Une nouvelle vague d’arrestations contre les migrant·es et leurs soutiens

Arrestations de migrant·es, opérations de destruction des campements et perquisitions de locaux d’ONG : depuis la fin du mois d’avril, la politique de lutte contre les migrant⋅es irrégulier⋅es a pris une ampleur inédite. 
Par | 17 Mai 2024 | reading-duration 10 minutes

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 “E ncore une fois, je le dis haut et fort, et je le dis au monde entier : la Tunisie ne sera pas une terre d’accueil pour eux, ni leur quartier général”, déclare le président de la République d’un ton ferme, avant d’ajouter que “la Tunisie s’efforcera aussi à ne pas devenir un lieu de transit pour eux”. “Eux”, ce sont les “migrants irréguliers”, auxquels le chef de l’État a consacré près de 20 minutes de discours, durant l’ouverture du conseil de sécurité nationale du 6 mai 2024.

Le chef de l’État affiche son intransigeance, et estime nécessaire “l’intervention de nos forces armées et de nos forces de sécurité”. Le président de la République vilipende aussi les “réseaux et associations opérant à l’intérieur de la Tunisie, qui prétendent faussement protéger ces personnes”. L’allocution du 6 mai 2024 rappelle ainsi le communiqué du 21 février 2023, qui associait la migration irrégulière à “un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie”, et avait marqué le lancement d’une première campagne sécuritaire visant les migrant⋅es subsaharien⋅nes.

À l’époque, ses propos avaient été condamnés par l’Union Africaine et avaient entraîné des appels aux boycotts de produits tunisiens en Afrique subsaharienne. Cela n’a pas empêché les autorités tunisiennes de continuer à mettre en place un système de plus en plus punitif, dénoncé par des organisations internationales et entériné par cette prise de parole du 6 mai.

Un environnement hostile

Dans son discours, Kaïs Saïed annonce l’expulsion de 400 personnes “à la frontière orientale”. Le chef de l’État fait ainsi référence, pour la première fois, aux opérations qui sont pratiquées depuis l’été 2023 au moins. Transporté·es aux frontières avec l’Algérie ou la Libye, les migrant·es témoignent être dépossédé·es de leurs effets personnels et abandonné·es à leur sort sans provision. Ces “opérations d’éloignement” avaient déjà été évoquées par le porte-parole de la Garde nationale, Houssem Eddine Jebali, lors d’une intervention sur Telvza TV fin avril 2024.

 “Les endroits où ils se trouvent sont près de la mer [...] Les opérations d’éloignement de ces endroits visent à faciliter le travail de nos agents, ce sont des opérations de transport des migrants illégaux”, précise le porte-parole de la Garde nationale.

L’interview de Houssem Eddine Jebali coïncidait avec une vague d’arrestations à El-Amra. Une importante population de migrant⋅es subsaharien⋅nes s’était installée dans la petite ville du nord de Sfax, depuis la fin août 2023. Ils et elles avaient déployé des tentes dans des champs d’oliviers, qui ont été détruites par la même occasion. Des opérations similaires ont eu lieu à Tunis, dans la nuit du 2 au 3 mai. Les autorités y ont détruit les campements près des sièges de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).

Durant cette intervention, les forces de l’ordre ont aussi interpellé plusieurs migrant⋅es présent⋅es sur place. Certain⋅es auraient ensuite été transporté⋅es le jour même dans le gouvernorat de Jendouba, puis abandonné⋅es dans une zone frontalière avec l’Algérie. “Il s’agit d’un groupe de 35 personnes, au sein duquel il y a plusieurs enfants et des personnes âgées”, déplore David Yambio, porte-parole de l’ONG Refugees in Libya, qui alerte sur le traitement réservé aux migrant⋅es en Libye mais aussi en Tunisie. Selon l’activiste, les migrant⋅es auraient ensuite tenté de retourner vers la capitale, en marchant.

