1er juin 1955. La fabrique d’un héros national

Le 1 er juin 1955, le port de La Goulette accueille une marée humaine venue acclamer le président du Néo-Destour, Habib Bourguiba, suite à une absence de trois ans. La liesse populaire fait penser à une réaction spontanée mais cette journée a été orchestrée jusque dans ses moindres détails par le parti nationaliste.
Par | 01 Juin 2021 | 20 minutes | Disponible en arabeanglais

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Après la promesse faite par la France d’accorder l’autonomie interne à la Tunisie, Habib Bourguiba s’apprête à rentrer victorieux. À la veille de la signature des conventions le 3 juin 1955, il prépare un retour triomphal vers sa terre natale.

Les préparatifs du 1er juin

En Tunisie, les préparatifs du retour battent leur plein. Les jeunesses destouriennes et les différentes sections des scouts tunisiens organisent l’événement chapeauté par Azouz Rebaï, cadre du Néo-Destour. À la veille du 1 er juin, l’ordre du jour est déjà prêt et toutes les étapes de la procession sont prévues selon un programme rigoureux.

Afin de parer à toute éventualité, la sécurité du convoi est assurée. Les rapports de renseignements indiquent en effet que les membres du Vieux Destour ou ceux du groupe Présence française pourraient fomenter l’assasinat du président du Néo-Destour. 

“Le Néo-Destour aurait organisé un service d’ordre vigilant qui comprendrait notamment quelques ex-fellaghas.” (note du 9 mai 1955). 

“Dans les milieux nationalistes, il serait fait allusions à une garde personnelle de Bourguiba en vue d’assurer sa sécurité, tandis que les autres membres du bureau politique bénéficieraient d’une garde collective.” (note du 31 mai 1955)

La sécurité du public est également assurée puisque les membres du parti se sont appliqués à mettre en place des centres de secours mobilisés pour les foules à différents niveaux du cortège : La Goulette, le Kram, Tunis, Bab Souika...

Afin de mener à bien le cheminement de Bourguiba à travers les 25 km prévus, le Néo-Destour met en place un service d’ordre intérieur de 20.000 membres des jeunesses destouriennes et scouts. Les groupes sont réunis par cellule, chacune assurant l’ordre de ses propres membres.

Parallèlement à ce service d’ordre, les forces de l’ordre côté colons sont constituées de 2000 policiers en uniforme et en civil et de 6000 soldats censés accompagner de loin le cortège et laisser le service d’ordre destourien mener les opérations. Il s’agit d’un compromis arrangé par Taïeb Mhiri, directeur du Néo-Destour, qui a négocié l’itinéraire et réclamé l’entière responsabilité de l’événement auprès des autorités françaises.

Le 31 mai, Habib Bourguiba arrive à la Gare Saint-Charles de Marseille et se dirige vers le port pour embarquer à bord du navire “Ville d’Alger” à destination de Tunis. Selon les fiches de renseignement des officiers montés à bord, il est accompagné de son fils Habib Jr, de membres du Néo-Destour (dont Mongi Slim, Ahmed Tlili…) et de plusieurs journalistes d’Europe et des États-Unis. Le président du parti est salué par des Tunisien·nes resté·es sur le quai qui entonnent le chant “Namoutou”*. Lors de la traversée, Bourguiba se livre à des interviews pour les médias internationaux et prend du plaisir à se laisser photographier.

L’arrivée à la Goulette

Archives nationales de Tunisie

Lorsque le paquebot arrive à la Goulette, il se retrouve entouré d’embarcations de pêche venues de différentes régions côtières tunisiennes. Parmi elles, se trouve celle que Bourguiba a utilisée pour partir clandestinement en Libye depuis les îles Kerkennah avec l’aide de pêcheurs en mars 1945. À bord de l’embarcation, une troupe joue de la musique kerkennienne.

Le paquebot “Ville d’Alger” accoste à 10h au port de la Goulette. “Habillé de bleu marine à l’européenne et port[ant] le fez”, Bourguiba tient un mouchoir blanc dans une main et des jumelles dans l’autre ( La Presse, 2 juin 55). Les autres nombreux·ses voyageur·ses à bord du paquebot, qui ne font pas partie de la délégation, passent complètement inaperçu·es.

