Mohsen*, qui vit entre Hammamet et Tunis, bénéficie de ces transferts de fonds. Lorsqu'il vivait encore en France, il a été victime d'un accident qui l'a rendu invalide et incapable de travailler. De retour en Tunisie il y a 30 ans, il ne reçoit aucune aide financière de l'État. Son seul revenu est la somme d'environ 790 dinars que lui envoient chaque mois ses frères et sœurs - vivant en France et au Canada. "Je n'aime pas qu'ils m'envoient de l'argent, mais je n'ai pas d'autre choix", dit-il. Il ne pourrait pas survivre sans leur aide.
Les personnes qui bénéficient d’un soutien financier de la part de leurs proches à l’étranger ne sont pas toutes dans une situation aussi difficile que celle de Mohsen. Par exemple, Abir*, âgée de 40 ans et chercheuse en Roumanie, envoie de l'argent seulement trois à quatre fois par an à sa mère en Tunisie. Ces envois ont lieu pour certaines occasions comme l’anniversaire de sa mère ou le Nouvel an ou encore en cas de dépenses supplémentaires, par exemple durant la rentrée scolaire. "Nous sommes six enfants dans la famille et je suis la seule à avoir terminé mes études et à travailler. Quand je travaille et que j'ai assez d'argent, je veux rendre ma mère heureuse, je veux l'aider, alors je lui envoie de l'argent. Après des années de sacrifice, c'est ma responsabilité de lui donner quelque chose en retour", estime-t-elle.
Les transferts de fonds offrent ainsi aux personnes comme Mohsen une sécurité financière en temps de crise, ou lorsqu'elles sont au chômage. D’après les données d'Afrobaromètre, environ 2% des ménages en Tunisie dépendent fortement des transferts de fonds, tandis que 14%, soit près d’un foyer sur six, en dépendent plus ou moins.
Toutefois, transférer de l'argent au pays n'est pas gratuit puisqu'il faut passer par une agence intermédiaire. Pour envoyer de l'argent à sa mère, Abir doit ainsi payer une commission d'environ 10%. "La dernière fois, par exemple, j'ai dû payer 80 lei (environ 55 dinars tunisiens), ce qui est vraiment cher", se plaint-elle.
Le coût moyen d'une transaction pour envoyer de l'argent en Tunisie est de 8,7 % selon les données de la Banque mondiale. Pour cette raison, de nombreuses personnes transfèrent de l'argent à travers des canaux informels sous forme de biens ou d'espèces. Les données officielles ne reflètent donc pas la totalité des transferts de fonds entrant en Tunisie, mais montrent néanmoins l'importance de cet argent pour le pays.
Les données officielles sur les transferts de fonds ne comprennent que ceux effectués par des voies formelles. Selon la Banque mondiale, les fonds envoyés de manière informelle peuvent représenter 50 % ou plus du total des transferts de fonds d'un pays. La plupart des transferts de fonds vers la Tunisie parviennent aux familles des migrants en espèces ou sous forme de marchandises. En fait, selon les estimations , seuls environ 5 % des transferts de fonds tunisiens transitent par des banques.
Une source stable de devises étrangères
Ces dernières années, les transferts d’argent vers la Tunisie n'ont cessé d'augmenter : à la fin du mois d'octobre 2022, ils ont atteint 7,15 milliards de dinars - soit 13,5 % de plus qu'au cours de la même période en 2021. Alors que le tourisme est régulièrement présenté comme étant une source importante de devises, ces entrées d’argent constituent plus du double des recettes touristiques réalisées au cours des dix premiers mois de 2022.
Au cours des dix dernières années, les transferts d’argent ont été supérieurs aux recettes du tourisme et aux investissements directs étrangers, ce qui en fait l'une des principales sources de devises pour la Tunisie.
En 2021, les transferts de fonds ont ainsi augmenté de 28%, par rapport à 2020, représentant 4,7 % du PIB de la Tunisie. Comme de plus en plus de personnes quittent le pays, les transferts de fonds devraient continuer d'augmenter dans les années à venir.
Les devises étrangères permettent notamment de payer les importations de marchandises et de rembourser la dette extérieure. "Tous les pays du monde - et la Tunisie ne fait pas exception - sont dépendants d'autres pays en termes d'importations. C'est pourquoi, pour payer les importations, un pays a besoin de devises étrangères telles que le dollar, le yen ou l'euro", explique Refk Selmi, maître de conférences en finances et en Sciences des données.
En Tunisie, ces devises étrangères sont donc principalement reçues à travers des transferts de fonds. Les migrant·es tunisien·nes contribuent ainsi indirectement à la stabilisation du dinar, explique la professeure : "S'il n'y a pas assez de réserves en devises, la monnaie nationale en sera affectée.”
