Au quotidien, le métier de policier est loin de l’image que Tahar s’en faisait. "Beaucoup de personnes rêvent de ce métier depuis qu’ils sont petits", assure-t-il. Mais à présent, avec des conditions de travail qu'il juge difficiles et des problèmes d'argent, le jeune homme de 28 ans ne se fait plus d'illusions.
Tahar a pris sa décision presque 10 ans auparavant, après la révolution. En janvier 2011, le soulèvement populaire entraîne la fuite de Ben Ali et met fin à 23 années de dictature. Alors âgé de 19 ans, le jeune homme poursuit des études dans un tout autre domaine. Mais dans ce contexte politique en pleine mutation, il se décide à déposer sa candidature pour intégrer les rangs de la police... parce qu'il y a eu "des changements et des droits", justifie-t-il. Il pense aussi qu’en devenant policier, il pourra assurer son indépendance financière.
Le jeune étudiant passe donc différents tests oraux, écrits et physiques et réussit ses épreuves. Il interrompt alors ses études, suit une formation pendant six mois et, en 2014, devient agent de sûreté. “A cette époque, la rémunération était de 600 dinars par mois, puis l’État a augmenté les salaires du secteur public”, dit-il. En six ans, son salaire a presque doublé.
Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :
Actuellement, son travail se résume à "faire des patrouilles". "À chaque fois, on sort dans des endroits différents de Tunis”, décrit-il. Il travaille entre sept et huit heures par jour environ, soit le matin de 7h à 14h, soit l’après-midi de 14h à 22h, ou encore la nuit de 22h à 6h du matin. “Il m’arrive de travailler 10 voire 15 jours à la file”, déplore-t-il, car les jours de repos sont rares. “L’effectif est insuffisant, je m’épuise beaucoup et c’est ce qui est le plus dur psychologiquement”.
Tous les trois mois, une prime de 50, 100 ou 150 dinars est versée aux fonctionnaires de police. Ils et elles sont noté·es de deux manières différentes. La première note prend en compte l’assiduité, les retards ainsi que les “congés maladie”. Elle est calculée automatiquement. La seconde est déterminée par la hiérarchie et sanctionne le non-respect du règlement tel que le fait de ne pas se raser la barbe ou de se présenter à son poste avec un uniforme sale. La prime de Tahar varie entre 50 et 100 dinars, “mais le plus souvent c’est 50 dinars”, se plaint-il.
Tahar habite avec ses parents, son frère et sa sœur dans une maison à Tunis. Ses parents sont propriétaires et n’ont pas de loyer à payer. Chaque mois, il donne 100 dinars à sa mère pour participer aux dépenses du foyer. Le fait d’habiter avec sa famille le décharge de nombreuses responsabilités. Sa mère et sa sœur s’occupent des courses, du linge et de la préparation des repas.
Le jeune homme dépense près de 12 dinars de taxi par jour pour se rendre directement à son poste de travail. Il a conscience qu’il pourrait réduire cette dépense s'il parvient à se réveiller suffisamment tôt. Il pourrait alors prendre les transports en commun dont les policiers bénéficient gratuitement. Théoriquement, il devrait se rendre à un point de rendez-vous convenu à l’avance avec ses collègues, et enfin rejoindre son poste à bord du véhicule de police. Mais cela lui prendrait plus de temps.
Quand il travaille, Tahar prend ses repas à l’extérieur. Entre les sandwichs et les restaurants, cela lui revient à 150 dinars par mois. Pendant son temps libre, il sort au moins une fois par semaine avec ses amis et son cousin. Il dépense environ 50 dinars à chaque sortie. Ses "addictions", entre le tabac et l’alcool, lui coûtent environ 300 dinars par mois.
En trois ans, le jeune policier a déjà contracté deux prêts. “En 2018, j'ai pris un prêt de 12.000 dinars, il me reste 3500 dinars à rembourser”. Il utilise en partie ce crédit pour équiper la maison familiale, notamment en produits électroménagers.
Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :
*Le montant mensuel de la prime est approximatif, il a été calculé à partir des montants trimestriels.
Zone grise
En août 2020, il contracte un autre prêt, d'un montant de 8000 dinars. À la veille de ses congés d’été, l’envie de se détendre loin de la ville se fait ressentir, mais Tahar est à court d'argent et se tourne alors vers sa banque. “Bien sûr qu'elle a accepté ma demande”, lâche-t-il. Selon lui, le fait de travailler dans le secteur public facilite l’obtention de crédits. Le jeune policier peut également disposer de 1500 dinars de découvert autorisé. ”Ça m'aide beaucoup”, admet-il, avec un sourire gêné.
Enfin, pour soulager ses dépenses, il peut compter sur l’épicier et le primeur du coin où il peut effectuer ses achats à crédit lorsqu’il n’a pas d’argent pour payer son paquet de cigarettes ou quelques courses à l'occasion. “Chaque mois, ou chaque mois et demi, je les paie entre 50 et 100 dinars”, précise-t-il.
À l'opposé, ses activités sportives ne lui coûtent presque rien. Cinq ans auparavant, il a acheté un vélo à 400 dinars et l'utilise presque tous les jours pour s’aérer l’esprit. Il pratique aussi la course à pied.
"À la fin du mois, je me retrouve sans rien !"
Quand le sujet de la corruption des policiers qui cherchent à arrondir leurs fins de mois est abordé, Tahar s'en défend. “Impossible, c’est contre mes valeurs”, jure-t-il. Pour lui, la corruption c’est “du vol”. “Même si je n’ai pas d’argent, je ne vole pas”, insiste-t-il.
Qu’en est-il de ses collègues ? Difficile pour le jeune homme de répondre, après quelques secondes d’hésitation et de réflexion, il finit par lâcher : “dans chaque travail il y a des secrets et la corruption, c’est 10 ans de prison”.
Le jeune policier assure que celles et ceux qui prennent de l’argent ne le font pas devant des policier·es non corrompu·es. Une sorte d’omerta règnerait dans les rangs.
Tahar dit souffrir de cette image du policier qui gagne beaucoup d’argent grâce à ces pots de vin. “Même ceux qui acceptent ne vivent pas forcément dans des quartiers chics”. Puis il tente de justifier les agissements de certain·es de ses collègues en ajoutant que “ceux qui prennent sont ceux qui ont des mères, des enfants malades et toute une famille à nourrir…” et qu’ils seraient “une minorité”.
Futur
Malgré ses dettes auprès de la banque, Tahar n’exclut pas de contracter un autre crédit. “Là, je n'ai pas de voiture, il faut que j'en achète une”, dit-il. “Si je prends un autre prêt pour acheter une voiture, je réduirais mes dépenses liées aux transports”.
Pour le moment, il s'agit de son principal projet d'avenir et l'idée de se marier ou de fonder une famille n'est pas à l'ordre du jour. "J'ai encore le temps", confie-t-il, après un éclat de rire. Tahar aimerait enfin limiter d'autres coûts , comme le tabac et l'alcool, autant d' "addictions" qui pèsent lourd sur son budget.