Les nombreuses personnes venues en train, en bus, en voiture ou à pied attendent Bourguiba sur les quais. Le leader du parti est accueilli par plusieurs personnalités. La princesse Aïcha, fille du bey régnant Lamine Bey, l’accueille sur la passerelle. Lorsque celui-ci met pied à terre, il est directement porté par des membres de fellagas et de jeunesses destouriennes. En écho à la très forte présence des scouts, Bourguiba lance un salut caractéristique et enroule un foulard rouge autour de son cou.

Il est ensuite dirigé vers une salle de réception aménagée pour l’occasion dans un hangar du port afin de tenir un premier discours. Plusieurs figures assistent au moment :  le grand rabbin de Tunisie ; Charles Haddad, président de la communauté “israélite” de Tunis ;  les chefs fellagas Sassi Lassoued et Lazhar Chraïti ; le cheikh hanafite et le cheikh malékite ; des professeurs de la Zitouna ; des délégations de l’UGTT avec des banderoles indiquant “l’UGTT salue le retour du combattant suprême”...

La présence féminine est également remarquée, non sans un prisme orientaliste, par la presse francophone :

“Aux côtés des jeunes gens, ont pris place des jeunes filles vêtues soit d’une robe blanche avec un foulard rouge, soit d’un corsage blanc et d’une jupe rouge. La princesse Aïcha [...] est là à la tête d’un groupe de jeunes filles portant de magnifiques gerbes de fleurs. On remarque que toutes les femmes et les jeunes filles sont entièrement dévoilées. Les veuves de Farhat Hached  et de Hedi Chaker accompagnées de leurs enfants sont assises parmi les personnalités” ( La Presse, 2 juin 55).

Comme le montrent les reportages filmés qui ont couvert la journée*, Habib Bourguiba se dirige ensuite vers le palais beylical de Carthage [actuel Beït al-Hikma] afin de saluer le souverain Lamine Bey qui le décore de l’insigne du “Ahd al Aman” [décoration beylicale célébrant le pacte fondamental de 1857].

La route vers Tunis

De Carthage, le convoi se dirige ensuite vers Tunis. Une unité de cavalerie, formée par les militants fellagas Jlass de Kairouan et conduite par le chef Lajimi Ben Mabrouk, accompagne la voiture depuis laquelle Bourguiba salue la foule. Arrivé au niveau de l’Aouina, celui-ci monte sur un cheval pur sang mis à disposition par la cavalerie Jlass. Sur sa monture, Bourguiba doit son aisance à des cours d’équitation “que le président du Conseil, Edgar Faure lui avait, peu avant, organisé à Paris dans le plus grand secret, en pleines négociations.”*

Archives nationales de Tunisie

Assis juste derrière Bourguiba, on peut apercevoir la silhouette de Mahjoub Ben Ali, chef fellaga faisant office de garde du corps ou l’aidant à maîtriser sa monture lors de la chevauchée, les sources ne l’indiquent pas. Le chef de cavalerie Jlass tend le chapeau à plumes typique de la région de Kairouan au leader qui le porte volontiers.

Arrivé vers Bourgel, le président du parti est déplacé à nouveau dans une voiture et le convoi se dirige vers la maison de son épouse Mathilde Bourguiba avant de prendre la direction de la Médina où se trouve l’ancienne demeure de Bourguiba. La fin du cortège a lieu chez lui, au niveau de la Place aux Moutons, déjà rebaptisée “Place du Leader” [Ma’qal az-Zaïm] – son ancien quartier se confondant ainsi avec le moment historique. Une grande foule, entonnant “Namoutou” l’y attend face à l’estrade où il donne un deuxième discours* destiné à rassurer la population française en Tunisie et à appeler à l’union.

Archives nationales de Tunisie

Le service d’ordre officiel serait peu intervenu lors des festivités. Selon les journaux, la police française aurait débarqué seulement pour “rétablir la situation au sommet de la porte de France où le drapeau tunisien avait remplacé un moment le drapeau tricolore et qui finalement flottèrent à la même hampe” ( La Presse, 2 juin 55). Déplorant l’atteinte à l’esthétique urbaine, le journal évoque également les arrestations de jeunes Tunisiens qui auraient coupé des palmiers avenue Gambetta [actuelle avenue Mohamed V] afin de fabriquer des arcs de triomphe.

