En tout, Hayet estime qu’ils et elles sont 3000 cette année à être dans la même situation qu’elle, à travailler sans contrat. Pour autant, ces professeur·es dépendent du ministère de l’Éducation. Ils et elles sont embauché·es sous un contrat de sous-traitance, ne leur permettant pas de bénéficier de couverture sociale. “Je n’ai pas de CNRPS, je n’ai rien”, déplore l’enseignante.
Hayet a toujours exercé sans avoir de statut. En 2006, elle commence à enseigner comme professeure suppléante pour un salaire de 120 dinars par mois travaillé. Deux ans plus tard, le salaire des enseignant·es remplaçant·es a été augmenté. “400 dinars maximum”. “Tu n’es pas payé pour les vacances. Tu n’es payé que pour les heures enseignées”, détaille l’enseignante. En moyenne sur une année scolaire, elle touche 230 dinars par mois.
L’enseignante a commencé à exercer avant même d’obtenir sa maîtrise en 2010. Pendant les quatres années précédentes, elle réussit à donner des cours grâce à son diplôme universitaire d’études littéraires (DUEL). Ce certificat permet aux enseignant·es de langues de travailler en tant que suppléant·es en parallèle de la validation de leurs études.
Quelques années plus tard, en octobre 2013, un accord portant sur la méthode de recrutement des professeur·es remplaçant·es est signé. Les suppléant·es sont désormais inscrit·es dans une base de données qui les trie suivant les matières et les rectorats, et les classe en fonction de leur expérience en nombre de mois exercés.
Suivant leur rang dans le classement, les professeur·es obtiennent des postes sur une durée plus ou moins longue – une année scolaire au maximum – dans des établissements rattachés à leur rectorat. Chaque académie a sa propre manière de rémunérer les professeur·es. Ils et elles peuvent être payé·es par trimestre, semestre ou année scolaire.
“Dans le Grand Tunis, c’est par semestre. À Sousse, Gafsa et Gabès, ils n’ont pas leur salaire avant les vacances d’été. Et parfois ils doivent attendre deux ans !"
3000 enseignant·es suppléant·es seraient en exercice dans le secondaire, et plus de 15.000 en primaire, estime le représentant national du syndicat de l’enseignement secondaire Lassaad Yacoubi. Et ce ne serait pas les seul·es, d’autres attendent leurs inscriptions sur la base de données du ministère. Ils et elles ne peuvent pas enseigner sans être sur cette liste, et sont intégré·es par tranche de 10% chaque année.
Manifestation des enseignant·es le 19 décembre 2018 à Tunis. “Non aux conditions du Fonds monétaires international”. Crédit : MK
Des conditions précaires
Tout comme les professeur·es titulaires, les suppléant·es doivent donner entre 9h et 18h de cours par semaine, mais tous les “contrats” ne sont pas conformes. “Par exemple une année j’ai fait 21h” par semaine, raconte-t-elle, sans pour autant avoir vu son revenu augmenter. À côté de cela, ils et elles doivent préparer les programmes, les exercices, et corriger les devoirs.
“Normalement l’enseignant suppléant travaille à un poste pour une période déterminée, à cause d’un congé maladie ou maternité de l’enseignant officiel. Mais nous, on travaille à des postes qui sont déjà vides”, explique Hayet, désabusée.
L’enseignante pense que ces postes vacants devrait être confiés aux professeur·es classé·es en haut de cette base de données, mais en tant qu’enseignant·e titulaire.
Autre différence entre titulaires et suppléant·es, les enseignant·es sous contrat bénéficient de certaines primes, qu’elles soient pour les transports ou lors des rentrées scolaires. “Mais nous on n’a rien”, s’agace Hayet, “nous ne sommes pas considérés commes des professeurs”.
L’alternative du privé
Certain·es professeur·es exerçant dans le public sont parfois “à cheval” sur plusieurs établissements. Cela signifie qu’ils ou elles peuvent enseigner dans deux établissements en même temps. Cette situation est tolérée par le ministère de l’Éducation lorsque l’établissement initial du ou de la professeur·e n’a pas assez d’heures à proposer à l’enseignante pour remplir son contrat.
