-in ouvert au siège du parti, observant une grève de la faim de 24 heures.
“C’était la moindre des choses”, déclare ainsi une participante au sit-in, également membre de la famille d’un détenu. “24 heures, comparées à ce que les prisonniers font, ce n’est rien du tout.”
“Notre volonté était de faire davantage pression sur le pouvoir”, déclare Houda Mansouri, une des cadres du parti Al-Joumhouri. “Il fallait embarrasser publiquement le régime pour que la cause des prisonniers ne soit pas oubliée”.
Le 5 octobre, les soutiens des prisonniers ont aussi organisé un “jour de la colère” au siège d’Al-Joumhouri. Mais sur les photos du rassemblement, force est de constater que le mouvement n’a pas réussi à mobiliser beaucoup plus large que les familles des prisonniers.
À l’étranger aussi, le constat est mitigé. Le mouvement a également tenté de mobiliser la diaspora. En France, le Comité pour le respect des libertés et des droits de l'homme en Tunisie (CRLDHT) a ainsi suivi l’appel à organiser le “jour de la colère”, avec un rassemblement dans les locaux associatifs, à Paris. Le mouvement est resté relativement limité au vu des images publiées sur les réseaux sociaux.
“Il y avait des militants des droits de l’homme tunisiens, mais aussi marocains ou algériens”, souligne néanmoins Mohieddine Cherbib, président du CRLDHT.
Après les grèves, un “combat de longue haleine”
Force est de constater que les grèves n’ont pas eu de répercussions immédiates sur le sort des prisonniers. “On vient d’achever une série d’actions, il faut laisser le temps que ça fasse effet”, déclare Dalila Ben Mbarek Msaddek. L’avocate souligne aussi que “la vague de soutien a donné énormément de force et de courage” à son frère.
Mais au-delà du soutien moral ou de la lumière apportée à leur combat, les grévistes inscrivent également leur action dans le temps long. “Il y a aussi une bataille morale”, affirme par exemple Hatem Nafti. “C’est un combat de longue haleine et ce n’est pas ma grève de la faim qui va tout changer”, ajoute l’auteur.
“L'idée était d'installer un doute quant à la moralité du régime. C’est l’objectif à plus long terme, et qui finira par arriver : l’érosion morale des régimes”, assure Hatem Nafti.
“Rappeler que ce sont des régimes injustes, ça finit par infuser dans la société (...). On a connu ça avec Ben Ali”. De fait, la grève de la faim occupe une place importante dans l’histoire des mobilisations sociales en Tunisie.
Des mouvements similaires avaient ainsi eu lieu au milieu des années 2000, notamment la grève de la faim d’octobre 2005. Couverte médiatiquement à l’international, elle avait été qualifiée par ses organisateurs “d’étape privilégiée”, en parvenant à “fédérer différents partis et sensibilités politiques.”
“La grève de la faim est un moyen de lutte pacifique, comme diffuser un tract, ou occuper une place publique”, explique Mohieddine Cherbib. À travers son engagement au sein du CRLDHT, ce dernier est aussi un vétéran des grèves de la faim.
“On l’a déjà fait lors du mouvement du bassin minier de Gafsa en 2008*”. Plusieurs grèves de la faim avaient alors été lancées par des militants locaux, notamment les chômeurs diplômés. À l’époque, Mouhieddine Cherbib avait été lui-même condamné pour avoir apporté son soutien à la mobilisation sociale. D’autres personnes avaient été arrêtées, et avaient à leur tour elles aussi entamé des grèves de la faim pour protester contre leur détention, comme le journaliste Fahem Boukaddous.
Malgré la répression, les grèves de Gafsa sont considérées par plusieurs observateurs comme l’une des grandes étapes ayant participé à la déstabilisation progressive du régime de Ben Ali*.
Les grèves de 2023 s’inscrivent dans un contexte résolument différent, mais certains militant·es assurent qu’ils et elles sont prêt·es à poursuivre la mobilisation dans le temps long. “On veut garder le côté “arme atomique”, explique ainsi Hatem Nafti, “mais si j’estime que les conditions sont à nouveau réunies pour créer un électrochoc, je n’hésiterai pas à recommencer”.