À 10h, à Hammam Chatt, six avions exécutent des raids successifs sur plusieurs bâtiments où siègent des structures de l’OLP. L’opération dure à peine quelques minutes mais les dégâts sont colossaux. Outre les mort⋅es et les blessé⋅es, les dégâts matériels sont estimés à presque 6 millions de dinars. Les tirs témoignent d’une grande connaissance des lieux : seules les maisons abritant des membres de l’OLP ou ses bureaux sont touchées, la plupart sont rasées*.
Malgré sa précision, l’opération qui visait une réunion des cadres de l’OLP en présence du président Yasser Arafat, rate sa cible. Prévue à 10h, la réunion a fini par être retardée au dernier moment car des cadres venant de l’étranger n’ont pas pu arriver à Tunis à temps. Yasser Arafat, parti plutôt assister à un hommage à l’ancien ministre tunisien Abdallah Farhat à la Kasbah, est absent de Hammam Chatt.
“L’itinéraire supposé de l’escadrille israélienne… une traversée de près de 4800 km (aller et retour) sous le nez de la sixième flotte des bases de l’OTAN” (Le Temps, 2 octobre 1985). Archives nationales de Tunisie
Le bombardement survient à la suite des menaces de l’ancien Premier ministre israélien Shimon Peres, présentant l’OLP et Yasser Arafat comme terroristes et promettant de se venger de l’assassinat (non revendiqué par l’OLP) de 3 ressortissants israéliens à Chypre le 25 septembre de la même année. L’OLP, organisation exilée et fragmentée entre plusieurs pays arabes depuis qu’elle a été chassée après l’invasion par les forces israéliennes du Sud-Liban l’été 1982, est accueillie par la Tunisie où elle installe son quartier général*.
“Nous sommes un peuple habitué à tenir bon”
L’attaque meurtrière crée le chaos à Hammam Chatt :
“Un amas de ferrailles, de poutres, de béton, de pans de mur, de débris, de chaises, de restes d’appareils téléphoniques… Des morceaux de journaux et des documents éparpillés, des voitures calcinées, des débris jonchent le sol [...]. Médecins, infirmiers, soldats, policiers, gardes nationaux, agents de la protection civile, équipes de secours, au milieu des décombres, s’organisent [...] pour dégager les personnes ensevelies sous des tonnes de ruines [...]. Des sirènes d’ambulances, vrombissements des voitures, bruits assourdissants des bulldozers qui balayent les débris, des ordres [...] fusent de partout” (La Presse, 2 octobre 1985).
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À cause du choc, un des bâtiments de l’OLP est transformé en gigantesque trou et se remplit d’eau tel un puits*.
“Nombreux étaient les Palestiniens qui, assis à l’ombre d’un arbre, comptaient les victimes de cette agression. Les uns en larmes, les autres recouverts de pansements, tous [...] participent aux premiers secours au milieu des décombres et des voitures calcinées. Un médecin nous confiera qu’une demi-heure après le bombardement, il y avait plusieurs corps dont certains décapités, ou ayant perdu le tronc.” (Le Temps, 2 octobre 1985, propos du journaliste)
“Des cris et des pleurs fusaient de partout. la vue des cadavres et des blessés a causé l’évanouissement de plusieurs personnes.” (Le Temps, 2 octobre 1985, propos du photographe de Yasser Arafat)
“À notre arrivée sur les lieux, le spectacle était poignant. Les cadavres jonchaient le sol. Certains étaient déchiquetés, voire décapités. Il était impossible de connaître la nationalité et l’identité des victimes. Une majorité était constituée d’hommes jeunes. C’était horrible.” (Le Temps, 2 octobre 1985, propos d’un infirmier*)
Parmi les victimes tunisiennes, la plupart étaient des agents de sécurité et certaines étaient des femmes chargées d’effectuer le ménage dans les différents bureaux et lieux d’habitation des membres de l’OLP.
Au total, quatre édifices sont rasés : le siège de la Force 17 (le service de sécurité de Yasser Arafat), une des maisons de Arafat*, le bureau des télécommunications et l'établissement carcéral où l’organisation détient des prisonniers. Ceux-ci seraient morts sous les bombes.
Photographie argentique prise à Hammam Chatt par Fakhri El Ghezal dans le cadre de la réalisation de cet article.
Parmi les tas de cendres et de pierres, un journaliste d’Al-tariq Al-jadid (journal d’opposition de gauche), se rapproche de l’ancienne prison. “Même chez les révolutionnaires, il y avait une prison”, note-t-il avant de poursuivre :
“Une image que je n’oublierai jamais : une jambe dressée face à la mer, la jambe d’un prisonnier qui a essayé de fuir en sentant le bombardement anéantir les murs autour de lui, mais seule sa jambe a réussi à se libérer.” (Al-tariq Al-jadid, 5 octobre 1985)
Yasser Arafat arrive avec sa garde vers 13h30 afin de constater les dégâts. Les opérations de secours se poursuivent jusque tard dans l’après-midi.*
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Malgré la désolation profonde, une femme palestinienne affirme sa détermination face aux journalistes :
“L’ennemi est étonné que l’on se lève de sous les décombres avec une nouvelle âme. Nous n’avons pas l’appareil militaire qu’il a mais nous sommes un peuple habitué à tenir bon.” (Al-tariq Al-jadid, 5 octobre 1985)
“Terrorisme d’État”
Qualifié le lendemain dans les journaux de “raid barbare”, de “terrorisme d’État” ou de “nazisme”, le bombardement est d’abord tu le jour même par la radiotélévision tunisienne.