Cependant, le service d’ordre surveillait de près la principale artère de la ville, l’avenue Jules Ferry [actuelle avenue Habib Bourguiba] où se trouve la Résidence générale : “piquets de gendarmes mobiles et de soldats, véhicules radio, camions chargés de rouleaux de barbelés en cas de débordements, automitrailleuses à la porte de France”...

Le journal fait état de quelques incidents tels celui d’un jeune homme de 14 ans accroché à une voiture du TGM qui a eu une jambe sectionnée en tombant sur les rails ;  l’auvent de la mosquée Sidi Mahrez qui s’est effondré sous le poids des manifestants ; un homme agrippé à un camion qui a eu les jambes écrasées par une voiture ; un jeune homme accroché à l’échelle arrière d’un bus qui est tombé en cours de route et qui a été grièvement blessé puis hospitalisé. 

Malgré ces événements, la journée est considérée par d’autres journaux et par les cadres du Néo-Destour comme une réussite en raison de l’organisation et de la foule immense. Le nombre de personnes présente, venues de toutes les régions avoisine selon les différentes estimations les quelques centaines de milliers. Les magasins tunisiens auraient tous été fermés. Seuls ceux tenus par des Européen·nes seraient restés ouverts et les Tunisien·nes qui y travaillent auraient tout·e·s chômé. Plusieurs écolier·es se seraient absenté·es, par crainte de débordement côté européen ou afin de participer aux festivités, côté tunisien. 

La fin de la journée est marquée par des soirées musicales animées dans les quartiers Bab el Khadhra, Bab Souika, Bab Mnara... Quant à la ville européenne, “elle retrouvait vers 19h son calme de tous les jours” ( La Presse, 2 juin 55).

Malgré l’engouement de plusieurs journaux qualifiant l’événement de “jamais vu” ; “exceptionnel” ; “réussite” ;  “ambiance de kermesse et de liesse” ;  “climat d’union sacrée”, les voix discordantes se font entendre. Au-delà des forces politiques françaises - telles que le parti Rassemblement français de Tunisie qui a protesté contre la menace qui vise la présence française en Tunisie - le parti communiste tunisien a également critiqué les conventions d’autonomie interne, pointant du doigt, quant à lui, la menace pesant sur la souveraineté nationale tunisienne. En critiquant la co-souveraineté, le parti a averti quant au maintien des contrôles civils, d’une économie tunisienne ligotée et d’un lien permanent entre la Tunisie et la France. 

En effet, “dans un certain nombre de secteurs stratégiques comme la police, la justice, de larges pans de l’économie, sans parler de la diplomatie et de l’armée […], l’autonomie tunisienne reste limitée voire inexistante.”*  Au sein du Néo-Destour, l’adoption des accords d’autonomie interne va déclencher un conflit très violent entre adeptes de Bourguiba et défenseurs de Ben Youssef.

Ce qui mène à l’autonomie interne 

Les prémices de ces divergences naissent durant l’absence du président du parti Habib Bourguiba lorsque le secrétaire général Salah Ben Youssef joue un rôle de premier plan dans le début des négociations pour l’indépendance.

De 1945 à 1952,  Bourguiba mène de son côté des campagnes de mobilisation à échelle internationale depuis l’Égypte et les États-Unis quant à la question coloniale tunisienne. Face au blocage des négociations par la France, la lutte armée anticoloniale s’intensifie. 

“Depuis le 18 janvier 1952, [...] le Néo-Destour, les syndicats nationaux, les scouts et les fellagas sont les acteurs de [la] lutte armée. En plus de concurrencer l’ambition de la puissance colonisatrice à exercer le monopole de la violence sur le territoire tunisien, ils remettent en cause ses intérêts économiques et politiques et ceux de ses alliés locaux. En effet, ils multiplient autant les attaques contre les forces armées françaises, que les assassinats et les attentats ciblés contre des colons et des Tunisiens proches des autorités coloniales. Ils visent aussi les infrastructures économiques françaises par des actions de sabotage."

