Au Maghreb, les fédérations de football en quête de joueurs binationaux

Le choix d'une sélection nationale pour un joueur binational dépasse le cadre sportif : il engage famille, identité et enjeux géopolitiques, opposant grandes nations européennes et pays du Maghreb.
Par | 16 Mars 2025
10 minutes
Le 19 novembre 2024, le sélectionneur tunisien par intérim, Kaïs Yaâkoubi, a dénoncé des pratiques controversées, affirmant que le Maroc et l’Algérie offriraient des avantages financiers pour convaincre ces joueurs de rejoindre leurs rangs . Selon lui, la sélection algérienne, particulièrement performante grâce à ses binationaux, aurait recours à des méthodes “à peine croyables”, laissant entrevoir une concurrence féroce entre les fédérations maghrébines pour s’assurer l’élite du football. 

Depuis plus d’une décennie maintenant, les pays du Maghreb – Maroc, Algérie et Tunisie – connaissent un attrait croissant pour les joueurs binationaux, en particulier ceux formés en Europe. Leur formation dans les académies et clubs européens, aux infrastructures de haute qualité, leur confère une expérience et un niveau de jeu souvent supérieurs. En intégrant ces joueurs, les fédérations maghrébines espèrent ainsi accroître leurs chances de succès sur la scène internationale, mais également pour des intérêts économiques.

La Fédération royale marocaine de football (FRMF) et la Fédération algérienne de football (FAF), par exemple, ont considérablement investi dans l'identification et le recrutement des talents binationaux. Les joueurs formés en Europe sont convoités non seulement pour leurs compétences techniques, mais aussi pour leur potentiel à transformer l'image des équipes nationales, jusqu’alors toujours considérées comme des équipes en retrait de la scène internationale.   

En Tunisie, le “chasseur de binationaux” a longtemps été le directeur sportif de la sélection nationale. Mohamed Slim Ben Othman, ancien milieu offensif professionnel, s’est occupé de 2019 à 2024 de convaincre les potentiels nouveaux joueurs en vendant le projet sportif des Aigles de Carthage. Pour lui, ce rôle n’est pas d’être un simple intermédiaire entre les joueurs et la Fédération.

“Le rôle, dans un premier temps, c’est détecter les meilleurs talents, c'est-à-dire avoir l'œil. Et deuxièmement, c'est convaincre ces joueurs par le projet sportif.”

Pour l’ancien directeur sportif, le fait de convaincre des joueurs qui sont exposés est un atout pour une fédération. “Aujourd'hui, on a des références qui sont venues, qui se sont intégrées, qui ont fait leurs preuves et ça rend plus facile le processus de convoquer d'autres joueurs parce qu'ils connaissent le projet, ils connaissent ce qui est fait, ils savent que la Fédération Tunisienne travaille de manière professionnelle.”

Le poids de la décision : pressions familiales et identitaires

Si le travail d’un directeur sportif comme Mohamed Slim Ben Othman est important, c’est parce que l’étape de persuasion peut durer très longtemps. Pour les joueurs binationaux, le choix de la sélection nationale ne dépend pas uniquement des perspectives de carrière sur un plan sportif. Souvent, les pressions familiales et identitaires jouent un rôle majeur, parce que le désir d'honorer ses racines, d'écouter les conseils de la famille, ou même de répondre à un appel patriotique, influence largement leur choix. 

Pour beaucoup de joueurs, représenter le pays d'origine de leurs parents est perçu comme un moyen de rendre hommage à leurs racines et à leur héritage.

“Plus tôt on se place, plus tôt on a des chances de convaincre. J'essaie d'installer un climat de confiance et d'installer une communication, une proximité avec le joueur”, indique Ben Othman.

