Ces informations proviennent d’un échange de mails entre Sylvie B. la “mère de son fils”, telle qu’elle se décrit, et le cabinet Trident Trust Company, responsable de l’incorporation de nombreuses sociétés dans des paradis fiscaux et épinglé par les Pandora Papers. À première vue, rien ne distingue vraiment Mohamed Allani des nombreux autres individus qui procèdent à ce type de montage pour dissimuler des bateaux, avions et autres propriétés dans des paradis fiscaux.
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Porté disparu
L’histoire aurait pu être celle d’un banal inconnu dans un paradis fiscal, si ce dernier n’avait pas disparu il y a bientôt 17 ans. L’homme est un binational franco-tunisien, né à Kairouan en 1965. En juin 2004, il se trouve dans la ville de Genève, sur les bords du Lac Léman. La raison de sa présence n’est pas connue. Le 21 de ce mois, il disparaît.
Depuis, il n’a plus donné signe de vie. “Un suspect criminel est impliqué dans cette disparition”, selon les mots de Sylvie B. dans un des mails échangés avec Trident datés de décembre 2011. Un cas qui pourrait s’apparenter à de nombreuses disparitions forcées sous la dictature de Ben Ali.
Son nom figure d’ailleurs sur la “Liste de points concernant le rapport soumis par la Tunisie” dans le cadre de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. “L’instance [Vérité et Dignité - IVD] a également été saisie par deux cas de deux Tunisiens disparus à l’étranger dont Mohamed Ben Mustapha Allani disparu le 22-07-2004* en Suisse”, décrit le document en évoquant le travail de l’IVD dans les procédures judiciaires en Tunisie, lors de la dixième session du Comité des disparitions forcées, qui s’est tenue au Palais des Nations de Genève en mars 2016.
L’IVD a en effet bien reçu un dépôt de dossier de la sœur de Mohamed Allani, Leïla. inkyfada n’a pas réussi à joindre cette dernière. Selon une source qui travaillait à l’époque au sein de l’IVD, c’est son avocat, Raouf Ayadi, qui a déposé une plainte en justice. Contacté par téléphone, il n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Toujours selon cette source, la disparition serait liée aux proches de l’ancien président Ben Ali. “Une chose est sûre dans ce dossier, c'est qu'il était associé des Trabelsi”, estime-t-elle ayant travaillé directement sur ce sujet. À l’époque, l’autoritarisme du régime profite aux membres du clan Ben Ali-Trabelsi qui font mainmise sur une partie de l’économie tunisienne, sur plusieurs banques, des concessionnaires automobiles, des franchises de supermarchés, différents médias privés ainsi que de nombreux hôtels. Ce réseau économique et financier est tel, qu’à son apogée, 21% des bénéfices du secteur privé tunisien étaient capturés par 220 entreprises aux mains des Ben-Ali-Trabelsi.
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Pour dissimuler les bénéfices, les membres du clan présidentiel “utilisaient beaucoup de prête-noms”, rappelle cette source qui a travaillé directement sur les cas de violations des droits fondamentaux sous l’ère Ben Ali. Selon elle, il est fort probable que Mohamed Allani ait aidé la famille Trabelsi dans ses affaires, ait tenté de les voler, et se soit enfui par la suite. Il aurait ensuite été rattrapé, sans que l’on sache ce qu’il est devenu.
Son fils, qui vit aujourd’hui en France et n’a pas eu de contact avec Mohamed Allani depuis plus de 20 ans, n’a pas plus de nouvelles. "Il a dû changer d'identité ou il est présumé mort, je ne sais pas où il est à l'heure actuelle", déclare-t-il au téléphone.
Sylvie B. aux commandes de ses “affaires”
Sept ans après la disparition de Mohamed Allani, Sylvie B. aurait récupéré la gestion de ses affaires courantes et aurait notamment été nommée administratrice par la Justice française - toujours d’après sa correspondance avec Trident. Elle cherche ainsi à récupérer un bateau de plaisance, le Kilani, basé en Tunisie.
Mais lorsqu’elle entame des démarches en ce sens, elle se heurte à un problème. “L’avocat du port [...] m’a demandé de prouver que le bateau “Kilani”, de la société "A. Yachting Limited” appartient bien au père de mon fils, M. Mohamed ALLA NI”, explique-t-elle au cabinet, Or, “son nom n’apparaît pas sur le document d’immatriculation du bateau”.
Extrait de l'email envoyé par Sylvie B. au cabinet Trident Trust, le 26 décembre 2011.
En effet, ce genre de montages est courant pour dissimuler le ou la propriétaire réel·le de biens comme des bateaux, des avions ou des propriétés. Pour éviter que le nom du bénéficiaire des biens ne figure sur le titre de propriété, ce ou cette dernier·e (ou un·e intermédiaire) passe par un cabinet spécialisé pour créer une société qui apparaîtra à sa place sur le document. Des services de nomination de directeur·rice et d’actionnaire permettent de renforcer l’opacité sur le ou la bénéficiaire.
C’est par exemple le cas du jeune homme d’affaires Mohamed Amine Miled, détenteur d’un bateau de plaisance, enregistré sur l’île de Man, et dont le propriétaire officiel est une société basée aux îles Vierges britanniques. D’après les documents consultés par inkyfada, cette dernière avait ainsi pour unique but de “posséder un bateau”. Dans le cadre de l’enquête Pandora Papers, ICIJ et ses partenaires - dont inkyfada, ont mis en lumière de nombreux schémas similaires.
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“Un paradis fiscal ce n'est pas forcément ne pas payer d'impôts, le plus gros avantage c'est que les informations sur la création de montages financiers [et les bénéficiaires réels] ne sont pas transmises à d’autres États”, explique Neila Chaâbane, professeure de droit public. Dans le cas de bateaux, l’avantage est que le propriétaire peut alors en jouir en Tunisie, ou ailleurs, sans avoir à régler les droits de douanes dûs. La société A. Yachting Limited a ainsi permis à Mohamed Allani de dissimuler sa propriété sur le bateau Kilani.
À tel point qu’après sa disparition, il devient compliqué pour Sylvie B. de prouver qu’il en est bien le propriétaire. “J’ai vraiment besoin de ces documents, s’il vous plaît. Tout ce que vous obtiendrez ou trouverez concernant le nom du propriétaire ou du directeur de l’entreprise "A. Yachting Limited" est le bienvenu pour moi et pour le fils de M. Mohamed ALLANI [...] qui vit avec moi en France”.
Elle précise qu’il est “très urgent de sauver le bateau" car il est en mauvais état et que le gestionnaire en Tunisie ne veut pas la laisser accéder au bateau pour le réparer. Son fils assure ne pas savoir ce qu’est devenu le bateau. "Il est resté à quai longtemps, j'étais allé le voir avec la famille", explique-t-il, "il était dans un sale état, donc même si on le récupérait, il est délabré, il y a des frais de port, des frais de douanes, ce serait à perte de le récupérer".
Enfin, Sylvie B. demande à savoir si la société A. Yachting Limited a été fermée, si oui par qui et quand ça. Le mail est ensuite transféré par des employé·es de Trident en interne pour savoir combien coûterait la restauration de la société, nécessaire pour toute action sur celle-ci. Le devis envoyé par Xen M. à Joel O. affiche “5100” sans que la devise ne soit précisée (mais il s'agit probablement d'euros ou de dollars).
Les documents consultés par inkyfada ne permettent pas de savoir si Sylvie B. a réglé cette somme ou si elle a finalement pu récupérer ce bateau.