- Khansa Ben Tarjem, “Ouvrir la boîte noire : appareil sécuritaire et changement de régime”, Tunisie. Une démocratisation au-dessus de tout soupçon ?, Vincent Geisser, Amin Allal (dir.), Paris, CNRS, 2018, p. 232, accessible ici

De retour en Tunisie, Habib Bourguiba est arrêté en janvier 1952 et transféré à Tabarka puis Rémada avant d’être déplacé à l’île de la Galite en mai de la même année. Deux ans plus tard, il est transféré en France, sur l’île de Groix, toujours dans l’idée de le maintenir hors d’état de nuire. Le président du conseil, Pierre Mendès-France, le fait transférer le 21 juillet 1954 au château de La Ferté à Amilly (110 km de Paris) afin de préparer les futures négociations.

31 juillet 1954
Mendès-France annonce que son gouvernement reconnaît unilatéralement l’autonomie interne de la Tunisie. Un nouveau gouvernement tunisien conduit par Tahar Ben Ammar auquel le Néo-Destour participe par quatre membres est constitué pour mener les négociations dans le but d’exécuter la promesse de la France. Le nouveau président du conseil, Edgar Faure, poursuit les négociations. En Tunisie, la lutte armée ne s’estompe pas.
21 avril 1955
Faure et Bourguiba s’entretiennent pour conclure les accords sur l’autonomie interne. Bourguiba apporte sa caution : “la France nous donne notre chance, nous nous efforcerons de ne pas la décevoir”. Salah Ben Youssef rejette les accords qu’il juge contraires au principe d’autonomie interne. Selon le secrétaire général, le peuple doit s’opposer aux conventions et demander une indépendance sans restrictions. Il défend la nécessité d’une lutte armée commune entre pays maghrébins.
13 mai 1955
La surveillance de la lutte armée est accrue comme en témoignent les rapports des renseignements. Le 13 mai, une note indique que des armes sont prises en charge au sud-est de Matmata et dirigées vers El Hamma et ensuite redistribuées lors de réunions clandestines tenues par des chefs de bandes fellagas.
21 mai 1955
Une note de renseignement du 21 mai indique que l’organisation syndicale étudiante Voix de l’étudiant zitounien et le Parti communiste tunisien envoient des pétitions au président du gouvernement français pour “récuser le Néo-Destour en qualité de représentant du peuple tunisien et rejeter les conventions”. Les Tunisien⋅nes musulman⋅es naturalisé⋅es français⋅es demandent une disposition dans les conventions d’autonomie interne “les réintégrant dans leur nationalité d’origine”.
25 mai 1955
Un rapport de renseignement indique qu’à l’occasion de l’aïd, Lamine Bey reçoit des télégrammes de vœux, l’un d’eux provient de Salah ben Youssef qui conseille au souverain de ne pas “être dupe d’une fraction de Tunisiens qui veut lui imposer des conventions peu conformes avec les vraies aspirations du peuple” et lui suggère de "refuser d’apposer son sceau sur un tel traité”. Le bey ne reçoit par contre aucun message de Bourguiba. Il fait part de son mécontentement “devant l’ampleur et le faste des cérémonies qui doivent marquer" l'arrivée de Bourguiba et s'élève "également contre l’accueil que lui feraient les Tunisiens qui désirent le saluer par des salves d’artillerie comme un véritable chef d’État.”

Fin mai, Bourguiba se montre impatient de rentrer, les autorités coloniales essaient de le convaincre de retarder son retour en raison des tensions dans la régence tunisienne. Celui-ci est finalement autorisé à rentrer à Tunis. Il invite Ben Youssef à rentrer avec lui, mais celui-ci refuse et décide de demeurer au Caire.
1er juin 1955
Bourguiba rentre en Tunisie et parade dans les rues de Tunis sous les acclamations. Il effectue ce retour deux jours avant le 3 juin, date à laquelle les conventions franco-tunisiennes sur l’autonomie interne sont officiellement signées à Paris par Edgar Faure et Tahar ben Ammar. Le projet d’une indépendance sans restrictions défendu par Salah Ben Youssef est enterré.

L’écriture de l’histoire

Dans les faits, la tonitruance du défilé de Bourguiba lors du 1 er juin 1955 laisse peu de place à toute remise en question des accords d’autonomie interne. Le choix même d’une date de retour située avant la signature officielle des accords le 3 juin est significatif. En rentrant directement après avoir “gagné” les négociations, Habib Bourguiba fait sienne cette journée. Aucun autre événement institutionnel ou officiel ne vient ainsi entacher l’héroïsme qu’il incarne. N’étant pas membre du gouvernement et étant incapable de signer des accords vu son statut limité de président du parti, il invente son propre sacre. Les journaux, en le qualifiant de “Combattant Suprême” [ al moujâhid al akbar] et de “Seigneur des hommes libres” [ sayyid al-ahrâr] contribuent ainsi à forger le mythe d’un sauveur ayant offert la liberté à toute une nation.