Hayet cumule plusieurs emplois mais ne rentre pas dans ce cas de figure. “Tout le monde le fait, que ce soit les suppléants ou ceux du ministère”, justifie-t-elle. Depuis 2010, en plus de travailler dans un lycée public, elle effectue 14h de cours hebdomadaires réparties dans trois établissements privés, illégalement. Elle se sert de cet argent pour pouvoir se rendre dans les établissements publics en transports en commun.
Contrairement au public, où les salaires sont régis par le ministère, les établissements privés possèdent chacun une grille de revenus différente, selon le niveau d’enseignement et le type de matière. L’heure de cours dans les plus petites classes est payée quatre dinars alors que les dernières années du lycée peuvent atteindre les quinze dinars. Pour la professeure d’espagnol, qui enseigne une matière optionnelle, chaque heure lui rapporte dix dinars “parce que j’enseigne pour le bac”. Dans les établissements publics, le prix reste fixe : chaque heure est rémunérée cinq dinars.
Pour pouvoir travailler dans des établissements privés, la jeune femme a débuté avec un Stage d’initiation à la vie professionnelle (SIVP). Ce contrat évite notamment à l’employeur ou l’employeuse de payer les charges patronales liées à la sécurité sociale de ses travailleurs et travailleuses. Ainsi, la CNRPS et une partie du salaire sont prises en charge par l’État. “Mais maintenant je travaille avec eux sans contrat, comme pour les chantiers. T’as des heures à travailler, si tu le fais, t’es payé, sinon t’as rien”, commente-t-elle.
Malgré une rémunération plus élevée dans le privé, l’enseignante n’envisage pas d’abandonner le public. Si jamais elle prenait cette décision, elle perdrait définitivement sa place dans la base de données du ministère, et ne pourrait plus y enseigner. Par ailleurs, le salaire plus élevé du privé cache les mêmes difficultés pour les enseignant·es remplaçant·es du public.
Au lieu d’avoir un salaire fixe chaque mois, Hayet n’est payée que pour ses heures effectuées. Par exemple, si elle dispense normalement un cours le jeudi et que le mois comprend des jeudis fériés, les heures non-travaillées seront déduites de son salaire. “Et les heures de rattrapage ne sont pas comptées pour que tu termines le programme”, ajoute-t-elle.
Les conditions d’exercice ne sont pas idéales non plus et impactent les enseigant·es autant que les élèves. Pour la professeure, les établissements privés ne mettent pas assez l’accent sur la réussite de leurs élèves. L’année précédente, dans l’un des trois lycées privés où elle enseignait, elle s’est rendue à l’administration pour les prévenir que l’épreuve de bac blanc d’espagnol était prête et qu’elle attendait qu’on lui attribue un créneau horaire pour la faire passer à ses élèves.
L’administration lui aurait fait comprendre que les matières optionnelles n'étaient pas prioritaires. “Et ils n’ont pas passé le baccalauréat blanc”, raconte Hayet, “parce qu’il aurait fallu appeler un professeur (pour surveiller l’épreuve) et que ça leur aurait coûté de l’argent”.
“Les lycées privés sont des entreprises commerciales, pas des établissements d’enseignement”
“École populaire, enseignement démocratique, culture nationale”. Crédit : MK
Une année de manifestations
Avec les revendications et les mouvements de grève, l’année 2017-2018 a été riche en rebondissements. “Pendant la rentrée scolaire, on avait décidé de faire grève et d’annuler les cours”, se souvient Hayet. À ce moment-là, les enseignant·es apprennent la mise en place d’une circulaire émise par le ministère de l’Éducation qui concerne les critères établissant la base de données des professeur·es, malgré leur mouvement de grève. “On ne savait pas pour ce document mais ça a fuité”, commente-t-elle.
Cette circulaire controversée stipule que seul·es les enseignant·es inscrit·es entre la rentrée scolaire 2008 et la fin d’année 2013 en font partie. Si jamais il reste des postes vacants par manque de professeur·es dans certaines matières, ils pourront être comblés par des personnes extérieures à la base de données.
