Dès le printemps 2011, Kaïs Saïed exprime une vision différente de l’État et de l'organisation des pouvoirs. Il avance de nouveau son projet en 2013 lors du débat public autour de l’élaboration de la Constitution, dans un texte intitulé “pour une nouvelle fondation”. Il l’inclut ensuite dans sa campagne électorale lors de sa candidature en 2019.
Cette vision se fonde sur une conception alternative de l’exercice du processus démocratique, suivant une “pensée politique nouvelle” qu’il faudrait refléter dans un “nouveau texte constitutionnel” selon lui. Cette thèse se construit sur des principes de démocratie directe depuis la base, ce qu’il nomme “la construction démocratique par la base” ou encore la pyramide inversée.
Celle-ci contient au plus haut niveau les 264 conseils locaux, correspondant au nombre de délégations en Tunisie, dont les membres sont élu·es au suffrage direct par les habitant·es de chaque “imada” (le plus petit secteur). De là, découlent des conseils régionaux, correspondant aux 24 gouvernorats, contenant chacun un·e membre représentant·e chaque délégation au sein du gouvernorat.
Quant au Parlement, ou “l’Assemblée nationale populaire”, elle est située au bas de la pyramide des pouvoirs. Ses membres proviennent des conseils locaux.
À partir du texte “pour une nouvelle fondation”, et des déclarations faites par Kaïs Saïed lors de sa campagne électorale, cette infographie interactive tente de résumer les différents aspects de ce projet.
1. Conseils locaux
Nombre de membres au sein des conseils
Un·e représentant·e élu·e par imada (secteur)
Un·e responsable de la sécurité
Les représentant·es des potentielles administrations locales de la délégation (si elles existent)
Un·e représentant·e régional·e des personnes en situation de handicap
Critères d’éligibilité et prérogatives des différents membres
Les membres élus·es
- Sont élus·es par un suffrage direct à deux tours
- La candidature ne peut être acceptée par l’instance concernée sans parrainage de la part de l’électorat
-
Conditions du parrainage
- parité entre les femmes et les hommes sur la liste électorale
- 50% de l’électorat doit avoir moins de 30 ans
- 25% de l'électorat doit être composé de diplômé·es au chômage
Le ou la responsable de la sécurité l ou elle a pour rôle d’arbitrer le conseil
- Nommé·e par l’administration centrale au sein de l’autorité compétente
- Parrainé·e par la majorité absolue des membres élus·es du conseil
Les représentants·es des administrations locales n’ont pas de droit de vote
Prérogatives du conseil
Élaborer les projets de développement au sein de la délégation
Organe/ autorité de contrôle
Le contrôle est exercé par l'électorat à travers le mandat impératif, qui lui permet de révoquer son vote à tout moment au cours du mandat
Zone grise
- Comment les membres élus·es peuvent être révoqué·es ?
- D’où ces conseils puisent-ils leurs financements ?
- Ces conseils doivent-ils exécuter les projets de développement ou se contentent-ils de les élaborer ?
- Qu’en est-il des structures municipales actuelles ?
2. Conseils régionaux
Nombre de membres au sein des conseils
Un·e représentant·e de chaque conseil local du gouvernorat
Directeurs·trices des administrations régionales dans le gouvernorat
Critères d’éligibilité et prérogatives des différents membres
Membres élu·es jouissant d’un pouvoir de décision et du droit de vote
Les membres des conseils locaux comptent un·e représentant·e par délégation. Chacun·e représente le conseil dont il ou elle est issu·e pour une durée déterminée, fixée par la loi. Il ou elle est ensuite remplacé·e par un membre du même conseil au moyen d’un tirage au sort, mis en place au début de chaque mandat.
Les directeurs·trices des administrations locales N’ont pas de droit de vote
Un·e représentant·e des personnes en situation de handicap
Prérogatives du conseil
Composer entre les différents projets élaborés au niveau local.
Organe/ autorité de contrôle
Les comités locaux alternent à l’aide d’un tirage au sort effectué chaque mandat.
Zone grise
- Quels mécanismes d’arbitrage seront mis en place pour prioriser les projets de développement locaux ?
- Quel est le cadre du rôle consultatif des directeurs·trices des administrations locales ?
3. l’assemblée nationale populaire
Nombre de membres au sein du conseil
264 représentant·es des conseils locaux
(non précisé) Représentant·es des Tunisien·nes à l’étranger
Critères d’éligibilité et les prérogatives des différents membres
Représentants·es des conseils locaux suffrage direct des membres
Représentant·es des Tunisien·nes à l’étranger scrutin de liste ouverte
Prérogatives du conseil
Peut légiférer
Organe/ autorité de contrôle
Le contrôle est exercé par l’électorat à travers le mandat impératif, qui lui permet de révoquer son vote à tout moment au cours du mandat.
Zone grise
- Qui, des conseils locaux ou de l’Assemblée, détient l’initiative législative, soit le pouvoir d’élaborer des projets de loi ?
- Comment l’Assemblée exerce-t-elle son pouvoir de contrôle sur le pouvoir exécutif détenu par le président de la République et le gouvernement ?
L’histoire regorge d’exemples d’expériences diverses de démocratie directe basée sur la structure des conseils et sur un partage direct de la prise de décision par les individus. Mais Kaïs Saïed refuse de comparer son modèle au modèle soviétique ou aux conseils populaires libyens. Il le considère comme "une expression de la vraie volonté populaire à travers les élections avec la possibilité de retirer les pouvoirs alloués”.
En contrepartie, l’analyse des bases de cette pensée, de ses moyens et de ses mécanismes est difficile au vu des maigres informations disponibles. À part le document incomplet et imprécis publié en 2013 par Kaïs Saïed “pour une nouvelle fondation”, il n’existe pas d’autre écrit portant sur le projet étatique de Kaïs Saïed. De plus, dans ses déclarations médiatiques, son projet n’est jamais présenté de manière exhaustive et claire. Il a donc fallu rassembler plusieurs idées dispersées afin de comprendre les bases de cette pyramide inversée. Cela soulève également d’autres questions plus essentielles, liées à l’absence d’un véritable contrôle du rôle du président de la République ou encore à la capacité d’un tel système, qui se limite à un modèle organisationnel, de répondre aux demandes économiques et sociales soulevées par la révolution. Par ailleurs, en l’absence d’un véritable débat social à grande échelle, la question de la recevabilité de ce projet par de nombreuses catégories sociales tunisiennes demeure.