Jed a grandi à Oum Larayes, dans le gouvernorat de Gafsa. Fils de Hadda Henchiri, infirmière dans un hôpital public, et de Hadi Henchiri, il est l’aîné de quatre frères. Sa famille lui a transmis un fort engagement militant, valeur qu'il a partagée avec ses frères qui ont ensuite suivi ses traces. En 2005, le médecin a d’ailleurs organisé sa première manifestation, pendant le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI).
"Il avait toujours une longueur d'avance sur nous, et nous le suivions de près," témoigne son frère, Hammadi Henchiri.
Lors de la cérémonie à la cité de la Culture, Hammadi prend la parole pour parler de ses souvenirs d’enfance avec Jed et lui rendre hommage. Il souligne que son frère possédait un don naturel pour résoudre les conflits. Depuis son plus jeune âge, c’était un leader, même parmi les jeunes du quartier.
En 2008, la Révolte du bassin minier à Redeyef, dans le gouvernorat de Gafsa, a entraîné plusieurs décès et blessures. Cet événement a profondément marqué Jed Henchiri, renforçant son engagement en raison notamment de ses liens personnels avec sa ville natale.
Pendant ses études à la faculté de médecine de Sfax, Jed suivait de près l'évolution de ces événements et s'efforçait de sensibiliser la communauté universitaire. Son frère, Hammadi, se rappelle que Jed avait peur pour sa famille. "Il me demandait de me positionner devant la télévision pour que nos parents ne le voient pas en première ligne des manifestations", se souvient-il.
Malek Abdennadher, compagnon de lutte de Jed et l’un des fondateurs de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins, se souvient également de cette période. Jed organisait de nombreuses marches et manifestations à partir de la faculté de médecine de Sfax, sans se soucier des répercussions telles que les violences policières et les politiques de répression courantes à l’époque. Malek raconte que Jed n’a ménagé aucun effort pour amplifier l’écho des événements du bassin minier. Il suivait les événements avec optimisme, mais fut finalement déçu par la faible expansion géographique du mouvement et l'absence d’une direction révolutionnaire capable de le coordonner.
“Jed était un camarade modèle”
Malek se rappelle de ses premières rencontres avec Jed. “Quand j’ai commencé mes études en médecine, je n’avais pas de conscience politique. J’avais beaucoup de questions et de suggestions”, raconte-t-il. “Chaque fois que je rencontrais Jed, il était chaleureux et réagissait positivement à mes idées.”
Selon lui, Jed était souvent impliqué dans le soutien et l’encadrement de ses camarades. Il partageait ses connaissances et recommandait souvent des articles et des livres à lire. “Jed a joué un rôle crucial dans mon engagement politique avant la révolution”, admet Malek.
“Il y avait Malek avant Jed Henchiri et un autre post-Jed Henchiri”, ajoute-t-il.
Jed a joué un rôle crucial en défiant les stéréotypes associés aux étudiant·es en médecine, souvent perçu·es comme venant de la petite bourgeoisie et éloigné·es des préoccupations populaires. Pour ses proches, il incarne l'image d'un médecin engagé, profondément connecté à toutes les classes populaires, en particulier les plus marginalisées et défavorisées. Il trouve son inspiration chez des médecins militants de gauche tels que Wadih Haddad et Georges Habbache.
Le médecin avait une foi inébranlable en la "camaraderie", une conviction qui le poussait toujours à aller de l'avant et à se battre. Il veillait sur ses camarades, en particulier les plus jeunes d'entre eux.
D'abord, Jed les protégeait contre un régime répressif et des politiques sécuritaires, particulièrement lors des événements du bassin minier pendant la révolte, où il se tenait en première ligne pour faire face aux forces de sécurité et défendre ses camarades. Il devait parfois se cacher des autorités, une situation qui nuisait à la fois à ses études et à sa santé, comme se souvient Malek.
“Si on les arrête, qui organisera les manifestations?”, se rappelle Malek des paroles de Jed.