 “Ce fut un voyage tumultueux. En se frayant un chemin vers Tunis, ils ont subi une pluie constante, ainsi que des attaques répétées d’habitants locaux”, explique David Yambio.

Fin avril, plusieurs citoyen·nes auraient été impliqué·es dans les violences ciblant les migrant·es. Des images diffusées sur les réseaux sociaux dans la soirée du 5 mai présentent une attaque au mortier d’artifice contre un groupe de Subsaharien·nes, à Sfax. La ville avait déjà été le théâtre de violences en juillet 2023. À Sousse, des personnes ont été filmés en train d’aider les forces de police à interpeller des migrant·es en fuite, lors d’une campagne sécuritaire organisée dans la ville le 10 mai, et lors de laquelle 58 migrant·es ont été arrêté·es.

À Sfax, dans le quartier de la cité Erriadh, un groupe de Subsahariennes est pris à partie dans la nuit du 2 au 3 mai 2024.

Le 12 mai 2024, alors qu’il se rend comme chaque dimanche disputer une partie de foot avec ses amis, près du centre-ville de Sfax, Yvick* est pris à partie par un groupe de jeunes Tunisiens . “Ils étaient quatre, ils m’ont demandé de donner mon sac et mon téléphone”, souffle le jeune migrant Camerounais, arrivé en Tunisie il y a trois ans, “j’ai abandonné mon sac avec mes chaussures, mais je ne voulais pas lâcher mon téléphone”. Il assure que malgré la présence de nombreux témoins, “personne n’a réagi pour me défendre”.

“Il y en a un qui a sorti une mini-machette et a voulu me frapper au cou, je me suis enfui en courant”, explique Yvick, qui s’est ensuite fait soigner à l’hôpital Habib Bourguiba.

Avertissement : Les images suivantes peuvent choquer 

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Photo de la blessure d’Yvick avant et après sa prise en charge à l’hôpital Habib Bourguiba

Dans son allocution du 6 mai 2024, le président de la République a tenu à souligner sa volonté d’accueillir “les migrants qui viennent dans un cadre légal”. La communauté subsaharienne est aujourd’hui inquiète. “Les policiers m’ont arrêté dans la rue, et ils m’ont emmené avec des migrants dans un bus, alors que j’avais mes papiers sur moi !”, s’insurge Edgar*, un jeune Camerounais étudiant à Sfax. En février 2024, il est interpellé sans motif par la police tunisienne.

“Lorsque je montrais mes documents, les officiers n’avaient pas l’air de me croire”, raconte Edgar, “s’il n’y avait pas eu d’intervention urgente de mon université, j’aurais certainement fini dans le désert, comme le reste du groupe !”

Les associations et aides aux migrant·es visées

Dans la foulée de cette intensification de la campagne sécuritaire, une proposition de loi “modifiant et complétant” la loi de 1968 qui régit le statut des étranger·es en Tunisie, a été déposée à la commission de législation générale de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), jeudi 9 mai 2024. 

Cette révision du texte renforce les sanctions concernant l'aide aux étranger·es dit·es irrégulier·es. Jusqu'à présent, l'article 25 prévoyait “1 mois à 1 an et d’une amende de 6 à 120 dinars, toute personne qui, sciemment, aide directement ou indirectement ou tente de faciliter l’entrée, la sortie, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en Tunisie”.

Désormais, les sanctions atteindraient “un emprisonnement d’un à trois ans et d’une amende, allant de mille à cinq mille dinars”.

Début mai, des individus ont d’ailleurs été placés en garde à vue pour avoir hébergé des personnes sans-papiers dans plusieurs gouvernorats. En parallèle, des arrestations et des perquisitions ont ciblé des associations œuvrant auprès des migrant·es.

