Recrutement des diplômé·es chômeur·ses : des années de blocage politique

Le mardi 29 juillet, des diplômé·es universitaires en situation de chômage prolongé manifestent dans plusieurs régions du pays pour dénoncer la “politique de tergiversation” menée par les autorités. Une mobilisation nourrie par une forte déception : beaucoup espéraient qu’un décret présidentiel finirait par leur rendre justice à l’occasion du 25 juillet.Mais depuis des années, les promesses se répètent, les désillusions aussi, et les vies des demandeur·ses d’emploi restent en suspens.
Par | 15 Août 2025
10 minutes
Disponible en arabe
Le 29 juillet 2025, sous une chaleur de plomb, Wassim Jdey, secrétaire général du bureau régional de l’Union des diplômé·es chômeur·ses de Sidi Bouzid, prend la parole face à une foule de manifestant·es. Il décrit la précarité vécue par des milliers de titulaires de diplômes supérieurs, privé·es depuis des années de leur droit au travail.

"Mon message s’adresse au locataire de Carthage, Monsieur le Président : assez de tergiversations, assez de faux-semblants, assez de mépris. Nous sommes las de ces promesses creuses. Le chômage et la marginalisation ne sont pas une fatalité, mais le fruit d’une politique délibérée menée au détriment des aspirations de la jeunesse."

Les manifestant·es, diplômé·es chômeur·ses de longue durée (demandeur·ses d’emploi depuis plus de 10 ans selon la définition), venu·es des quatre coins du gouvernorat de Sidi Bouzid, réclament un "recrutement direct, sans condition". Les slogans qu’ils et elles scandent – "Ô chômeur, révolte-toi, c’est ton droit dans la Constitution", "L’emploi est un droit, bande de voleurs", "Travail, liberté, dignité nationale" – résonnent comme un écho aux cris scandés dans les rues pendant la révolution de 2011 et les années qui ont suivi.

Manifestation organisée par des diplômé·es chômeur·ses à Sidi Bouzid, le 29 juillet 2025. Photographié par Wassim Jdey.

Ce mouvement de protestation n'était pas le seul ; il coïncidait avec des manifestations similaires dans plusieurs gouvernorats, comme à Gafsa et Kasserine le même jour, ainsi que devant le palais présidentiel à Carthage la veille.

Loin d’être inédites, ces mobilisations se répètent depuis des années, reflétant la déception collective des principaux·ales concerné·es et le manque de perspectives. Sur les réseaux sociaux, une vague de publications exprime une même exaspération. Les diplômé·es au chômage y dénoncent ce qu’ils appellent une “politique de tergiversation” systématique du pouvoir face à la détresse de milliers de diplômé·es. Leur nombre exact reste inconnu : les statistiques officielles ne classent pas les chômeur·ses selon la durée de leur chômage.

Une nouvelle désillusion qui s’ajoute à "des années d’indignation"

"Nous avons attendu longtemps, et nous avons placé tous nos espoirs dans le 25 juillet dernier. Mais la journée est passée et aucune décision n’a été prise. À chaque fois, on nous exclut, comme si nos années de chômage ne comptaient pour rien", déclare Zouhour Friji, membre du bureau régional de Sidi Bouzid, à inkyfada.

La tension est montée ces dernières semaines parmi les diplômé·es au chômage, après ce qu’ils et elles considèrent comme une nouvelle désillusion. Beaucoup espéraient qu’à l’occasion de la Fête de la République, un communiqué présidentiel annonce la régularisation de leur situation et l’ouverture des recrutements pour celles et ceux en chômage de longue durée. 

Leur optimisme avait été renforcé par l’adoption, le 18 juillet, de la version finale du projet de loi 23-2023 par la commission de planification parlementaire, et sa transmission au bureau de l’Assemblée avec une demande d’examen en urgence. Mais ce jour-là, le silence présidentiel, inhabituel, a résonné comme un coup de tonnerre.