L’imagerie maîtrisée de son retour, l’attention aux détails qui le concernent laissent penser que Habib Bourguiba et les membres qui lui sont fidèles au sein du parti, ont conçu cet événement comme un moment de postérité. Lors de son discours suite à son arrivée au port de la Goulette, Bourguiba annonce qu’il s’agit d’un “jour mémorable”.  Le 1 er juin semble ainsi être un jour conçu et performé comme un souvenir en puissance. Paternaliste, le président du Néo-Destour  déclare ce jour-là devant la foule qu’il faut “déduire de ce jour mémorable une maxime et une leçon qui pourrait vous servir jusqu’à la fin de vos jours et jusqu’à l'éternité”.

Afin d’écrire cette histoire victorieuse et immuable, le Néo-Destour et à sa tête Bourguiba jouent des tours à la mémoire. 

D’abord, effacer les symboles concurrents du passé

En juillet 1937, le cheikh Thâlbi, fondateur du parti du Destour, rentre en Tunisie après des années d’exil. Il débarque à la Goulette en agitant un mouchoir bleu. Le meneur du parti dissident Néo-Destour l’attend en bas de la passerelle.

 “[L]e tableau l’impressionna tellement qu’il tint, le moment venu, à le reproduire à son tour. Non sans le perfectionner, c’est à cheval, en 1955, qu’il fendit majestueusement la foule, en cavalier accompli. Pour le “Combattant suprême”, il ne pouvait y avoir de place pour deux hommes providentiels à la fois. Bourguiba pensait que Thâlbi, se rendant à l’évidence, rejoindrait le Néo-Destour et accepterait son leader. Cela n’étant pas advenu, il fit capoter la réunion de conciliation prévue entre les délégations du “Vieux” et du “Néo”-Destour [...].”

- T. Belkhodja, Les trois décennies Bourguiba…, p. 12.

Ainsi, en étant le meneur du Néo-Destour par opposition au  Vieux Destour, en s’érigeant comme unique militant nationaliste, Bourguiba relègue Thâlbi aux oubliettes en reproduisant son retour et en l’amplifiant, le réduisant ainsi au néant.

La figure de Bourguiba à cheval n’a pas seulement érodé le souvenir du cheikh Thâlbi. Elle s’est  également attaquée à celui de la symbolique coloniale urbaine. En 1976, une statue équestre du président prend place au bout de l’ancienne avenue Jules Ferry rebaptisée après l’indépendance avenue Habib Bourguiba. Tout comme le nom de l’avenue, la statue remplace la statue de l’ancien administrateur colonial Ferry, déboulonnée après l’indépendance.

Œuvre originale réalisée par l'artiste Atef Maatallah  dans le cadre de la réalisation de cet article.

Ensuite, inventer de nouveaux symboles

L’imposante statue de bronze qui célèbre le 1 er juin correspond à une imagerie semi-fictive car Habib Bourguiba n’était pas seul à cheval mais protégé par son garde du corps Mahjoub Ben Ali. La statue semble ainsi immortaliser un moment qui n’a pas réellement existé. Mais par une action performative, elle transforme le mythe en réalité.

Son auteur, le sculpteur Hechmi Marzouk (né en 1940) a réalisé plusieurs commandes de statues de Bourguiba en lien avec le 1 er juin (qu’il s’agisse du retour ou de l’exil), dont deux statues équestres à Tunis et à Monastir*.