L’aide apportée par les États-Unis à cette opération israélienne rend le traitement de l’information sensible dans un contexte où la puissance américaine affirmait jusqu’à peu son soutien sans failles à la Tunisie face aux menaces militaires libyennes*.
Or, les avions de combat déployés par l’armée d’occupation israélienne pour attaquer Hammam Chatt font partie des dizaines d’avions fournis par les États-Unis à son alliée (ces avions F-16 ont déjà servi lors du raid israélien du 7 juin 1981 sur un réacteur nucléaire en Irak). Par ailleurs, la traversée aérienne effectuée sans encombre par les bombardiers de Tel Aviv jusqu’à Tunis démontre que la voie était libre, malgré la présence de la flotte américaine en Méditerranée.
De plus, les bombardiers de l’armée d’occupation israélienne auraient été ravitaillés en carburant par des avions américains en cours de route. Enfin, le président américain Ronald Reagan qualifie l’opération militaire en territoire tunisien de “légitime défense”, exprimant ainsi le soutien total des États-Unis au bombardement pourtant illégal du point de vue du droit international.
Tout ceci crée la confusion au sein du gouvernement tunisien qui pensait avoir le soutien infaillible des États-Unis. Le 1er octobre, les médias tunisiens officiels sont dans l’embarras et peinent ainsi à relayer l’information dans son entièreté.
Les journaux d’opposition, tels que Al-tariq Al-jadid, s’insurgent contre ce traitement médiatique qu’ils jugent superficiel. Le 1er octobre, lors des informations de 13h, la radiotélévision tunisienne ne révèle pas l’identité des avions et maintient le silence à propos de la position américaine. Le journal d’opposition ironise sur le contenu du programme de la chaîne nationale :
“11h : programme musical ; 12h : nouvelles en bref, rien sur l’assaut ; 13h : assaut d’avions à l’identité inconnue ayant bombardé Hammam Chatt, sans autres détails ; 20h : le journal révèle l’identité des bombardiers et met la communauté internationale et surtout les pays amis d’Israël devant leur responsabilité sans évoquer les États-Unis. Il valorise plutôt la solidarité des pays amis comme l’Italie ou la France.”
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Ce qui expliquerait que les citoyen⋅nes tunisien⋅nes ont été maintenu⋅es dans l’ignorance pendant des heures, serait — en plus de la complexité des rapports avec les États-Unis — la sieste du président Bourguiba :
“Mais comme il s’agit d’une nouvelle de la plus haute importance, le texte, comme cela se faisait à l'époque, devait être soumis au Premier ministre. Ce dernier poussa la prudence jusqu’à demander le feu vert de la présidence. Entre- temps les dépêches en provenance de Tel- Aviv revendiquant l’attaque inondaient les agences de presse. [...] À l'époque, on était en plein dans la période de fin de règne et personne ne voulait prendre la responsabilité d’annoncer la mauvaise nouvelle à Bourguiba. Tant et si bien que lorsqu’on a convenu du texte, le président était couché pour la sieste. Il a fallu attendre qu’il se réveille. De sorte qu’alors que le monde entier était focalisé sur la nouvelle du jour, les Tunisiens étaient tenus dans l’ignorance d’un événement crucial qui venait de se passer chez eux. La radio comme la télévision qui étaient tenues de reprendre l’agence officielle n’en ont pas dit un mot. Ce n’est qu’à 17h, après le réveil de Bourguiba que la nouvelle est enfin publiée mais de la pire des façons [...] C’était à n’en point douter pour les organes d’information tunisiens le ratage du siècle.”*
“Deuil et indignation”
Le manque d’informations et le contexte tendu avec la Libye fait que plusieurs personnes ont d’abord cru que l’attaque venait de ce pays voisin. Une fois l’origine de l’attaque révélée, la nouvelle se propage comme une onde de choc.
Amel Ben Aba, militante féministe qui s’était rendue à Bizerte afin d’assister à l’arrivée des membres de l’OLP en 1982, se souvient d’avoir eu une violente hémorragie lorsqu’elle a appris, aux côtés de son compagnon, peintre palestinien membre de l’OLP, que Hammam Chatt avait été bombardé. “J’avais du sang qui coulait tellement cela m’avait affectée. Comment pouvaient-ils faire une chose pareille ? C’était insupportable, je l’ai vécu comme quelque chose de terrible”, se remémore-t-elle lors d’un entretien accordé à inkyfada.
Photographie argentique prise à Hammam Chatt par Fakhri El Ghezal dans le cadre de la réalisation de cet article.