Les transferts de fonds sont non seulement plus élevés, mais aussi plus stables et plus fiables que d'autres sources de devises étrangères comme les recettes du tourisme ou les investissements directs étrangers. Par exemple, l'attaque terroriste de 2015 et les répercussions de la pandémie de Covid-19 ont porté atteinte au secteur du tourisme, limitant l’importation de devises.
Les flux d'investissements directs étrangers dans le pays ont par ailleurs diminué au cours de la dernière décennie. Même dans les années à venir, il est "peu probable qu'ils rebondissent fortement sans une plus grande stabilité politique et des réformes économiques, ce qui est peu vraisemblable à court terme", comme le précise le Economist Intelligence Group dans leur analyse. Les transferts de fonds sont donc aussi moins tributaires des priorités et de la situation financière fluctuante des donateurs d'aide officielle.
Moins de pauvreté, une meilleure santé et une meilleure éducation
En examinant l'impact des transferts de fonds sur un pays mais aussi sur les ménages bénéficiaires individuels, des études menées dans le monde entier montrent que les transferts réduisent la pauvreté et augmentent les dépenses en santé et en éducation. Pour les ménages bénéficiaires, les transferts de fonds agissent comme une forme de protection face aux crises financières par la diversification des sources de revenus.
Alors que la migration de personnes hautement qualifiées, comme les médecins et les ingénieur·es, pourrait entraîner une “fuite des cerveaux”, les transferts de fonds contribuent en revanche à faciliter le “gain des cerveaux”. En effet, les migrant·es hautement qualifié·es gagnent plus d'argent dans leur pays d'accueil et peuvent donc en transférer davantage à leurs proches qui investissent dans l’éducation des membres de la famille. La migration de personnes hautement qualifiées peut ainsi participer à l'amélioration du niveau d'éducation des membres du ménage dans le pays d'origine.
À l’échelle du pays, les transferts de fonds peuvent avoir un impact indirect positif sur le marché du travail. Hajer Habib, assistante de recherche à l'université El Manar de Tunis, écrit dans l'un de ses articles : "Une augmentation de la consommation et de l'investissement résultant des transferts de fonds peut stimuler la production nationale, ce qui entraîne une hausse des emplois chez les ménages qui n’en bénéficient pas"
L'impact des transferts de fonds sur le pays et son économie dépend aussi - en grande partie - de leur utilisation. "En Tunisie, les transferts de fonds sont plus utilisés à des fins de consommation qu'à des fins d'investissement", explique Refk Selmi. Elle ajoute par ailleurs que les Tunisien·nes résidant à l’étranger craignent d’investir en Tunisie "parce qu'il y a aujourd’hui une incertitude politique croissante qui peut décourager les investisseurs, qui bien sûr n'apprécient pas l'incertitude”. “Je pense donc qu'il est nécessaire d'améliorer la confiance dans le gouvernement et sa capacité à réduire les incertitudes politiques et économiques actuelles."
C'est ce qui ressort des récentes données d'Afrobaromètre, selon lesquelles plus de 80 % des Tunisien·nes estiment que leur gouvernement s'occupe très ou assez mal de la création d'emplois et près de 70 % pensent que leur gouvernement gère très ou assez mal la lutte contre la corruption en son sein.
Puisque les transferts de fonds en Tunisie sont largement utilisés à des fins de consommation, ils ont tendance à être affectés par les taux d'inflation élevés. "Quand il y a de l'inflation, le coût de la vie augmente, alors les familles qui vivent en Tunisie demandent plus d'argent à leurs proches à l'étranger", explique Farid Makhlouf, maître de conférence en économie et en statistiques. Il ajoute également que les transferts de fonds pourraient théoriquement avoir un impact sur l'inflation également, même si cela n'a pas été prouvé pour la situation tunisienne : "Quand il y a plus de transferts de fonds, la masse monétaire augmente. Comme les gens ont plus d'argent, la demande de produits s'accroît, et par conséquent l'offre diminue." La réduction de l'offre peut à son tour entraîner une hausse des prix, autrement dit l'inflation.
En période de crise, les transferts de fonds augmentent
"Contrairement à l'argent privé, qui a tendance à fuir le pays au premier signe de difficulté, les transferts de fonds augmentent lorsque la famille restée au pays est dans une mauvaise situation. Même lorsque les migrants rencontrent des problèmes dans leur pays d'accueil, ils essaient de maintenir les transferts en sautant des repas ou en partageant un logement. Les transferts de fonds sont des dollars enveloppés d'amour", déclare Dilip Ratha, Chef de l’Unité des migrations et des transferts de fonds de la Banque mondiale, lors d'une conférence TED en 2016.
