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Anis, 36 ans, 5000 dinars par mois, des privilèges et des projets



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13 Mars 2022 |
Depuis deux ans, Anis aménage un local de 500 m² pour en faire un magasin de vêtements. Entre le loyer, les factures et les marchandises, Anis n’en tire pour l'instant presque aucun bénéfice. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter : grâce à son père qui lui a fourni du travail et qui lui donne facilement de l’argent, Anis s’en sort sans problème. 
Anis vient d’une famille très aisée. Son père possède des hôtels et plusieurs commerces dans le Nord et le Nord-ouest du pays. Malgré cet environnement privilégié, il parvient tant bien que mal au baccalauréat, auquel il échoue. Pas de problème : le jeune homme rebondit sur une formation en tourisme et profite de sa situation familiale pour revenir travailler auprès de son père durant huit ans, en tant que chargé de clientèle dans deux hôtels. Du moins, c’est ce que les contrats de travail prétendent. 

Dans les faits, Anis s’occupe essentiellement de l’activité touristique générée par la chasse, qu’il pratique lui-même. Grâce à ses compétences, et de longues journées de travail - qui peuvent parfois atteindre 16 heures - son père peut réellement compter sur lui. Une aide précieuse face au handicap de son frère, gravement brûlé par un accident au gaz, dont l’état général se dégrade progressivement. 

Durant son temps libre, le jeune homme passe son temps à sortir. Amis, filles, alcool, mais aussi produits stupéfiants rythment ses vadrouilles. 

Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

En 2014, Anis atteint un point de rupture. Il n’a plus assez de travail, le sentiment d’insécurité mine son quotidien, l’ennui s’installe. Le jeune homme décide de cesser de travailler, une décision d’autant plus facile à prendre que ses revenus sont assurés. En effet, quelle que soit son activité réelle, les deux salaires de 2500 dinars dans chaque hôtel atterrissent dans sa poche en fin de mois. Mieux : son père, qui a décidé de mettre ses établissements aux noms de ses enfants, partage les bénéfices de fin d’année avec toute la famille. Grâce à cette situation privilégiée, le jeune homme se consacre aux voyages.

Anis passe par une période trouble pendant plusieurs années. Il boit beaucoup, tous les jours. Ses habitudes dépensières rendent ses fins de mois difficiles. Refusant de demander davantage d’aide à son père, il se lance donc dans la petite contrebande de cigarettes. En quelques voyages à Sbeïtla, le jeune homme parvient ainsi à générer jusqu’à 3000 dinars de revenus illégaux. Des bénéfices à tempérer par les risques de ce type d’activité : arrêté par la police, il doit parfois donner de l’argent et une partie de sa marchandise, voire régler une amende. Mais en 2016, la lutte contre la contrebande devient plus sévère. Son petit commerce peut désormais lui valoir de la prison, et Anis décide d’y mettre un terme. Malgré son impression d’indépendance, le jeune homme reste ainsi dépendant de son père pour le sortir d'affaires ou compléter ses fins de mois.

Durant ces années, il vit également plusieurs accidents de voiture. Mais là aussi, sa situation privilégiée le protège, puisque celles-ci sont toutes rattachées aux hôtels de son père et couvertes par de solides assurances qui couvrent l’ensemble des frais.  “Heureusement à chaque fois je n’ai presque rien eu !”, raconte le jeune homme. S’il s’en sort indemne physiquement et économiquement, ces péripéties à répétition inquiètent sa mère, qui y voit l'œuvre du mauvais œil. “Je pense qu’elle a raison”, affirme-t-il,  “ce n’est pas tout le temps de ma faute, les voitures ont été bousillées trois fois alors qu’elles étaient garées ! Il y a même un accident où un semi-remorque m’est rentré dedans”. Il bénéficie également d’une bonne couverture santé via ses contrats avec les hôtels, ses soins ne lui coûtent donc rien non plus.

Sentimentalement, Anis est au point mort. Après être resté 10 ans avec une connaissance de jeunesse, un désaccord autour du mariage, pour lequel il ne se sent pas prêt, finit par avoir raison de son couple. Célibataire depuis, le jeune homme ne veut pas s’engager, et enchaîne les relations brèves ou les aventures d’un soir. Convaincu que ses travers, son incapacité à changer et son refus des conflits ne font pas de lui un bon partenaire, il éprouve également des difficultés à se projeter dans le rôle de père. 

C’est en 2020 que sa vie professionnelle connaît enfin un tournant : un ami détenteur d’une franchise de vêtements tunisienne lui conseille d’ouvrir une boutique de la même enseigne. Anis, qui a de l’argent de côté, et sait que sa région est relativement dépourvue de commerces de ce type, flaire une opportunité et décide de se lancer. Il déniche d’abord un espace de 500 m² et l’aménage avec les fournisseurs de l’enseigne, avant de suivre une formation spécifique. Enfin, la marque vérifie le cahier de charges et lui fournit la marchandise. Derrière cette reconversion, encore et toujours, son  père, qui finance l’aménagement à hauteur de 600.000 dinars. A ces frais s’ajoutent 450.000 dinars de marchandises, payables mensuellement.