Quelques semaines plus tard le ministère de l'Éducation en rajoute une couche, une nouvelle circulaire fait son apparition, remplaçant la précédente. Il n’est plus question de prendre des enseignant·es extérieur·es à la base de données pour les postes vacants, la solution trouvée par le ministère est de prendre des professeur·es vacataires des rectorats voisins. “Tu es un suppléant, ils t’appellent pour travailler ailleurs et il faut payer la location, le transport...Tout ça avec 200 dinars par mois”, ajoute Hayet.
La jeune femme se souvient quand elle travaillait dans le gouvernorat de Tebourba. “C’est à une heure de route. Quand j’avais cours à 8h, je partais de la maison à 6h en bus”, raconte Hayet, “et quand tu termines le travail à 18h30, tu n’arrives à la maison qu’à 20h”.
L’enseignante rentrait chez elle épuisée par sa journée de travail. Près d’une vingtaine de suppléant·es étaient dans la même situation que Hayet dans l’établissement. “C’est les deux tiers des professeurs !”, assure-t-elle.
Selon elle, cette circulaire représente une menace pour le corps enseignant, car en plus de ces mesures contraignantes, “elle insiste sur le fait que si les suppléants ne viennent pas travailler, ils vont être retirés de la base de données”.
Lors de la rentrée scolaire 2016, le ministère a recruté 800 enseignant·es suppléant·es, un nombre très en deçà des besoins réels, déplore la professeure qui indique que chaque année, le nombre de postes vacants ne cesse d’augmenter. Pour l’année 2017-2018, “il y avait 4000 postes vacants qui nécessitaient quelqu’un à plein temps, mais il n’y a eu que 400 recrutements”, estime-t-elle, affirmant que la rentrée 2018 n’était pas mieux lotie.
1200 recrutements de professeur·es vacataires devraient être faits lors de l’année scolaire 2018-2019. “C’est une goutte d’eau dans la mer”, rétorque l’enseignante.
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Pour combler ce manque de professeur·es, les établissements sont contraints d’augmenter les effectifs des classes, afin que le maximum d’élèves puisse avoir la totalité de ses cours assurés. Hayet, qui est professeure d’une matière optionnelle, en subit les conséquences directement. “Pour apprendre une nouvelle langue, il faut 15 personnes maximum dans la classe”, explique l’enseignante, “mais en réalité il y a 36 ou 37 élèves par cours !”
La surcharge des classes impacte directement les résultats des élèves, qui doivent faire face à plus de difficultés pour acquérir de nouvelles connaissances. Pour l’enseignante, le ministère mettrait les mauvais résultats directement sur le compte des professeur·es suppléant·es, affirmant qu’ils seraient dûs à leur manque de compétence.
Plusieurs moments de dialogues ont pourtant eu lieu entre des représentant·es des professeur·es suppléant·es et des responsables du ministère de l’Éducation qui auraient nié toute responsabilité. “Tant pis pour vous”, aurait lancé l’un d’entre eux aux professeur·es.
“Tant pis pour nous ? Et en même temps vous avez besoin de nous, mais il n’y a pas de recrutement, il n’y a pas de CDI”, s’énerve l’enseignante, “on reste toute notre vie des esclaves du ministère”. Pour les suppléant·es, la priorité est qu’il y ait à nouveau des recrutements en tant que professeur·es titulaires.
“L’armée de la craie ne plie pas”. Crédit : MK
Des alternatives hors-la-loi
Hayet est classée parmi les premier·es sur la base de données en tant que professeure d’espagnol dans son rectorat. Après avoir passé plus de 10 ans à enseigner en tant que suppléante, elle souhaiterait voir son poste se titulariser. Mais la situation n’évoluant pas, certain·es professeur·es se tournent vers d’autres emplois, pas toujours déclarés. Les cours particuliers en font partie, afin d’avoir de meilleures rentrées d’argent.
Seul·es ou par petits groupes, il n’est pas rare de voir des élèves payer pour des cours particuliers avec leurs professeur·es. “Tout le monde le fait, que ce soit les enseignants suppléants ou ceux du ministère”, dit-elle, “C’est interdit, d’ailleurs il y a des personnes qui dénoncent ceux qui continuent”.
