Au bout d’un moment, son voisin l’interpelle. “C’est bon, ton tour est venu !”, s’exclame-t-il. Ce dernier ouvre sa Saguia* d’un coup de pioche et l’eau se met à couler vers les terres de Houssine. “Heureusement que l’eau est gratuite pour tous ici”, commente-t-il avec un grand sourire, “sans ça, je ne sais pas comment on survivrait”. Petit à petit, chaque agriculteur·trice ouvre la voie pour que l’eau abreuve l’ensemble de terres de l’oasis, et ce, sans contrepartie.
Ici et ailleurs en Tunisie, dans l’oasis de Jemna et de Zaafrane, dans les sources de Tozeur, Gafsa et Gabès ou encore au cœur des steppes arides et semi-désertiques du Dhaher, les ressources sont partagées et les terres sont encore gérées par des tribus, loin du système de privatisation. Dans ces oasis et ailleurs, l’eau et d’autres ressources restent ainsi un bien commun à tous.
Dans une grande partie de la Tunisie, la propriété individuelle est encore un concept “nouveau”. Plusieurs régions sont gérées par des structures sociales qui utilisent un système de gestion de biens et des ressources différents du concept de propriété individuelle. Ainsi, les “communs” - qui sont un concept d’autogestion autour d’une ressource - sont encore monnaie courante.
Ce concept du commun a toujours existé en Tunisie et ce, depuis des milliers d’années. C’est avec les conquêtes arabes dans la région qu’il a pris la forme qui existe encore aujourd'hui. C’est également le cas ailleurs en Afrique du Nord, comme en Egypte sur le Nil, ou au Moyen-Orient, en Syrie et en Irak sur les fleuves de Dejla et Forat, en passant par la péninsule arabique en Arabie Saoudite et au Yémen.
Cette manière de fonctionner correspond à la définition du commun comme décrit par Elinor Ostrom, une économiste politique américaine et lauréate du prix Nobel d'économie, avec Oliver Williamson, pour son analyse de la gouvernance économique, et en particulier,
des biens communs. Selon elle, un commun et une gestion en commun doivent répondre aux principes suivants :
1) des limites clairement définies;
2) des règles appropriées aux conditions locales et aux règles de fourniture de la ressource;
3) des règles opérationnelles élaborées collectivement par les personnes concernées;
4) des contrôles dont on rend compte aux usagers, ou conduits par les usagers eux-mêmes;
5) des sanctions graduelles;
6) des mécanismes de résolution de conflits rapides et peu coûteux;
7) une reconnaissance du droit des usagers à concevoir leurs propres institutions, sans intervention d’autorités externes;
8) Les activités d’appropriation, d’approvisionnement, de surveillance, de sanction, de résolution des conflits et de gouvernance sont organisées en plusieurs couches d’entreprises imbriquées.
Parcelle irriguée dans l'oasis de Chenini, Gabes. Crédits photos : Ernest Riva
Le foncier en gestion collective
Depuis une décennie, Noureddine, 65 ans et ancien inspecteur d’enseignement secondaire, passe la plupart de ses journées sur son lopin de terre, au nord de Gafsa. Il irrigue, travaille la terre et s'occupe de ses plantes. Du haut de la colline, d’immenses terrains agricoles s’étendent à perte de vue. Au loin, se distingue Orbata, l’imposante montagne connue pour avoir servie de refuge à Lazhar Chraiti* et ses compagnons pendant la lutte armée contre la colonisation française.
“Toute cette terre nous appartenait autrefois”, raconte Noureddine, “je me souviens encore de l’époque ou tout jeune, je parcourais ces terres à l’aurore avec nos bêtes, des troupeaux de moutons et nos dromadaires”.
Selon Abdelmajid Fourati, président du conseil des terres collectives de la tribu des "Ouled Chrait", les terres de la tribu représentent presque 4000 hectares de terre agricole à Gafsa Nord. Leur gestion se faisait historiquement d’une façon collective. Même si les terres autour des douars* et des maisons relevaient d’une propriété privée, le reste et surtout les terres de pâturage étaient régis par la tribu et le groupe social.
Cette gestion se faisait selon la hiérarchie de la tribu qui désignaient un “Majles” ou comité dont la mission était de délimiter les terres et de les répartir entre les tribus locales et environnantes, afin de limiter les conflits potentiels entre tribus voisines ou au sein d’un même clan. La notion même de commun impose un partage équitable pour tou·tes et en cas de différend, les chefs devaient se réunir afin de chercher des solutions justes pour le bien des communautés, et limitant au maximum les conflits.