Une stratégie qui s’est avérée payante avec un cadre de la sélection tunisienne, Aissa Laidouni, puisque celui-ci avait déclaré avoir choisi de porter les couleurs des Aigles de Carthage à la suite d’une bonne impression donnée par le staff tunisien à l’époque : “ J’ai fait le choix de la Tunisie, car clairement, ils m’ont prouvé qu’ils me voulaient vraiment. Ils m’ont fait des approches assez concrètes. Le coach m’a appelé et m’a parlé du projet qu’il avait avec moi. Ça m’a tout de suite parlé, j’avais vraiment l’impression qu’il me voulait, qu’il savait ce qu’il voulait faire avec moi. À ce moment-là, le choix a été fait.”

Pour Jeremy, éducateur et entraîneur d’une équipe de jeunes de moins de 18 ans à Evreux, en Normandie, la tendance a nettement évolué depuis quelque temps. “Ces dernières années, j'ai remarqué un changement dans les aspirations de ces jeunes joueurs”, déclare-t-il. “Autrefois, la majorité rêvaient naturellement de jouer pour l'équipe de France, maintenant ça a changé.”

Choisir de jouer pour le pays d'origine des parents peut aussi avoir des implications significatives sur la vie personnelle du joueur. Ce choix peut renforcer les liens avec la communauté d'origine, mais peut également entraîner des critiques ou un sentiment de rejet de la part de ceux qui auraient préféré voir le joueur opter pour la nation de naissance. 

Selon Mohammed Slim Ben Othman, chaque famille a une histoire avec la Tunisie, qui influera sur le choix final. “Il y en a qui sont plus attachés que d'autres. Il y en a qui sont un peu déçus et d'autres qui sont très patriotes. C'est notre rôle de leur montrer que la Tunisie ne les oublie pas. La Tunisie compte sur eux à travers leur fils, leurs enfants. Pour moi, il y a quelque chose qui dépasse le cadre sportif et qui est un message que j'aime véhiculer, qui est pour moi très important.”

Selon Jeremy, l’attachement familial est également indéniable. “Parmi mes joueurs ayant des origines maghrébines, certains souhaitent de plus en plus représenter les pays de leurs parents, comme le Maroc, l'Algérie ou la Tunisie, plutôt que la France. Il y a un aspect culturel et identitaire qui prend de plus en plus de place.”

Anis Hadj Moussa, attaquant franco-algérien de Feyenoord a d’ailleurs confié lors d’une interview pour beIN Sport que les origines de ses parents avaient eu un poids important dans sa volonté de représenter l’Algérie : “Je n'avais qu'un seul choix en tête, et c'était l'Algérie. C'est le choix du cœur, sans hésiter. Mes parents sont algériens, et si j'avais eu le choix entre la France et l'Algérie, c'est sûr et certain que j'aurais choisi l'Algérie.”

Professionnellement, les conséquences peuvent être tout aussi importantes. Les joueurs qui optent pour leur pays d'origine plutôt que pour une nation européenne peuvent parfois être perçus comme moins ambitieux. Le choix de la sélection nationale peut également influencer la carrière d'un joueur sous forme d'opportunités commerciales, alors que les agent·es de joueurs sont très conscients de ces dynamiques. Un joueur représentant une grande nation européenne peut bénéficier de contrats de sponsorisation plus lucratifs en raison de la large couverture médiatique et du marketing entourant les grandes équipes.

Quand la FFF fait fuir ses joueurs

Au sein de la Fédération française de football (FFF), certaines prises de positions et décisions pourraient avoir des conséquences sur le choix des joueurs. Son président, Philippe Diallo, a récemment instauré un “cadre de neutralité” pour l'équipe de France. À titre d’exemple, les joueurs internationaux de confession musulmane sont priés de reporter leurs jours de jeûne pendant le Ramadan lors des périodes de rassemblement avec les Bleus, de la sélection U16 jusqu'à l'équipe A. En effet, la FFF ne modifie ni les horaires des séances d'entraînement, ni ceux des matchs, ni les moments de collations. Par conséquent, les joueurs musulmans doivent s'adapter malgré eux à ces nouvelles règles pendant les rassemblements internationaux.