Hayet se souvient aussi d’un ancien collègue à elle. L’homme a passé plusieurs années sur liste d’attente, sans que son classement ne lui permette d’enseigner. Devant subvenir aux besoins de sa famille, il s’était alors tourné vers un autre métier, n’ayant pas de lien avec l’enseignement. “Si le professeur est appelé pour faire un remplacement et qu’il refuse, il perd tous ses droits”, précise-t-elle.
Hayet aussi a eu recours à cette solution jusqu’en 2014. “Avant je faisais de la couture, de la peinture sur un chantier”, se souvient-elle. Cet argent lui servait alors à couvrir ses frais de transports pour aller enseigner.
Exténuée par ce rythme de travail, elle a décidé de se contenter de faire des heures supplémentaires dans des établissements privés. Son mari l’aide également dans son quotidien, “il prend en charge toutes les dépenses, celles de nos deux filles et les miennes”, explique-t-elle. Fatigué, il lui arrive de dire à son épouse “je te prends en charge toi, pas le ministère”.
Certain·es des collègues de Hayet sont dans une situation encore plus précaire, contraint·es à frauder dans les transports pour se rendre sur leur lieu de travail. S’ils ou elles sont envoyé·es dans un autre rectorat, peu d’entres elles et eux peuvent se permettre de déménager et effectuent de longs trajets chaque jour.
Et les conséquences de cette précarité d’emploi ne s’arrêtent pas là. Les enseignant·es doivent faire face à beaucoup de stress, ne pouvant jamais se projeter à long terme.
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TRAFIC DE PLACES DANS LA BASE DE DONNÉES
Les problèmes ne s’arrêtent pas là. La base de données des professeur·es est elle-même source de conflits d’intérêts et de soupçons de corruption, car du classement établi par le ministère dépend la vie professionnelle des suppléant·es.
Plus un·e professeur·e a de l’expérience dans l’enseignement de sa matière, plus il ou elle a de chances d’avoir des remplacements longs. Mais les abus sont fréquents pour obtenir un poste. “Dans certains rectorats, l’enseignant a des contrats suivant ses contacts. C’est du favoritisme !”, s’exclame Hayet, “Le trafic est interne à la base de donnée. La corruption se situe au niveau des places”.
“Il y a des rectorats qui divisent même les postes vacants entre différents enseignants ! Les élèves voient un nouveau professeur chaque mois”.
Tout le problème des enseignant·es suppléant·es réside dans le fait qu’ils et elles ne peuvent pas voir la liste des postes vacants, mais uniquement leur classement personnel. Il leur est donc difficile de se rendre compte d’éventuels abus au sein de la base de données.
D’autres enseignant·es qui n’ont pas assez d’expérience professionnelle, n’hésitent pas à payer, s’ils ou elles en ont les moyens, afin d’augmenter leur rang. Ce n’est pas le cas de Hayet. “Chaque année j’arrache mes droits”, explique fièrement l’enseignante.
Elle se souvient pourtant qu’il y a deux ans, le ministère de l’Éducation a attribué un poste vacant à l’un de ses anciens élèves. Elle, n’a eu qu’un poste de remplacement, alors qu’elle a l’un des meilleurs classements sur la base de données. Pour l’enseignante, il n’y a pas de doute, soit son élève connaissait quelqu’un au ministère, soit il a payé pour gagner des places.
Beaucoup d’enseignant·es, syndicalistes ou non, protestent contre les conditions déplorables dans lesquelles ils et elles sont contraint·es d’exercer. Mais ces mouvements ne sont pas sans risques pour les enseignant·es. Certains d’entre elles et eux ont peur d’être rayé·es de la base de données à cause de leur participation aux grèves et autres manifestations.
Leur grand nombre par rapport au peu de postes disponibles et les conditions de travail mettent les enseignant·es suppléant·es en situation de faiblesse et l’esprit de solidarité est mis à mal. Ils et elles sont conscient·es que si les cours ne sont pas assurés, d’autres personnes n’hésiteront pas à prendre leur place.