Derrière la nouvelle “région maritime de recherche et de sauvetage”, un dispositif opaque

Le 19 juin 2024, la Tunisie a déclaré sa région de recherche et de sauvetage en mer auprès de l’Organisation internationale maritime (IMO). Elle était le dernier pays du Maghreb à ne pas l’avoir fait. Derrière un dispositif encore flou, le soutien de l’Europe et l’inquiétude des ONG de secours en mer. 
Par | 24 Octobre 2024 | reading-duration 15 minutes

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"D es ateliers de travail, des cours théoriques, et des formations pratiques”, dont deux exercices “basés sur des scénarios de recherches et de sauvetage”. Depuis la base navale de La Goulette, le capitaine de vaisseau Mehdi Sliti détaille le programme chargé qui attend les militaires de la garde nationale maritime en vue de l’exercice Safe Sea 24, organisé entre les 27 et 29 mai 2024 dans le golfe de Tunis.

Devant les caméras, l’officier précise que ces manœuvres préparent la mise en place du “plan national pour la recherche et le sauvetage en mer”. Mehdi Sliti fait référence à la nouvelle région de recherche et de sauvetage (Search and rescue region, SRR), un dispositif que les autorités tunisiennes s’efforcent d’édifier depuis le mois d’avril. Le ministre de la Défense, Imed Memmich, également présent à Safe Sea 24, précise que la SRR fera “partie intégrante de la souveraineté nationale” .

Trois semaines plus tard, le 18 juin, la SRR est formellement déclarée auprès de l’Organisation internationale maritime (IMO). Dans ces eaux, la Tunisie exerce désormais la “responsabilité première pour assurer la coordination et la coopération” des différents acteur·ices du secours en mer, selon un porte-parole de l’IMO.

“La prochaine étape [...] sera la construction progressive des capacités”, détaille le capitaine de vaisseau Sliti, “ nous débutons par un dispositif moyen puis nous élargirons la participation, étendrons la zone et mènerons des opérations plus complexes”.

La Tunisie était le dernier pays du Maghreb à ne pas avoir déclaré de SRR. Plus de deux mois après son officialisation, peu d’informations sur l’avancement du déploiement du dispositif ont été rendues publiques. Dans le contexte actuel, la SRR porte pourtant de lourds enjeux quant aux engagements internationaux de la Tunisie, et à la sécurité des migrant·es en mer.

Un déploiement progressif mais opaque

Dans un document préparatoire présenté le 2 avril à l’IMO, les autorités tunisiennes délimitent la zone de leur SRR dans les eaux internationales, dans le canal de Sicile. Depuis le 18 juin, la garde nationale maritime est donc tenue d’y coordonner les opérations de recherche et de sauvetage en mer, notamment pour les embarcations de migrant·es. Ces opérations sont menées dans le cadre de la convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes de 1979 (convention SAR), à laquelle la Tunisie a adhéré en 1998.

La convention SAR prévoit notamment que les activités de sauvetage en mer soient réalisées sous l’égide d’un centre de coordination et de sauvetage (MRCC), propre à chaque SRR. Pour la Tunisie, ce MRCC est situé à la base navale de La Goulette. Le décret 2024-181 “portant organisation de la recherche et du sauvetage maritime” , publié le 5 avril dernier, prévoit également la mise en place de “centres secondaires”.

Les localisations de trois centres ont été déclarées auprès de l’IMO. Gérés par le service national de surveillance côtière, ils sont situés à Bizerte, Kelibia et Sfax. Quatre autres centres secondaires “relevant de la direction générale de la garde nationale” (article 5) doivent également intégrer le dispositif. Le décret prévoit aussi la mise en place d’un  “programme annuel d’exercices et opérations blanches” (article 4), sur le modèle de Safe Sea 24. 

Une partie de la SRR libyenne, déclarée en 2018, déborde sur les eaux territoriales tunisiennes. Avec la création de la SRR tunisienne, les deux régions se superposent, et aucune information n’a été rendue publique sur l’éventuelle coordination entre Tripoli et Tunis. 

Selon le commodore libyen Massoud Abdalsamad, "toute opération dans cette zone est sensible, et jusqu’à ce jour nous prévenons systématiquement nos partenaires tunisiens avant d'y entrer". L'officier rappelle aussi que cette région abrite le champ pétrolier offshore de Bouri, et que ces eaux sont l'un des principaux points de passage de migrant·es quittant la Libye.

Si la Tunisie était déjà dotée d’un service national de surveillance côtière depuis 1970, les opérations de sauvetage en mer se sont surtout multipliées “à partir de 2020-2021, surtout pour les embarcations partant de Libye”, explique un représentant de l’initiative Alarm-Phone qui suit les appels de détresse de migrant·es en mer et sur terre.