Tout ce système était régi selon les règles de l’islam et les moeurs de la tribu afin de s’assurer que tout le monde ait de quoi se nourrir. S’il fallait en arriver à la sanction - généralement pour des vols ou si la Zakat* n’était pas versée -, la punition était collective et pouvait aller jusqu’à l’exclusion sociale.
Un peu plus loin, dans le gouvernorat de Médenine, la plaine de Dhaher s'étend à perte de vue, entre la ville de Gabès et la Libye. Cette plaine dite “désertique” a longtemps constitué une zone de pâturage essentielle pour les tribus nomades et semi-nomades du Sud tunisien qui arpentaient ce territoire. Pendant des siècles, cette plaine a ainsi été le lieu de transhumance des tribus berbères et arabes à l’époque où la notion de propriété privée n’existait pas encore et que les terrains étaient gérées en commun au sein de la même tribu, selon les mœurs et les traditions.
Les différentes tribus se côtoyaient, suivant une délimitation connue et définie entre leurs différents territoires de pâturages.
Le droit prépondérant dans le territoire était le droit d’usage et non le droit de propriété : toutes et tous pouvaient user et profiter de la terre sans pour autant avoir le droit de la vendre ou de la concéder à une autre personne. De là vient le sens même d’un bien commun.
Biens communs : Ces biens se caractérisent par le droit d’usage collectif et ne sont en aucun cas régis par le droit de propriété. Ainsi les biens communs sont inaliénables.
Les communs : Pratiques et processus sociaux dans lesquels les gens s’engagent lorsqu’ils coopèrent, dans le but de gérer les ressources de manière équitable et durable.
Bien en commun : Ils relèvent d’un droit d’usage et de propriété et peuvent être divisés et vendus entre les différents propriétaires.
Terre tribale pour le patûrage, région du Dhaher, Kebili. Crédits photos : Ernest Riva
Une gestion collective de l’eau
Sur l'île de Djerba, des fondations rectangulaires longent les routes en côtoyant les mosquées. “Des sabiles", indique un imam local. Ces structures de collecte d’eau de pluie permettaient aux passants et aux habitant de s’abreuver et de donner à boire à leurs animaux. "Certaines sont encore fonctionnelles", commente-t-il.
D’après l’imam, ces Sabiles sont des dons que font construire les personnes aisées à la mosquée. Même si ces Sabiles sont censées appartenir à la mosquée, l’eau est un bien commun, appartenant et disponible pour tout le monde.
Le mot Sabile veut dire en arabe “chemin ou passage”, il peut aussi être utilisé pour désigner une construction ou édifice construit comme un don à la communauté ou aussi comme pour notre cas la mise à disposition de l’eau gratuite pour les passants.
Ces traditions ancestrales de partage ont été menacées, voire supprimées. L’individualisation de la propriété a été introduite notamment pendant la colonisation avant d’être soutenue par les États post-indépendance : ce processus d’individualisation a commencé avec l’imposition du cadastre en 1881 et s’est poursuivi avec le pouvoir tunisien après. En 1898, un décret colonial impose la remise de 2000 hectares annuellement aux “Beylik” (propriétés du Bey), et s’est attaqué aux terres “Habous” de la même façon. Le 18 juillet 1957, le président Habib Bourguiba a ainsi aboli le “waqf”. Cette abolition s'inscrit dans un processus de dépossession et de mainmise de l’Etat sur les différentes ressources foncières de la population.
Ces mesures constituent la suite logique d’une politique libérale qui ne cesse de valoriser l’exploit individuel, un système aux antipodes des communs qui favorisent l'intérêt de la communauté à celui de l’individu.
Dans le monde musulman les
"waqf" ou
"habous” public/de charité, sont donnés par une personne comme œuvre de charité pour un projet social ou religieux telles que les écoles, hôpitaux et mosquées. Des personnes sont désignées pour en assurer la gestion.
Le décret du 19 mars 1874 consacre la création de l’association des waqf "djam‘iyat al-awqâf” dont le but est d’assurer la gestion de ces œuvres. Par exemple, au milieu du XIXème siècle, le tiers des terres cultivées en Tunisie étaient des
“habous”, ainsi que les
"zaouia”, les mosquées, écoles et hôpitaux. Ainsi, l’hôpital Aziza Othmana à la médina de Tunis en est un aussi.
"Sabil" région de Midoun, Djerba. Crédits photos : Ernest Riva
Que reste-t-il des communs ?
