L’essentiel :
• 24 cas judiciaires ont été engagés en vertu du décret 54 contre des journalistes et professionnel·les des médias en Tunisie, dont
21 poursuites initiées par des institutions officielles, parmi lesquelles sept émanent directement du ministère public. À cela s’ajoutent au moins
cinq condamnations à des peines de prison.
• Bien que présenté comme un cadre juridique pour lutter contre la cybercriminalité,
le décret 54 a été utilisé pour poursuivre des journalistes, des opposant·es et des citoyen·nes, en se concentrant principalement sur l'article 24, qui prévoit de
sévères peines de prison allant jusqu'à dix ans pour des accusations vagues comme
"la propagation de fausses rumeurs" et
"l'incitation au discours de haine".
• Le décret fait face à de vives critiques pour son
incompatibilité avec la Constitution et les conventions internationales. Pourtant, la justice tunisienne continue de l'appliquer,
en l'absence de possibilité de contester la constitutionnalité des décrets présidentiels.
• Les efforts pour modifier le décret 54 se heurtent à des
obstacles politiques, la présidence du Parlement ayant rejeté des initiatives législatives proposées par des dizaines de députés à deux reprises, et récemment une troisième fois. Une situation qui pousse les journalistes et les organisations civiles
à intensifier leurs efforts pour exiger que le décret 54 soit transformé en une loi fondamentale protégeant la liberté d'expression et de publication.
• Dans le contexte actuel, les conséquences du décret 54 dépassent largement le cadre des journalistes et s’étendent à l’ensemble des citoyen·nes.
Une simple opinion exprimée en ligne peut désormais exposer quiconque à des poursuites judiciaires , comme en témoignent les nombreux cas déjà recensés.
Les trois journalistes et professionnel·les des médias mentionnés dans le communiqué incluent Chada Haj Mbarek, en détention provisoire depuis juillet 2023 et jugée devant la deuxième chambre pénale du tribunal de première instance de Tunis. Sa demande de libération a été rejetée lors d’une audience tenue le 14 décembre 2024.
Le journaliste et activiste Ghassen Ben Khelifa est également poursuivi pour des contenus publiés sur un réseau social, des contenus qui, selon le communiqué, “n’ont aucun rapport avec lui”.
Enfin, Sonia Dahmani, dont l’équipe de défense a fait appel de la peine de deux ans de prison prononcée contre elle le 24 octobre 2024, est la troisième concernée par cette affaire. Sa condamnation fait suite à des déclarations médiatiques qu’elle a faites, ainsi qu’à son renvoi en justice sur la base de l’article 24 du décret-loi 54.
Selon Khouloud Cheikh, coordinatrice de l’unité de surveillance au sein du Centre pour la sécurité professionnelle du SNJT, le nombre de cas renvoyés à la justice en vertu du décret 54 concernant les journalistes et les professionnel·les des médias a atteint 24, dont 21 ont été initiés par des entités officielles et sept par le ministère Public.
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Dans un entretien accordé à inkyfada, le secrétaire général du SNJT, Zied Dabbar, déclare que "le pouvoir judiciaire va directement à des sanctions punitives. Les journalistes sont jugés selon le Code des communications, le Code pénal, la loi anti-terrorisme, ou le décret 54, qui est devenu l'outil principal des tribunaux dans les affaires de publication."
Dans cet article, inkyfada examine les effets du décret 54 depuis son adoption, visant des journalistes qui, selon le syndicat, “ont simplement exercé leur droit constitutionnel à l’information et à l’expression” et revient sur les tentatives de la société civile et de certain·es parlementaires pour réformer ou abroger le décret.
Le décret 54 et “la politique du bâillon”
Depuis que le président de la République, Kaïs Saïed, a déclaré l'état d'exception le 25 juillet 2021, une série de décrets présidentiels ont été publiés, dont le décret-loi 54 de 2022 relatif à la lutte contre les crimes liés aux systèmes d'information et de communication. Un décret qui vise à "réglementer les dispositions visant à prévenir et à réprimer les crimes liés aux systèmes d'information et de communication".
Mohamed Yassine Jelassi, président honoraire du SNJT et membre du comité exécutif de la Fédération internationale des journalistes, déclare à inkyfada que "le syndicat a été la première entité à s'opposer au décret 54”. Il est qualifié à l'époque par la vice-présidente du syndicat, Amira Mohamed, de "scandale et nouveau chapitre de la restriction de la liberté d'expression, l'un des principaux acquis de la révolution", lors d'une intervention sur Radio Jawhara FM en septembre 2022.
Jelassi poursuit en disant que le syndicat "a exprimé son opinion sous la forme d'une lecture complète qui a prouvé que ce décret est contraire à la Constitution et aux lois sur la liberté de la presse, car il s'inscrit dans une politique de musellement des individus et de restriction des marges de liberté, d'autant plus que les décrets présidentiels ne peuvent pas être contestés."
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Pour Jelassi, l'une des "catastrophes accompagnant le processus du 25 juillet est la protection des décrets présidentiels contre toute contestation, ce qui a causé d'importants problèmes pour les organisations et les partis en l'absence de la Cour constitutionnelle."
Loin de lutter contre la cybercriminalité, son objectif supposé, le décret 54 a été utilisé depuis son adoption, selon Human Rights Watch et d'autres organisations non gouvernementales, pour arrêter, inculper ou interroger des journalistes, des avocat·es, des étudiant·es et d'autres dissident·es, en raison de leurs déclarations publiques sur Internet ou dans les médias.
Dans la plupart des cas, l’adoption du décret s’est limitée à l’application de l’article 24, que les militant·es et les organisations de défense des droits humains considèrent comme dangereux en raison du “caractère flexible” de sa formulation, de son conflit avec les principes de la Constitution et les accords internationaux pertinents, en plus de son conflit avec le décret 115 réglementant la profession de journaliste.