Entre le 3 et le 7 mai, les locaux d’au moins quatre associations auraient ainsi été perquisitionnées, tels que le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR) mais aussi Terre d’Asile Tunisie ou encore le Norwegian Refugee Council. La militante Saadia Mosbah, présidente de l’association anti-raciste Mnemty, a quant à elle été placée en garde à vue prolongée, avant qu’un mandat de dépôt ne soit émis à son encontre le 16 mai.

“Cette politique sécuritaire ne touche pas seulement les migrants, mais vise aussi à criminaliser la solidarité” , explique Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Plusieurs autres responsables associatifs ont été placés en garde à vue, comme l’ex-présidente de Terre d’Asile Tunisie, Sherifa Riahi. Au total, au moins sept personnes ont été ou sont toujours détenues pour leur engagement dans des associations d’aide aux migrant·es. À Sousse, un mandat de dépôt a également été émis contre d’anciens conseillers municipaux, à qui il est reproché d’avoir travaillé avec ces organisations.

Dans son allocution du 6 mai, le chef de l’État avait souligné son intention de limiter la marge de manœuvre des associations aidant les migrant·es . “Il est hors de question que les associations remplacent l’État”, avait martelé Kaïs Saïed, fustigeant au passage le projet de logement d’urgence de demandeurs d’asile dans des hôtels porté par le Conseil tunisien pour les réfugiés (sans nommer l’association). Le président de la République avait aussi appelé le Croissant rouge tunisien (CRT) à agir, une organisation bien plus proche du gouvernement. Le CRT est par exemple l’une des rares associations à pouvoir intervenir dans les régions frontalières, ou dans les opérations d’enterrement de corps de migrant·es.

Le silence de la communauté internationale et nationale

Les organisations internationales œuvrant à la prise en charge des migrant·es et des réfugié·es n’ont pour l’instant pas réagi à ces événements. Contactée, l’OIM tient à souligner qu’elle mène “des évaluations sur le terrain pour cibler les besoins urgents” et qu’elle a contribué à soutenir 5472 migrant·es de différentes manières, sans commenter l’opération de police survenue à El Amra. Quant à l’UNHCR, il n’a pour l’instant pas répondu aux sollicitations d’inkyfada

Jusqu’à ce jour, les associations tunisiennes concernées par la vague d’arrestations se sont également abstenues de réagir. Contactées, certaines d’entre elles expliquent ne pas vouloir communiquer sur les procédures en cours. Pour l’heure, seule l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a condamné l'arrestation de Sherifa Riahi, tandis que Mnemty s’est fendu d’un communiqué demandant la “libération immédiate et la fin de toutes les poursuites” engagées contre l’association et Saadia Mosbah.

Une partie de la société civile pointe également du doigt le silence de la représentation de l’Union Européenne (UE). Le 9 mai, plusieurs militants de la société civile ont organisé une manifestation devant son siège, à quelques centaines de mètres de celui de l’UNHCR. Selon Romdhane Ben Amor, présent sur les lieux, mégaphone au poing, “une grande partie de la responsabilité dans cette crise incombe à l’Union Européenne”. Le service diplomatique de l’UE a finalement réagi le 14 mai via un communiqué déplorant “les arrestations concomitantes de plusieurs figures de la société civile, de journalistes et d’acteurs politiques”, sans mentionner les arrestations de migrant·es.

Romdhane Ben Amor et d’autres membres de la société civile tunisienne devant le siège de la délégation de l’UE à Tunis, le 9 mai 2024.

“L’UE est parvenue à transférer le poids de la crise migratoire vers les pays de transit, à travers des partenariats ou des dons, surtout dans le domaine sécuritaire”, déplore le porte-parole du FTDES.

Pour Romdhane Ben Amor comme pour le reste des manifestant·es, la signature du mémorandum d’entente signé en juillet 2023 entre le gouvernement tunisien et la commission européenne entérine “une continuité des plans politiques de gestion migratoire, que ce soit dans les pays du Nord, et désormais dans les pays du Sud”, conclut-il.