“Nous avons observé un gros changement à partir de 2020, lorsque la garde nationale maritime et la marine ont commencé à intercepter et secourir des bateaux”, explique le représentant d’Alarm-Phone, “puis en 2021 avec de plus en plus de départs depuis la région de Sfax”.

La création de la SRR doit surtout permettre de donner un “cadre juridique dans lequel tout doit être coordonné entre les structures participantes”, selon le capitaine de vaisseau Mehdi Sliti. Ce dernier est d’ailleurs le commandant du nouveau MRCC. Difficile néanmoins d’obtenir des informations sur le calendrier d’implémentation du dispositif.

Contactés directement et à plusieurs reprises, le porte-parole de la garde nationale et le MRCC n’ont pas répondu à nos sollicitations. Sollicité pour effectuer une visite du centre de coordination et un entretien avec son commandant, le ministère de la Défense a indiqué “ne pas être en mesure de répondre à cette demande pour le moment”. Le décret du 5 avril prévoit la mise en place de “rapports trimestriels et annuels sur les services de recherche et de sauvetage” délivrés au secrétariat général des affaires maritimes. Sans préciser si ces documents seront rendus publics par la suite.

Sous l’égide de Rome et Bruxelles

L’implémentation de la SRR s’inscrit dans le prolongement de la politique de soutien aux autorités tunisiennes portée par plusieurs acteur·ices européen·nes. “Ce dernier événement s’aligne avec la stratégie italienne d’externalisation du contrôle des frontières, une tendance qui s’est intensifiée ces dernières années”, résume le professeur Attilio Scaglione, chercheur en sciences politiques à l’Université Federico II de Naples.

L’Italie a fortement appuyé les récents efforts de Tunis pour créer sa SRR. Début juin, Giorgia Meloni expliquait qu’un groupe de travail conjoint avait été créé pour assister les Tunisiens dans la formalisation de leur déclaration auprès de l’IMO. Le jour de l’annonce, le ministre de l'Intérieur Matteo Piantedosi s’est fendu d’une publication sur X où il salue une “avancée significative pour sauver des vies et contrôler les flux migratoires irréguliers”.

“En assignant la responsabilité de secourir et de rapatrier en Tunisie, l’Italie cherche à délester la pression sur son propre système d’accueil et de gestion des migrants”, explique Attilio Scaglione. Une stratégie similaire a déjà été mise en œuvre en Libye, qui a déclaré sa SRR auprès de l’IMO en décembre 2017, avec la bénédiction de Rome.

“Cette stratégie vise à créer une zone tampon en Méditerranée”, souligne Attilio Scaglione, “étendant dans les faits le contrôle des frontières européennes et italiennes au-delà de leur propre territoire”.

À près de 500 kilomètres de Tunis, sur la base navale des garde-côtes de Tripoli, le commodore Massoud Abdalsamad explique quant à lui que l’équipement d’un MRCC flambant-neuf est en train d’être installé dans le port de la capitale libyenne. “Notre MRCC sera opérationnel à partir d’octobre 2024”, explique le commodore Abdalsamad, tout en assurant que la coopération avec le MRCC tunisien sera “régulière”. L’officier précise d’ailleurs qu’il existe déjà “un point de contact permanent avec la garde nationale maritime tunisienne, depuis environ un an”.

De manière plus générale, Attilio Scaglione souligne aussi que “l’approche italienne s’aligne avec la stratégie générale de l’Union Européenne de coopérer avec les pays de transit pour gérer les flux”. Bruxelles est en effet impliquée à plusieurs niveaux dans le soutien capacitaire aux marins tunisiens. Depuis janvier 2023, l’UE finance et accompagne par exemple l’élaboration d’une académie des garde-côtes tunisiens, par l’intermédiaire de l’ICMPD* et de la police allemande.

Selon un représentant de l’ICMPD, le projet prévoit le soutien à la construction de l’académie, mais aussi le “renforcement du contenu éducatif proposé” et le “développement de la coopération avec d’autres institutions de formation”. Cette académie devrait être achevée en juin 2026, pour un coût total de 13,5 millions d’euros.

En 2022, l’Allemagne et la France ont également lancé un projet d’appui aux opérations de recherche et de sauvetage en mer en Tunisie, dont l’un des volets prévoit “l’équipement fonctionnel de l’organe de coordination des opérations SAR (MRCC)”. Contactées pour en apprendre plus sur l’état d’avancement du projet et le rôle potentiel joué dans l’établissement de la SRR en juin dernier, les agences de coopération internationale des gouvernements concernés (la GIZ et Civipol) n’ont pas répondu à nos questions. Récemment, une offre d’emploi “d’expert maritime et opérations SAR " a néanmoins été ouverte par Civipol pour ce projet. Le poste, basé à Tunis pour une durée de “36 à 40 mois”, laisse entendre que le projet serait donc encore en train d’être mis en œuvre.