Derrière les discours – ou leur absence –, des milliers de diplômé·es vivent une réalité humiliante, privés de leurs droits les plus élémentaires. Islem, 39 ans, titulaire d’une licence en langue et civilisation anglaises, endure les affres du chômage depuis près de 13 ans. Elle confie à inkyfada ses échecs répétés pour décrocher un emploi décent et l’impact psychologique que cela engendre.

[Pour écouter le témoignage, cliquez sur le bouton de lecture dans le coin inférieur gauche et activez les sous-titres en cliquant sur l'icône dans le coin inférieur droit.]

Les témoignages recueillis par inkyfada confirment que la réalité du chômage chronique chez cette catégorie de diplômé·es universitaires ne les a pas empêchés·ées de tenter de trouver des solutions individuelles. Senda* raconte ses expériences avec des concours publics qu’elle estime marqués par “la corruption et le favoritisme”, ainsi que ses tentatives de se reconvertir dans la couture, la pâtisserie et d’autres activités sans lien avec sa formation académique — toutes soldées par des échecs.

[Pour écouter le témoignage, cliquez sur le bouton de lecture dans le coin inférieur gauche et activez les sous-titres en cliquant sur l'icône dans le coin inférieur droit.]

"Des promesses mensongères"

Pour Zouhour Friji, l’attitude du président sur ce dossier est entachée d’une expérience "amère". Elle fait référence à la loi n°38 de 2020, qui prévoyait des mesures exceptionnelles pour recruter dans le secteur public les diplômé·es chômeur·ses depuis plus de 10 ans, et que le président a annulée en la qualifiant de "loi faite pour la télévision".

"Nous en avons assez d’entendre des promesses mensongères : 'le dossier est sur la table', 'dernières retouches', 'approche nationale'…", lâche-t-elle.

Le 29 juillet 2020, le Parlement tunisien, depuis dissous, a adopté à la majorité de 159 député·es un article additionnel dans le projet de loi de finances pour l’année 2021, prévoyant l’allocation de crédits financiers pour le recrutement de 10 000 chômeur·ses diplômé·es dont la période de chômage dépasse dix ans.

Cette mesure s’inscrit dans le cadre de la loi n° 38 de 2020, qui établit des dispositions exceptionnelles pour le recrutement dans le secteur public au profit de cette catégorie de chômeurs et chômeuses. Cette loi représentait alors une initiative législative réunissant plusieurs groupes parlementaires au sein du conseil dissous, parmi lesquels le Courant démocratique, le Mouvement du peuple et le Mouvement Ennahdha.

Le 16 août 2020, le président de la République, Kaïs Saïed, a promulgué le texte, qui a été publié dans le Journal officiel et est entré en vigueur en tant que loi de l’État. Cependant, sa mise en œuvre était conditionnée par la promulgation de décrets, qui n'ont pas eu lieu, et elle est restée lettre morte.

Mais le véritable tournant dans le dossier survient à la suite des événements du 25 juillet 2021, lorsque le président de la République a rencontré un groupe de diplômé·es chômeur·ses de longue durée au palais présidentiel, le 19 novembre 2021. Saïed a affirmé à ses visiteur·es que “la loi n° 38-2020 a été conçue comme un outil de gouvernance, pour contenir la colère et vendre des rêves, et non pour une mise en œuvre effective”. Il s’est engagé à  “recruter les diplômé·es de l’enseignement supérieur au chômage de longue durée dans des entreprises privées qui seront créées avec les fonds détournés récupérés par l’État”.

Zouhour Friji déclare : “En 2018 et 2019, c'est lui qui nous a suggéré de manifester et de faire pression sur la Chambre des représentants pour qu'elle promulgue la loi. Il nous a promis de jouer un rôle positif dans sa mise en œuvre.” 

“Mais une fois au pouvoir, surtout après le 25 juillet, il en a décidé autrement. Celui qui a signé et publié la loi au Journal officiel est devenu celui qui l’a enterrée.”