Jed veillait également à les protéger des excès de leur propre enthousiasme et des réactions impulsives. Sa détermination à défendre ses camarades plus jeunes était si forte qu'il était prêt à risquer sa propre sécurité.
La création de l'Organisation tunisienne des jeunes médecins
Les luttes de Jed ne se limitaient pas à des revendications sectorielles, mais visaient à métamorphoser le secteur de la santé publique tunisienne en un domaine d'excellence pour tous. Ces années de combat ont conduit à l'établissement, en 2016, de l'Organisation tunisienne des jeunes médecins, cofondée par Jed et un groupe de ses camarades.
Avec la création de cette organisation, Jed avait pour ambition de syndicaliser les étudiants en médecine en Tunisie. Actif au sein de l’Union générale des étudiants de Tunisie, il avait lancé, avec ses camarades, l'initiative de former un syndicat pour les internes et les résident·es, affilié à l'Union générale tunisienne du Travail. Malheureusement, cette démarche n'a pas abouti à la création d'une organisation syndicale.
L’Organisation tunisienne des jeunes médecins est devenue très renommée parmi les étudiant·es en médecine des quatre facultés du pays. Cette réputation repose sur l'habileté politique de Jed, sa détermination à défendre les revendications collectives, ainsi que sur sa capacité à analyser minutieusement les rapports de force et à prioriser les luttes. De plus, il jouait un rôle crucial dans le mentorat des jeunes étudiants, ce qui renforçait leur confiance en lui.
“Les petites batailles font les grandes victoires, mais nécessitent de la patience”
Le militantisme syndical de Jed n'a pas été de tout repos. Il devait faire face à des pressions politiques qui se répercutent souvent sur ses résultats académiques. Ces pressions perturbent ses études et ses stages, et Jed était fréquemment menacé de redoublement. Néanmoins, cela ne l'a pas empêché de consacrer tous ses efforts à défendre les droits des étudiants en médecine et à protéger la santé publique.
Les mouvements de février 2018 : 40 jours de lutte
En 2018, entre le 6 et le 9 février, les étudiants en médecine, les résidents et les internes ont organisé une grève générale, suite à l’appel de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins. Cette action faisait suite au silence du ministre de la Santé de l’époque, Imed Hammami, face à leurs revendications. Il avait justifié son inaction en déclarant que la majorité des revendications ne relevaient pas de ses compétences et les avait donc transférées au ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.
Ces initiatives ont largement sensibilisé à l'importance des revendications et des besoins des professionnel·les de la santé. Jed a joué un rôle central en les menant et en les représentant dans les médias.
La mort de Badreddine Aloui, une affaire majeure pour Jed Henchiri.
Le matin du 4 décembre 2020, la nouvelle du décès de Badreddine Aloui, a secoué le pays. Médecin à l’hôpital régional de Jendouba, Badreddine s’apprêtait à monter au cinquième étage pour s’occuper de ses patient·es, quand l'ascenseur a chuté, entraînant sa mort tragique.
Pour Jed Henchiri, cette affaire était une priorité absolue. Le médecin se déplace à Jendouba après le décès de son collègue pour enquêter sur les circonstances de sa mort. Il accuse le ministère de la Santé, le directeur régional de la santé de Jendouba et le directeur de l’hôpital régional de négligence criminelle, et réclame leur destitution. Il appelle également à la démission du ministre de la Santé, du directeur général des structures hospitalières, du directeur régional de la santé et du directeur de l'hôpital régional. Jed souligne que la défaillance de l'ascenseur, connue depuis 2016, n'avait pas été traitée de manière sérieuse et efficace.
Le militant mène alors une grève nationale et une manifestation devant le ministère de la Santé. Grâce à ses actions, l'incident a capté une large attention du public et a bénéficié d’une large médiatisation.
Jed reste constamment engagé dans l'amélioration des services de santé publique, malgré les équipements insuffisants et une infrastructure hospitalière défaillante qui entravent l'accès des citoyen·nes à des soins appropriés et compromettent la formation adéquate des jeunes médecins.