De ce gros investissement, le jeune homme ne tire pas encore de salaire, et attend patiemment l’éloignement de la pandémie, espérant que les affaires se porteront mieux. Tous les bénéfices dégagés sont pour l’instant consommés par le magasin, les factures ainsi que le loyer de 4.000 dinars. Mais Anis en tire tout de même un certain bénéfice : les revenus du magasin lui paient le loyer de son appartement à 650 dinars, situé juste à côté. 

Heureusement, les 5.000 dinars de salaire des hôtels familiaux viennent encore alimenter son train de vie, et le besoin de tirer des revenus du magasin ne se fait pas réellement sentir, sauf dans ses mois les plus dépensiers. En cas d’imprévu, Anis n’hésite cependant pas à prendre de l’argent du magasin, où à demander à son père lorsque cela n’est pas possible.

Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

Depuis sa prise de responsabilité, le quotidien d’Anis a changé. Après un réveil difficile, il sort prendre son petit déjeuner au café d’en bas, dont les gérants sont des amis. Puis il va travailler au magasin, juste en face. Le week-end, il rentre chez ses parents, dans le gouvernorat d’à côté. Son train de vie reste très élevé, même s’il sort moins qu’avant. Très souvent, le soir, il achète quelques dizaines de bières et du cannabis après sa journée de travail. Si sa consommation est irrégulière et qu’ ”il y a des soirs où [il boit] plus que d’autres”, le jeune homme reconnaît, un peu gêné, sa dépendance.

"Je suis peut-être alcoolique, mais je sais que depuis plus de 15 ans, je ne peux pas dormir sans. C’est ma routine”.

Dernièrement, il a pris un crédit de 30.000 dinars pour la construction d’une maison sur un terrain qu’il possède, mais cet argent a déjà été bien entamé : après la période d’enfermement liée au covid, il a choisi de l’utiliser pour laisser libre cours à son goût des voyages. 

Zone grise

Récemment, Anis a rencontré des désaccords avec les responsables de  son enseigne, qui, selon lui, ne prennent pas assez en considération l’impact de la période actuelle sur son affaire. Pris entre exigences de commandes plus régulières et chèques encaissés trop tôt, il estime que cette pression pourrait être intéressée : en cas de défaut de paiement, la firme peut récupérer le magasin sans dédommager son responsable, après avoir remboursé ses dettes. Bien qu’il soit parvenu à desserrer l’étau lors d’une entrevue, Anis est très angoissé par la perspective de ne pas pouvoir payer ses échéances. Sur ce point, le filet de sécurité représenté par son père ne parvient pas à le rassurer complètement, même s’il croit en son projet et est sûr de sa capacité à réussir. 

Son frère est pour lui une autre source d’inquiétude. Plongé par une trop forte consommation de cocaïne dans des problèmes psychologiques et nerveux, il éprouve parfois des accès de violence. Anis, qui vit désormais à plus de 70 kilomètres et ne peut pas toujours être présent, a peur pour ses parents. En réalité, au-delà de ces deux sujets de préoccupation, Anis ressent constamment de l’anxiété, que cela soit pour sa famille, pour ses affaires, pour son avenir. Il éprouve souvent la sensation qu’on le prend pour un idiot du fait de sa gentillesse, ou pour un “fils à papa pourri gâté” du fait de ses origine favorisées. Pourtant, il se sait capable et volontaire.   “Je n’ai rien à prouver à personne, mon père sait de quoi je suis capable”, affirme-t-il. 

Souvent, Anis s’ennuie, et se sent seul, surtout depuis qu’il est installé dans la ville où il a ouvert son magasin. Il refuse malgré tout de lâcher et de retourner à son ancien mode de vie, comme il l’explique lui-même, d’un air innocent.

“En ce moment, je dors et je travaille, j’essaye d’être sérieux et d’avoir une vie organisée. J’ai assez fait de magouilles, cela ne m’intéresse plus”.

Futur

“J’espère que tout ira bien ! La Tunisie, cette Tunisie me fait peur”, commence par dire Anis, angoissé comme à son habitude. Malgré ces craintes, il garde plusieurs projets en tête. Le premier d’entre eux : ouvrir d’ici l’été, lorsque le magasin sera sur pied, un nouveau commerce franchisé dans une autre ville du nord-ouest. Il songe également à doter sa région de nouveaux hôtels, dont elle manque, en collaboration avec son père. Selon lui, le potentiel touristique de la zone est sous-exploité, et dépasse largement le monde de la chasse.

Sur le plan personnel, Anis ne sait pas s’il parviendra un jour à arrêter de boire ou à retrouver un sommeil normal. Pour dépasser ses angoisses, il compte sur ses projets, et sur ce qui lui reste à accomplir pour les mettre en œuvre. Plein d’espoir, il ajoute dans un sourire : “L’essentiel, c’est de rester gentil et bienveillant avec les gens qui m’entourent. Tout ira bien pour moi, même ennuyeuse, la vie sera belle.”