Au sein de son club, Jeremy souligne que ces décisions de la FFF peuvent influer directement sur les pensées de jeunes joueurs. “Il y a eu des histoires qui n'ont vraiment pas aidé, surtout celle sur le Ramadan. La FFF a mis en place des règles qui ont vraiment froissé pas mal de jeunes, ce qui a semé une sorte de dégoût. Ils ne se sentent pas respectés dans leur pratique, et ça les pousse à se tourner vers les équipes de leurs pays d’origine.”

“Quand on discute après les entraînements, ils sont assez directs sur le sujet. Ils me disent : "Coach, pourquoi on devrait changer nos habitudes qui sont importantes pour nous ?"  Et franchement, je n'ai pas les réponses.”

Parier sur l’Europe, une stratégie à part entière ?

Au fil des années, les équipes nationales maghrébines se sont de plus en plus tournées vers les joueurs binationaux formés dans les clubs et académies européennes. Cette tendance découle d'une reconnaissance du niveau de formation avancé et de la compétition de haut niveau offerts par l'Europe. Les joueurs issus de ces environnements apportent une expertise technique et tactique que les fédérations maghrébines estiment parfois manquante localement. Cette stratégie a pour but non seulement de renforcer les performances internationales, mais aussi d'apporter une dimension professionnelle et compétitive accrue aux équipes nationales. 

Pour Mohamed Slim Ben Othman, le rôle des infrastructures européennes est prépondérant dans la formation d’un jeune joueur, et dans l’expertise qu’il peut apporter à la sélection nationale :  “On ne va pas se mentir, la qualité est souvent beaucoup plus élevée qu’en Tunisie. Les joueurs tunisiens, ils compensent par une certaine intelligence, un certain talent, peut-être, qui est plus rare que dans d'autres nations.” 

“Au niveau de la qualité des infrastructures et au niveau de la qualité des formateurs, il faut qu'on se mette à jour”, constate-t-il. 

L'avantage le plus évident de cette stratégie est l'amélioration de la qualité et de la compétitivité des équipes nationales. Les joueurs formés en Europe sont souvent exposés à des niveaux de jeu plus élevés et apportent avec eux des compétences avancées, ainsi qu'une expérience internationale qui peut être cruciale dans les grandes compétitions. D'autre part, ils peuvent également servir de modèles pour les jeunes joueurs locaux, élevant ainsi le niveau global du football national.

Cependant, cette approche peut parfois éclipser les talents locaux, limitant leurs opportunités de se développer à travers l'exposition internationale. De plus, elle peut créer une dépendance envers les talents étrangers, rendant les équipes nationales vulnérables aux variations de disponibilité de ces joueurs pour les compétitions internationales. Une trop grande dépendance à l'égard des joueurs formés en Europe pourrait également retarder le développement des infrastructures et des programmes de formation locaux.

De plus, les réactions des supporters aux sélections de joueurs binationaux varient considérablement. Lors de déconvenues pendant une compétition internationale, il n’est pas rare de voir certains supporters exprimer un désir pour plus de localisme, préférant voir des joueurs qui ont évolué et qui sont profondément enracinés dans les cultures footballistiques locales. Parfois, les messages peuvent être virulents, avec des joueurs binationaux pris pour cible instinctivement, estimant qu’ils “ne se donnent pas assez”, ou bien qu’une sélection n’a pas besoin de “stars”.

Coupe du Monde au Maroc : horizon 2030

En réponse à ces défis, certains pays ont commencé à investir considérablement dans la formation de jeunes joueurs. Coorganisateur du mondial de football 2030 avec l’Espagne et le Portugal, le Maroc, après sa demi-finale en 2022 au Qatar, espère une bonne prestation, voire même de créer à nouveau la surprise. Alors que les Lions de l’Atlas ont réussi l’exploit de devenir la première nation africaine à atteindre les demi-finales d’une Coupe du Monde, réitérer une telle performance ne sera pas évident. 

