À la fin de sa longue journée de travail, Ahmed ferme les portes de son atelier et se rend à la STEG pour payer sa facture. Depuis deux jours, sa famille vit sans eau ni électricité. Ahmed s’est retrouvé obligé d’emprunter à gauche et à droite mais n’a réussi à amasser qu’une fraction du montant dû. Il reste endetté de 600 dinars.
Propriétaire d’un atelier de menuiserie dans une petite ville du centre de la Tunisie, Ahmed gagne environ 500 dinars par mois. Aujourd’hui, son travail consiste essentiellement à réparer des meubles de mauvaise qualité achetés dans des magasins de renom. Ou à redonner une nouvelle jeunesse à d’anciens meubles. “Je n’ai plus beaucoup d’énergie pour travailler mais je fais de mon mieux”, décrit-t-il. Malgré un mode de vie modeste, il peine à couvrir les dépenses familiales.
Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles :
Désormais, les créations sont de plus en plus rares. Ahmed se remémore avec nostalgie ses débuts aux côtés d’un menuisier expérimenté dans les années 1990. “À l’époque nous faisions tout, des salons entiers, des cuisines, des chambres à coucher… Le menuisier avec qui je travaillais était un des meilleurs, un puits de connaissances”, raconte le quadragénaire.
Issu d’une famille modeste composée de 9 enfants, Ahmed arrête l'école dès le collège par manque de moyens. Très jeune, il commence à travailler dans des ateliers de menuiserie, sans être payé. “Je n’avais pas le choix, j’étais jeune et je n’avais pas d’argent. Parfois les patrons me donnaient quelques pièces”, raconte-t-il. Ahmed admet avoir une personnalité très réservée et très timide, ce qui a été un obstacle tout au long de sa carrière et l’a empêché de demander une paie.
Plusieurs années plus tard, après une tentative échouée de déménager à Tunis, il décide de prendre son courage à deux mains et d’ouvrir son propre atelier de menuiserie. Sa nature réservée lui fait encore défaut.
“Je n’ai pas réussi à me faire une clientèle. J’étais trop timide pour batailler les prix et je n’osais pas réclamer l’argent qui m’était dû. Donc je travaillais souvent à perte”, explique-t-il.
Un an plus tard, il tente une seconde fois de se lancer seul. Les grandes enseignes de meuble se multiplient en cette période et Ahmed croule sous les dettes. “ J’ai essayé d’aller vers les gens, de m’imposer, mais tout le monde me connaissait déjà trop. Rien n’a changé", raconte-t-il.
Il travaille ensuite pendant 6 mois en tant que serveur, avant d'être recruté dans une grande entreprise de meubles. “ C’était une bonne période pour moi. J’avais un salaire fixe et un pourcentage. Je travaillais bien", raconte-t-il. Avec cette nouvelle stabilité financière, il peut enfin épouser la femme dont il est amoureux depuis plus de 15 ans. La famille de cette dernière avait toujours refusé ce mariage car ils trouvaient qu’Ahmed n’était pas un bon parti. Il et elle se marient finalement en 2008.
Ahmed tente ensuite pour la troisième fois d’ouvrir un atelier dans sa ville natale, avec le soutien de sa femme. “ J’avais beaucoup plus de confiance en moi et je demandais toujours une avance, même si j’aurais souvent mieux fait d'être plus ferme”, explique-t-il.
L’artisan décrit cela comme la plus belle époque de sa vie.
“Le boulot allait bien, j’avais deux enfants magnifiques et un amour intact pour ma femme. Les questions financières nous importaient peu”.
À la mort de sa femme en 2017, décédée d'un cancer, Ahmed fait une grave dépression. Ses enfants restent très souvent chez sa famille, qui le pousse à se remarier. “J’avais besoin de quelqu‘un pour mes enfants”, justifie-t-il. En 2020, il épouse une connaissance éloignée. “Elle s’occupe très bien de mes enfants qui l’aiment beaucoup. Je la respecte profondément”, dit-il avec reconnaissance.
Aujourd'hui, son atelier lui rapporte à peine de quoi payer le loyer et les courses, qui lui coûtent au total 430 dinars par mois. Ses dépenses s’élèvent à 762 dinars par mois. Ahmed est donc toujours endetté, à hauteur de 600 dinars pour les factures d’eau et d'électricité par exemple et dépend beaucoup des aides familiales. Il a quand même décidé de placer ses enfants dans une école privée, ce qui lui coûte 160 dinars par mois, en plus des 60 dinars par mois dépensés pour leurs vêtements et autres nécessités. Lui et sa femme n’achètent pas grand chose, à part quelques recharges téléphoniques à l’occasion.
Sa femme enmène régulièrement les enfants chez ses parents, surtout quand la situation financière s’empire. Ahmed s’autorise un seul loisir : le café qu’il prend chaque matin en face de son atelier. L’été, il prend quelques jours de vacances, qu’il passe chez sa belle-famille.
Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :
Zone grise
L’atelier d’Ahmed souffre d’un manque de clientèle. “Aujourd’hui le bois c’est pour les riches ! Les gens normaux et pauvres ne peuvent plus y accéder” argumente Ahmed. Le menuisier a peu de marge de manœuvre : il explique qu’il est obligé de faire crédit sinon il n’aurait plus aucun client. Avec l’apparition des grandes entreprises de meubles modernes, les menuisiers disparaissent petit à petit, à part dans quelques quartiers populaires ou dans certaines villes de l’intérieur, selon lui.
“Cette situation m’angoisse énormément. Comment vais-je faire vivre ma famille ? Souvent je n’arrive pas à payer les loyers ni du magasin, ni de la maison”, décrit-il.
Ahmed avoue qu’il n’a plus ni l’énergie ni la force de chercher des petits boulots ou d’autres moyens de subsistance. Il réfléchit à déménager à côté de sa belle-famille mais pense que sa situation économique serait similaire. En attendant, l’aide familiale ne suffit plus et ses dettes s’accumulent.
Futur
“J’aimerais retrouver goût au travail mais je ne peux pas acheter le bois qu’il me faudrait, ni le matériel. Plus rien ne me fait plaisir”, raconte l’artisan. Toutes les solutions qu’il envisage demandent des moyens financiers et une énergie qu’il ne possède pas.
“Le futur est très sombre. J'ai commencé jeune et j’ai vieilli trop vite”, résume-t-il.
Ahmed place ses espoirs malgré tout dans les études de ses enfants. Suspendu entre la nostalgie du passé et un futur angoissant, Ahmed ne voit pas le bout du tunnel. “J’aimerais rejoindre ma femme là où elle et être tranquille mais je pense à mes enfants donc je reste. L’avenir m'angoisse, je préfère ne pas y penser. Je préfère penser au passé.”