L’oasis de Tamaghza, dans le gouvernorat de Tozeur, a été le berceau de nombreuses civilisations dans le territoire tunisien. Pour les tribus nomades, semi-nomades et sédentaires, cette oasis constitue tant une ressource en eau qu’une zone de cultures, et ce jusqu’à aujourd’hui, comme c’est le cas pour Houssine, l’agriculteur.
"Ici, l'eau est gratuite pour tout le monde ! Ça a toujours été ainsi et ça le restera !", s’exclame Mohamed, membre du Groupement de développement local de Tamaghza.
Cela est aujourd’hui loin d’être le cas pour de nombreux·ses agriculteur·trices tunisien·nes qui luttent pour avoir accès à l’eau un peu partout dans le pays. Plusieurs Groupements de Développement Agricole (GDA) et associations de l’eau connaissent un déficit budgétaire important en raison du coût élevé de l’eau et de l’électricité et le changement climatique a également un impact sur l’assèchement des sources.
Les oasis en Tunisie ont une longue tradition de distribution en commun de l’eau, qui ne relevait d’aucune propriété. De Gafsa à Gabès en passant par Tozeur, les plus âgé·es évoquent souvent la manière avec laquelle l'eau s'écoulait naturellement et où la division se faisait selon le besoin de chacun et selon la superficie de leurs terres.
"Nos parents et grand-parents n’ont jamais payé pour l’eau, l’eau de l’oasis venaient de la source à ras l’oued et passaient par tous les lopins de terre ou chacun avait sa part selon les besoin de ses cultures”, explique Zakaria Hechmi, paysan semencier dans l’oasis de Chenini à Gabès.
Ce système de gestion et de distribution ancestrale de l’eau permet une équité entre chacun, à travers les Saguia, principales qui parcourent l’oasis et les Saguia secondaires qui permettent d’irriguer les terres. La part de chacun·e était comptée selon la superficie de la terre à irriguer (en Chber* ou en centimètre cube d’eau) et passait dans la “Saguia” pendant une certaine durée nécessaire.
"Avant nous avions tous droit à l’eau, on ne l'achetait pas mais on y avait accès", explique Ammar, un agriculteur possédant deux hectares de terre. “Chacun avait droit à sa part”.
L’eau était répartie selon la superficie de terre et chacun·e recevait de l’eau à un moment déterminé pendant la journée. Les personnes les plus âgées, de par leurs connaissances et leur savoir-faire reconnu, étaient les gardiennes de ce système et répartissaient l’eau équitablement. De par le respect qu’elles inspirent, leur décision dans la structure sociale de l’oasis ne pouvait être contestée.
Un système de punition est également mis en place : celles et ceux qui entravaient le processus ou gardaient leur saguia ouvertes plus longtemps que prévu pouvaient être socialement sanctionnés et perdaient la confiance de leurs pairs.
Ainsi, au-delà de sa gestion commune, ce concept était déterminant pour créer, maintenir et diviser la communauté.
Désormais, autour de l’oasis de Gabès, l’eau est gérée par un Groupement de développement agricole (GDA) qui veille à gérer la ressource hydrique. Cette eau coule dans des Saguia en béton qui irriguent, à heure fixe, chaque partie de terre. Les heures d’eau sont comptabilisées par la GDA et les usager·es de l’eau paient leur cotisation. Les paysan·nes sont ainsi individualisé·es et les plus riches creusent leurs propres puits dans ce lieu où auparavant l’eau était partagée sans contrepartie. Seuls quelques endroits continuent à appliquer le système des communs, comme à Tamaghza, où vit Houssine.
Les communs ont ainsi une place prépondérante en Tunisie et ce, depuis des siècles. Même si des conflits autour des ressources sont survenus entre des groupes et des tribus, les savoir-faire ancestraux de ces groupes ont évolué avec la notion du commun qui a pris différentes formes dans le monde entier.
Ainsi, les communs se sont perpétués et ont évolué à travers les siècles. De nos jours, de nouvelles normes autour des communs s’appliquent comme une justice plus égalitaire et une place prépondérante des femmes. Mais l’objectif reste le même : assurer la préservation, la durabilité et la bonne gouvernance des ressources, même quand cela implique une contrepartie financière.
En Tunisie les exemples et les histoires ne manquent pas : il existe de nombreux mythes autour de l’abondance des ressources et de l’ancien système de justice, jugé plus équitable. Des ruines témoignent de ce mode de vie et des vestiges subsistent encore dans les terres arides du Sud, où des communautés résistent à l’individualité et à la propriété.