La lutte pour la liberté d’expression des étudiant·es en médecine
Wajih Dhakar, résident au service des urgences de l'hôpital Fattouma Bourguiba à Monastir, a été confronté à des sanctions sévères lorsqu'il était étudiant à la faculté de Médecine de Tunis en 2019. Suite à une publication critique sur les conditions d'étude dans une bibliothèque universitaire partagée dans un groupe privé d'étudiants, il a été convoqué devant le conseil disciplinaire et suspendu pendant quatre mois. Cette mesure disciplinaire aurait pu compromettre sa réussite académique si le système de formation pratique n'avait pas été modifié pendant la pandémie de COVID-19.
Wajih Dhakar exprime sa reconnaissance pour l'intervention décisive de Jed en sa faveur, soulignant un soutien total et sans réserve. Les efforts de Jed ont suscité un large soutien, y compris celui de représentants de partis politiques et de députés comme Yassine Ayari du mouvement "Espoir et Travail", qui a adressé une demande écrite à la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique concernant l'affaire de Wajih.
Jed qualifie l'incident de violation flagrante de la liberté d'expression, le décrivant comme révélateur des défis rencontrés par les étudiant·es en médecine en Tunisie dans leur formation. Dans une prise de parole médiatique, il critique ces politiques en les décrivant comme de "politiques de répression"
Des combats au-delà des frontières
En 2022, Jed est parti en France pour une année. Il souhaitait explorer de nouvelles opportunités et découvrir des perspectives différentes à l’étranger. Son objectif était d'acquérir de nouvelles expériences afin de revenir en Tunisie pour contribuer au développement des soins de santé dans son pays.
Peu de temps après son départ, Jed commence à ressentir de la nostalgie. Malgré la proposition d’un de ses collègues de rester en France, il décline. Son attachement à la Tunisie et à sa famille l'empêche de s'établir à l’étranger. Parmi les raisons de son retour, les restrictions imposées aux partisan·es de la cause palestinienne, une question qui lui tenait profondément à cœur. De plus, il souhaitait faire bénéficier sa communauté des connaissances qu’il avait acquises. Il était profondément motivé par cette vision claire de son rôle en tant que médecin pour améliorer les services de santé en Tunisie.
Travailler à l’étranger ou dans le secteur privé n’a pas changé les idées ni les convictions de Jed. Même lors de l’ouverture de sa propre clinique en octobre 2023, Jed est resté un militant. “Comment un patient peut-il se permettre le coût des médicaments s’il doit aussi payer pour la consultation ? Comment peut-il subvenir aux besoins de sa famille ?” répétait-il souvent à ses camarades. Selon eux, il ne facturait pas les soins à ceux et celles qui ne pouvaient pas payer, malgré les dépenses qu’il devait couvrir.
Jed s’est également engagé à aider les personnes dans le besoin pendant la pandémie de COVID-19. C’est pour cette raison que le surnom de “médecin des pauvres” lui est resté attaché, pendant sa vie et au-delà. En pleine crise sanitaire, Jed avait organisé la collecte et la distribution de dons. Il était également en première ligne, plaidant pour une distribution équitable des médicaments et des vaccins à tous les Tunisien·nes, en particulier aux plus défavorisé·es, tout en défendant la protection des médecins dans leur lutte contre le virus. La fondation Jed pour la santé populaire a d’ailleurs été créée pour perpétuer cet héritage.
La fondation s’engage à suivre et à institutionnaliser le chemin tracé par Jed, en consolidant ses efforts pour le secteur de la santé en Tunisie. “La fondation honorera le parcours de Jed en continuant son combat contre la corruption et en œuvrant pour une santé publique accessible à tous les citoyens, indépendamment de leur classe sociale. Elle vise notamment à garantir le droit à la santé pour ceux qui ne peuvent pas accéder aux soins privés,” déclare Nawel Bizid, journaliste et animatrice de podcast.