Ces deux statues représentent le moment où Bourguiba monte à cheval sur la route de Tunis, la première le représente avec un fez sur la tête et la deuxième avec le chapeau kairouanais. Après avoir été désigné en 1975 premier vainqueur du concours de création de la statue équestre de Tunis, Hechmi Marzouk se lance pendant six mois dans la réalisation de sa maquette initiale, non sans intervention d’une commission ministérielle exigeant de représenter un cheval pur sang arabe et de reproduire des photographies du 1 er juin. Le président Bourguiba désirait observer l’avancement des travaux d’après le souvenir du sculpteur contacté à ce propos : 

“Bourguiba me rendait souvent visite à l’atelier de l’Aouina, un hangar pour avions. Il adorait venir voir sa statue. Il me faisait des remarques sur la selle qui serait trop basse ou me demandait de ne pas oublier le fez sur sa tête. Il restait une demi-heure à chaque fois, on a fini par devenir amis. Il voulait que je représente son bonheur le 1 er juin, un “sentiment autre” comme il disait. Il voulait que la statue exprime toute l’émotion qu’il a ressentie ce jour-là. Finalement, il était très content du résultat”, raconte le sculpteur.

Hechmi Marzouk se remémore également la pression qu’il ressentait face à la complexité de la tâche : représenter, pour l’histoire, un moment historique. Il n’a d’ailleurs pas hésité à casser et à remodeler toute une partie de la structure au bout de quelques mois de travail afin de rendre, selon ses dires, le cheval “plus fier”. “J’ai fait ressortir le buste, il fallait montrer que c’était un pur sang, à la tête haute, fier de porter le président, avec toute la noblesse qui lui est due", se souvient-il. Cette grandeur chevaleresque, le sculpteur a tenu à l’exprimer à travers la jambe avant du destrier qui est levée, représentant, d’après lui, la dimension politique et non guerrière de la statue, ce qu’auraient signifié les quatre jambes fixées sur le sol.

Œuvre originale réalisée par l'artiste Atef Maatallah dans le cadre de la réalisation de cet article.

Enfin, faire corps avec la nation

Lors du cortège du 1 er juin, la présence de délégations représentant différentes régions de Tunisie participe à l’idée de cohésion nationale autour d’un seul homme et nourrit ensuite la rhétorique du héros providentiel. La convergence des différentes régions se fait, lors de la cérémonie du retour de Bourguiba, à travers la représentation de leurs “folklores” respectifs, comme la cavalerie Jlass ou la musique des îles Kerkennah. En plus de la dimension géographique, l’aspect politique est intégré dans cette représentation de l’union. En effet, plusieurs corps sont présents : des scouts aux professeurs de la Zitouna, en passant par la famille beylicale et les fellagas. L’événement rassemble également les représentants des communautés religieuses du pays. 

Durant l’exécution du spectacle du retour, tout est fait pour montrer que la nation toute entière vient pour Bourguiba et que lui-même fusionne avec elle en venant à sa rencontre. Bourguiba incorpore les éléments nationaux : portant un fez, symbole d’appartenance à l’élite, le troquant ensuite contre le chapeau des Jlass, symbole de chefferie, chevauchant un pur sang arabe, enroulant un foulard scout autour du cou, le corps du futur président tunisien “ingère” et construit l’identité nationale par le même mouvement.

Toutes les composantes symboliques et matérielles de la construction nationale sont là* : le futur hymne national, le drapeau, le territoire délimité et représenté par les délégations régionales, le folklore, l’image d’un peuple uni... Il ne manque plus qu’un événement fondateur pour le récit national. Ce sera le retour du héros.

Ce retour au pays acte ainsi une double représentation de la nation, à travers la construction du peuple et de son “zaïm”, simultanément. Porté par des combattants de la libération nationale à son arrivée, visible au milieu de tous les drapeaux tunisiens qui flottent, Bourguiba incarne, dans le cadre de la mise en scène, l’union nationale. C’est la nation faite corps.

En incorporant la diversité des symboles nationaux et en donnant corps à la nation ce jour-là, il se pose comme la figure légitime de l’indépendance. Au lendemain de celle-ci, la date du 1 er juin devient jour férié [jusqu’à l’avènement de Ben Ali qui le supprime] et est considérée comme une fête nationale, la “Fête de la Victoire”. Le récit national tunisien se confond ainsi avec le récit de la propre vie de Bourguiba.

Cependant, même si la cohésion était loin d’être totale autour des accords d’autonomie interne, la dissonance n’est pas possible. Les voix discordantes ayant aspiré à une indépendance plus radicale se voient ainsi phagocytées par un projet national à l’appétit dévorant. 

Le Dessous des dates est une série d’articles qui s’intéresse à des dates clés de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Elle reconstitue le récit d’une mémoire individuelle ou collective au prisme d’un contexte ou d’un événement marquant à l’échelle nationale.