Rapidement, des déclarations se sont succédé de la part de l’ancienne cheffe du gouvernement, Najla Bouden, et de l’ancien ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, Nasreddine Nsibi, qui ont rappelé la décision du président d’annuler la mise en œuvre de la loi. La justification avancée était “l’incapacité de la fonction publique à absorber davantage de recrutements”, alors que Bouden, dès sa prise de fonction, avait affirmé que l’application de cette loi serait une priorité pour son gouvernement, et que l’intégration des concerné·es était prévue dans le budget complémentaire de 2021.

Sur les réseaux sociaux comme dans la rue, ce recul présidentiel a déclenché une vague de colère, et des mouvements de protestation ont éclaté dans plusieurs régions, où les manifestant·es ont exprimé leur “refus de renoncer à leur droit, même si cela leur coûtait la vie”.

Malgré la succession des protestations, le dossier est resté en sommeil pendant deux ans, jusqu’à ce que le groupe parlementaire Le Peuple Vaincra présente en juillet 2023 la proposition de loi n° 23-2023 visant à instaurer des dispositions exceptionnelles permettant aux diplômé·es de l’enseignement supérieur, au chômage de longue durée et âgé·es de plus de quarante ans, d’être recruté·es directement dans le secteur et la fonction publique.

Wassim Jdey, de l’Union des diplômés au chômage, déclare : “Mon message à l’assemblée législative : aujourd’hui, vous avez l’opportunité de sauver ce qui peut l’être, il y a une initiative sur votre table, dépêchez-vous de l’examiner.”

Projet de loi 23-2023 : un nouvel espoir ?

Les similitudes entre la loi 38 enterrée et la nouvelle proposition 23 ne sont pas cachées, malgré l’affirmation du député parlementaire Nouri Jridi, lors d’une intervention sur Mosaïque FM, selon laquelle cette dernière “n’est pas la fille de la loi 38, et si tel était le cas, alors c’est une enfant ingrate”, selon ses propres termes.

La différence notable ici réside dans la durée qu’a pris l’examen de la nouvelle proposition, qui a dépassé deux ans, depuis sa transmission à la commission de la planification stratégique au Parlement en 2023 jusqu’à l’adoption de sa version finale fin juillet dernier, avant d’être envoyée au bureau de l’assemblée pour fixer une séance plénière.

Dans un communiqué publié le 22 juillet 2025, le groupe parlementaire Le Peuple Vaincra (initiateur de la proposition) rappelle que “l’examen de cette proposition a été systématiquement et délibérément entravé […]. La fonction exécutive a refusé à plusieurs reprises de participer aux auditions au sein de la commission de la planification”.

En effet, inkyfada a constaté qu’en huit séances de cette commission dédiées à l’examen du texte, principalement ces derniers mois, aucun·e représentant·e du ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle — principal acteur exécutif concerné par ce dossier — n’y a assisté.

Interrogé sur les raisons, Mohamed Dhaw, chef du groupe Le Peuple Vaincra, explique que “leur absence s’explique par le fait qu’ils travaillent de leur côté sur d’autres initiatives concernant les diplômés au chômage de longue durée”. Cependant, selon lui, cela n’empêche pas que “le pouvoir législatif travaille en harmonie avec la fonction exécutive”.

La commission a enfin adopté son rapport final le 22 juillet, le transmettant au bureau du Parlement pour fixer la date d’une séance plénière en vue de l’adoption de la proposition, avec une demande d’examen en urgence. Dans le même temps, le communiqué du groupe parlementaire a souligné la nécessité que “la séance plénière ait lieu avant le début des vacances parlementaires, ou qu’une session extraordinaire soit convoquée pendant ces vacances à la demande du président de la République ou des deux tiers des membres”.

Cependant, “cette demande n’a pas été satisfaite, sous prétexte de la nécessité d’organiser une journée académique en présence de la présidence du gouvernement, du ministère de l’Emploi et de la fonction publique”, ajoute le communiqué.

Dans un entretien avec inkyfada, Mohamed Dhaw nuance en expliquant que “le manque de temps”, selon ses dires, en est la cause. Le député ajoute qu’ “une rencontre avec le président de l’Assemblée des représentants du peuple, Ibrahim Bouderbala, lui a confirmé que la journée académique aura lieu en septembre prochain, et que la séance plénière se tiendra début octobre pour l’adoption finale de la proposition”.