Par cette déclaration, il évoque l'une des plus importantes particularités des transferts de fonds : leur caractère anticyclique. Autrement dit, en période de crise, les transferts de fonds augmentent.
C'était par exemple le cas après 2011. Farid Makhlouf a fait des recherches sur le comportement des migrant·es tunisien·nes en matière de transferts de fonds après la révolution.
“Nous avons constaté que les Tunisiens à l'étranger se sont plus impliqués, ils ont envoyé plus d'argent. Comme la révolution a généré quelques difficultés économiques, ça les a poussés à aider davantage leurs familles", explique-t-il.
Une autre raison de cette augmentation des transferts était - selon les recherches de Makhlouf - l'espoir des Tunisien·nes de l'étranger de voir une amélioration de la situation dans leur pays natal après la révolution.
Même pendant la pandémie de COVID-19, les transferts de fonds vers la Tunisie ont augmenté - bien que la crise ait touché aussi bien la Tunisie que les pays d'accueil. D’après Farid Makhlouf, cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs, comme la diversification des pays des résidences.. “La plupart des migrants tunisiens vivent en Europe et dans les pays du Golfe. Cette diversification peut également contribuer à maintenir la stabilité des transferts de fonds”, détaille-t-il. Par ailleurs, pendant la crise Covid, le système de sécurité sociale fourni par le pays d’accueil a fourni des aides aux habitant·es. "Si le gouvernement aide les migrants, ils peuvent continuer à envoyer de l'argent.”
Il arrive que les transferts de fonds diminuent en période de crise, mais dans ce cas, ils ont tendance à se rétablir relativement vite. "Pendant la crise financière de 2007, les transferts de fonds ont enregistré une baisse, mais seulement pendant un an. Après quoi, ils sont revenus à un montant normal.", explique Farid Makhlouf. "En conclusion, on peut affirmer : les transferts de fonds sont résilients".
Tout comme les transferts de fonds vers la Tunisie, les transferts de fonds des Tunisien·nes vers d'autres pays ont également augmenté ces dernières années, bien qu'ils soient beaucoup plus faibles que les transferts de fonds entrants.
Les données publiées par le Pew Research Center indiquent que les transferts de fonds sortants sont de l'argent envoyé par des migrant·es d'autres pays du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne à leur famille dans leur pays d'origine, mais aussi de l'argent envoyé par des Tunisien·nes vivant dans leur pays pour soutenir leurs proches qui vivent et/ou étudient à l'étranger.
Renforcer l'impact
Malgré les sommes importantes que les Tunisien·nes résidant à l'étranger transfèrent chaque année à leur famille, une part importante ne parvient pas à destination. La réduction des coûts de transaction encouragerait également les gens à envoyer des fonds par des canaux formels. Cela augmenterait encore l'impact positif de cet argent. "Lorsqu'une somme importante d'argent est transférée de manière formelle, les réserves de la banque centrale augmentent, ce qui facilite le paiement de l’importation et des dettes", explique Refk Selmi.
Inkyfada a contacté la Banque centrale pour obtenir des informations sur les mesures prévues pour remédier aux coûts de transaction élevés, mais aucune réponse n’a été obtenue.
Pour pallier ces coûts, la Banque africaine de développement a lancé le Fonds pour la migration et le développement, qui vise, entre autres, à réduire les coûts des transferts de fonds vers les pays africains. Dans le cas de la Tunisie, il semble que cette initiative ainsi que d'autres n'aient pas abouti, puisque le coût moyen des transactions est resté plus ou moins stable au cours des dix dernières années. La BAD n'a pas répondu aux demandes d'inkyfada concernant la réalisation de ce projet. Si les coûts de transaction des transferts de fonds étaient moins élevés, les effets positifs des transferts de fonds augmenteraient.
Selon Refk Selmi, l’impact positif des transferts de fonds sur l’économie tunisienne pourrait être renforcé s’ils n’étaient pas seulement utilisés à des fins de consommation mais aussi pour des investissements. "Les Tunisiens qui vivent à l'étranger veulent aider leur pays. Pour cette raison, il est très important de les encourager à investir en Tunisie, et pour les encourager, il est important de faciliter les procédures administratives", dit-elle, ajoutant qu'en période d'incertitude politique, il est particulièrement difficile de convaincre les gens d'investir.
Refk Selmi suggère également aux autorités tunisiennes d'introduire d'autres réglementations pour faciliter la participation des Tunisiens de l'étranger au processus de développement national en ouvrant par exemple différents secteurs économiques à la concurrence et en développant un environnement administratif équitable pour les affaires.