Les ONG inquiètes

Plus qu’une révolution opérationnelle, la création de la SRR constitue surtout un engagement pris auprès de la communauté internationale. En effet, d’après l’IMO, la Tunisie doit désormais “s’assurer que de l’aide soit apportée à n’importe quelle personne en détresse, peu importe la nationalité ou le statut de cette personne”, conformément aux dispositions de la convention SAR.

Les acteurs humanitaires du sauvetage en mer alertent néanmoins sur le manque de réactivité ou d'initiative des garde-côtes tunisiens. Marie Michel, experte politique auprès de l’ONG SOS Humanity, qui opère en Méditerranée, explique par exemple que plusieurs rapports “font état de sauvetages tardifs ou de non-assistance”.

Plus inquiétant encore, d’après un rapport d’Alarm-Phone basé sur des témoignages recueillis entre 2021 et 2023 et publié le 20 juin dernier, la garde nationale maritime s’est adonnée à des “pratiques violentes et illégales”, comme des “manœuvres visant intentionnellement à faire chavirer les bateaux en détresse” . Une enquête menée par des journalistes et publiée par IRPI media avait également démontré que la responsabilité d’un naufrage survenu le 5 avril 2024 pourrait directement être imputée aux garde-côtes tunisiens.

"Ça ne pourrait être qu’une question de temps avant que les comportements violents ciblent aussi les ONG de secours en mer ou les équipages de leurs navires”, s’inquiète Marie Michel, qui explique que “SOS Humanity redoute une potentielle augmentation des cas de violations des droits de l’homme et d’utilisation de violence physique contre les migrant·es”.

Sans déclaration officielle de la part de la garde nationale maritime, il est difficile d’évaluer leur intention de collaborer avec les ONG dans cette nouvelle SRR. SOS Humanity explique n’avoir établi “aucune interaction” avec les garde-côtes tunisiens jusqu’à ce jour.

La création de la SRR aura néanmoins des retombées sur le sort réservé aux migrant·es : “une augmentation des interceptions par les garde-côtes tunisiens va probablement déboucher sur plus de retours forcés en Tunisie”, explique Attilio Scaglione. Une perspective inquiétante pour les ONG, dont plusieurs ne reconnaissent pas la Tunisie comme étant un pays sûr pour les migrant·es*, notamment en raison des expulsions dans les zones désertiques aux frontières avec l’Algérie ou la Libye, qui continuent à être organisées.

De son côté, Marie Michel explique qu’entre juin 2023 et mai 2024, SOS Humanity a pu secourir 489 migrant·es parti·es depuis les côtes tunisiennes. “Les témoignages des personnes secourues en mer et les examens pratiqués par nos équipes de médecins et de psychologues à bord confirment les violations des droits de l’homme”, déplore l’activiste.

“Selon le droit international maritime, une opération de sauvetage en mer est complétée une fois que les survivants sont débarqués dans un endroit sûr”, rappelle Marie Michel, ajoutant que “pour respecter la loi, nous ne débarquerons personne en Tunisie”.

Mais la décision de ne pas débarquer les réfugié·es en Tunisie pourrait pourtant avoir de lourds impacts pour les ONG. En effet, depuis janvier 2023, l’Italie condamne le fait de ne pas suivre les itinéraires prescrits par son MRCC. Les autorités peuvent aussi demander aux ONG de laisser les garde-côtes libyens réaliser les sauvetages. En février 2024, l’Ocean Viking (opéré par SOS Méditerranée) a ainsi été immobilisé pendant 20 jours, et l’ONG s’est vue infligée une amende de 3333 euros. “Les centres européens pourraient exiger des ONG qu’elles travaillent avec le nouveau MRCC tunisien pour débarquer les rescapés en Tunisie”, s’inquiète ainsi Marie Michel.

Interrogée sur la notion “d’endroit sûr”, l’IMO indique que la Tunisie est désormais tenue de suivre la résolution sur les “lignes de conduites quant au traitement des personnes secourues en mer*, qui implique notamment que les autorités compétentes de la SRR doivent “fournir un suivi médical aux survivants et offrir aux personnes secourues en mer un endroit sûr” pour “un temps raisonnable”. Des garanties qui sont loin de rassurer Marie Michel : “C’est un scandale que l’UE et ses État-membres aient à nouveau encouragé la création d’une SRR où le droit international ne sera pas respecté”, résume l’activiste.