[Pour écouter le témoignage, cliquez sur le bouton de lecture dans le coin inférieur gauche et activez les sous-titres en cliquant sur l'icône dans le coin inférieur droit.]

Cependant, le report de l’examen de la proposition au mois d’octobre soulève des questions quant à la possibilité d’intégrer ces recrutements exceptionnels dans la loi de finances 2026. À ce propos, Zouhour Friji, du bureau de Sidi Bouzid de l’Union des diplômés au chômage, commente : “Reporter la séance à octobre signifie reporter les recrutements à 2027, et nous rejetons cela catégoriquement”.

La réouverture des recrutements dans la fonction publique

Après plus de sept ans de gel des recrutements dans la fonction publique, entamé par le gouvernement de Youssef Chahed en 2017 et poursuivi par tous les gouvernements successifs, le budget 2025 a prévu l’équivalent de 20 000 postes dans la fonction publique. Le secteur de l’éducation bénéficiera d’environ la moitié de ces postes, suivi par les secteurs de la santé, puis de la défense et de l’intérieur. Le ministre de l’Emploi a récemment évoqué la possibilité que ce chiffre augmente dans le budget 2026.

Cela intervient dans un contexte de crise du chômage qui atteint 15,7 % de la population active, et grimpe à 37,7 % chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans.

Le député Mohamed Dhaw déclare dans son entretien avec inkyfada qu’il est possible, “selon [moi] que ces recrutements incluent une part des recrutements exceptionnels [visés par la proposition 23-2023]”.

Il ajoute : “Il est possible que les bénéficiaires entrent dans le cadre des directives du président relatives à l’emploi des diplômés, sujet sur lequel il insiste constamment.”

Pour autant, rien n’est encore certain à ce jour, si ce n’est que les déclarations du président depuis sa réélection en octobre dernier ont à plusieurs reprises insisté sur “la réouverture des recrutements”, “la recherche de nouvelles approches pour financer le budget et les caisses sociales , ainsi que “le comblement des postes vacants, notamment dans les secteurs vitaux comme l’éducation”.

Cependant, la mise en œuvre de ces mesures reste incertaine dans un contexte de crise des finances publiques. Dans le seul budget 2025, la masse salariale de plus de 600 000 fonctionnaires a atteint environ 24,4 milliards de dinars, représentant environ 13,3 % du PIB et 40,8 % du total des dépenses budgétaires.

Entre la volonté affichée du président de “préserver le rôle social de l’État” et les contraintes pratiques, une des solutions envisagées consiste à “purifier l’administration de ceux qui s’y sont infiltrés” et à les remplacer. En effet, Saïed considère que la corruption dans les recrutements effectués entre le 14 janvier 2011 et le 25 juillet 2021 est l’une des principales causes de l’aggravation du chômage chez les diplômé·es.

À cet effet, une opération d'audit global a été lancée depuis 2023, couvrant les recrutements dans diverses structures de l’État — ministères, organismes publics, institutions, banques à participation publique, etc. Cependant, de nombreuses questions subsistent sur les résultats de ce contrôle, la commission en charge de sa mise en œuvre sous la supervision de la présidence du gouvernement n’ayant fourni aucune donnée ou statistique à ce sujet.

Entre l’enlisement bureaucratique, la crise des finances publiques et la répétition des promesses non tenues, la vie des chômeurs reste “en suspens”, selon les mots d’Islem. En contrepartie, Senda, conclut avec un ton oscillant entre espoir et désespoir :

“Peut-être que l’avenir sera meilleur, que nous réaliserons ce qu’il reste de nos rêves et ambitions, pour ne pas haïr ce pays et l’abandonner.”
Inkyfada Landing Image

Un média indépendant à la pointe de l’innovation éditoriale

Créez votre compte aujourd’hui et profitez d’accès exclusifs et des fonctionnalités avancées. Devenez membre et contribuez à renforcer notre indépendance.

Un média indépendant à la pointe de l’innovation éditoriale. Devenir membre