Parmi les journalistes dissident·es, la précision des frappes meurtrières étonne :
“Plusieurs interrogations sur à quel point les renseignements sionistes et américains sont implantés dans notre pays et sur l’efficacité de nos propres services de renseignement s’il s’agit d’autre chose que de surveiller les opposants tunisiens.” (Al-tariq Al-jadid, 5 octobre 1985)
La position du gouvernement et des médias officiels se précise quant à elle, entre colère et accusation. Le lendemain de la frappe sanglante, le gouvernement tunisien dénonce un acte contraire aux “normes du droit international et à la charte de l’ONU” et rappelle que “la Tunisie ne se départira pas de son attitude de soutien continu à toutes les causes justes.” (La Presse, 2 octobre 1985). Dans cette perspective, l’État permet le déroulement de manifestations contre l’attaque :
“Les manifestants ont réaffrmé la solidarité agissante du peuple tunisien avec le peuple palestinien dans sa juste lutte contre l’oppresseur israélien. Les manifestations se sont déroulées dans le calme et les forces de police n’ont pas eu à intervenir." (Le Temps, 5 octobre 1985)
Cependant, loin de la version officielle teintée de lyrisme, les faits relatés par les médias d’opposition nuancent la réalité de cet instant de communion.
Le journal Al-tariq Al-jadid rapporte que des mouvements étudiants contre le silence gouvernemental ont lieu le lendemain de l’attaque. À peu près 2000 manifestant⋅es se rassemblent au Passage (centre-ville de Tunis). Une deuxième manifestation part de la Médina et la police est apparemment présente en nombre. La présence des BOP (brigades de l’ordre public) est, selon le journal, intensifiée autour du centre culturel américain [anciennement situé à l’angle de l’avenue de France et de la rue Jamel Abdennasser]. D’autres régions telles que Gabès ou le Sahel sont le théâtre de mobilisations ouvrières, communistes, etc. La centrale syndicale UGTT organise également une manifestation.
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Le 5 octobre, une manifestation “de deuil et d’indignation” organisée par des militantes — appartenant principalement au premier noyau de l’association tunisienne des femmes démocrates — part de l’avenue Bourguiba. Les militantes sont habillées en noir et marchent lentement “dans un silence impressionnant”, en tenant des slogans et des drapeaux tunisiens et palestiniens. Les drapeaux sont déchirés par les policiers qui en auraient utilisé les bâtons pour violenter les manifestantes (Al-tariq Al-jadid, 12 octobre 1985).
Cette manifestation a lieu le jour de l’enterrement des personnes tuées par le bombardement, événement qui est en quelque sorte confisqué par les pouvoirs publics selon le journal indépendant Erraï :
“Les funérailles des victimes de l’attaque américano-sioniste n’étaient pas au niveau de l’événement. Le public était interdit d’accès au point de départ de Hammam Chatt et les journalistes n’ont pas pu accéder au cimetière [de Hammam Lif]. Les policiers ont interdit le passage après les voitures portant les cercueils. Certaines personnes ont pu passer vu la pression et leur insistance mais elles ont fait face à un nouvel obstacle : la porte du cimetière a été fermée après le passage des cercueils et des responsables politiques*. Juste après l’enterrement, la police a demandé de retirer les drapeaux palestiniens et les photos de Arafat et de ‘revenir à la normale’.” (Erraï, 6 octobre 1985)
Photographie argentique prise au cimetière de Hammam Lif par Fakhri El Ghezal dans le cadre de la réalisation de cet article. Il a été impossible d’accéder au cimetière.
L’État autoritaire, veillant à empêcher les manifestations sur des questions nationales, permettait les mobilisations de soutien pour la Palestine tout en les contrôlant. La défense de la “cause” s’inscrivait ainsi en quelque sorte dans une délicate équation entre la permission de la protestation et sa maîtrise. D’apparence sans incidence directe sur le territoire national, l’activisme pro-palestinien était toléré voire récupéré par l’État. L’ampleur du bombardement du 1er octobre 1985 a ébranlé cette équation car en faisant brutalement irruption dans le territoire national, la question palestinienne est devenue centrale.
La Tunisie porte plainte auprès de l’ONU suite à la violation de sa souveraineté. Les négociations aboutissent à la résolution 573, dans laquelle le Conseil de sécurité “condamne énergiquement l'acte d'agression armée perpétré par Israël contre le territoire tunisien, en violation flagrante de la Charte des Nations unies et du droit et des normes de conduite internationaux”. Les États-Unis s’abstiennent.
Suite à l’attaque de Hammam Chatt, la présence de l’OLP à Tunis commence à se réduire considérablement. Condamné sans suite, l’État sioniste renouvelle, lui, ses agressions. Abou Jihad (chef de l’aile militaire de l’OLP) est assassiné le 12 avril 1988 par un commando israélien chez lui à Sidi Bou Saïd en présence de son épouse et de ses enfants. Les médecins légistes relèvent sur le corps de l’ancien chef militaire 75 impacts de balle.
Les relations de l’OLP avec le nouveau président tunisien Ben Ali sont ensuite de plus en plus tendues. L'organisation palestinienne finit par quitter la Tunisie en juin 1994.