Derrière cet exploit se trouve un homme discret dans le milieu du football international. Nasser Larguet, ancien directeur du centre de formation du Stade Malherbe Caen et actuel Directeur technique national de l’Arabie Saoudite, a été l'architecte du travail de fond qui a mené à la réussite de l'équipe dirigée par le sélectionneur Walid Regragui.

L'aventure a commencé en 2007, lorsque le Roi du Maroc, Mohammed VI, a pris la décision de redorer le blason sportif du pays. Pendant deux ans, Larguet a supervisé la construction de l'Académie Mohammed VI à Rabat. Il a parcouru le Maroc en long et en large pour recruter les jeunes talents qui deviendront les futurs résidents de cette académie. 

Aussi, Nasser Larguet se charge de faire venir de nombreux binationaux, avec une stratégie établie. “ La stratégie est d’aller rencontrer et suivre les marocains nés à l’étranger très tôt dès l’âge de 14-15 ans pour les sensibiliser de l'intérêt pour eux par le pays de leurs parents ou grands-parents”, explique-t-il à inkyfada

Le joueur du Real Madrid Brahim Diaz en est l’exemple parfait. Possédant la nationalité espagnole et longtemps courtisé par la Roja, il a finalement décidé de jouer pour le Maroc, et a expliqué son choix dans un entretien pour El Larguero : “J’ai des racines marocaines (de ma grand-mère paternelle), mais j’ai grandi en Espagne. Je peux vous dire que je suis convaincu à 100 % de ma décision. Qui n’aime pas figurer sur la liste d’une équipe comme le Maroc ? Je décide toujours avec mon cœur et c’est comme ça cette fois aussi.”

Grâce à des joueurs de ce niveau et la situation du football en évolution, Nasser Larguet estime que le Maroc peut aller loin en 2030. “Je pense que le football international a beaucoup progressé, avec des joueurs de haut niveau qui officient dans les différents championnats majeurs en Europe. Ce qu’il s’est passé au Qatar peut évidemment se reproduire, en continuant à travailler en sélection.”

Entre rêve européen et appel du pays, un dilemme immense

Le dilemme entre opter pour une sélection européenne ou répondre à l'appel du pays d'origine est un enjeu majeur pour de nombreux joueurs binationaux. Ces derniers se trouvent souvent à la croisée des chemins, partagés entre la possibilité de jouer pour une équipe nationale européenne, souvent perçue comme plus prestigieuse et offrant de meilleures opportunités professionnelles, et la sélection de leur pays d'origine, vue comme un lien fort avec leurs racines culturelles et familiales.

Le moment de la décision peut survenir lorsque ces joueurs ne sont pas sélectionnés par une nation européenne, situation qui les amène à reconsidérer leur attachement et leur loyauté envers leur pays d'origine. Cette réorientation peut être vue soit comme une seconde chance, soit comme un plan de secours, mais elle représente souvent une opportunité de participer activement à des compétitions internationales et de jouer un rôle plus significatif au sein d'une équipe nationale.

Certains joueurs n'avaient jamais visité l'Afrique avant d'être appelés à rejoindre leur équipe nationale, découvrant pour la première fois leur pays lors des rassemblements. Ce phénomène illustre combien certains liens avec le pays d'origine peuvent être ténus avant que ces joueurs ne soient sélectionnés pour représenter leur équipe nationale.

Néanmoins, malgré une première prédilection pour l'équipe européenne, beaucoup de ces joueurs trouvent des aspects positifs à jouer pour une équipe africaine, soulignant une atmosphère chaleureuse et accueillante qui contraste avec leur expérience en Europe. 

Si certains estiment en revanche que la stratégie de miser sur des binationaux a des limites, à Nasser Larguet de conclure : “Celui qui se donne des limites ne progresse jamais.”

Inkyfada Landing Image

Un média indépendant à la pointe de l’innovation éditoriale

Créez votre compte aujourd’hui et profitez d’accès exclusifs et des fonctionnalités avancées. Devenez membre et contribuez à renforcer notre indépendance.

Un média indépendant à la pointe de l’innovation éditoriale. Devenir membre