Si la série a reçu de nombreuses réactions positives, d’autres commentaires ont soulevé certaines problématiques du feuilleton. Imed Soltani, président de Terre pour tous, l’association des disparus tunisiens en Méditerranée reconnaît que "dans la série, il y a des choses qui sont vraies" et que “oui, la mer Méditerranée est devenue un cimetière de migrants” mais il regrette qu’elle ne pointe pas du doigt “le grand responsable qu'est l'Union européenne, c'est elle qui a fermé ses frontières".
La question des visas n’est par exemple abordée qu’une seule fois à travers le personnage de Hela qui tente d’obtenir un visa pour l’Italie, sans succès. Un agent tunisien chargé de recevoir les dossiers de demande lui indique uniquement qu’il manque des documents. À aucun moment, des responsables italien·nes ne sont mis·es en scène. “On ne va pas montrer les détails des détails, il y aura peut-être d’autres projets qui pourraient parler des difficultés que nous voyons tous, y compris moi-même, pour avoir un visa”. "À travers cette séquence symbolique [...] on a parlé de ça, mais ce n’est pas le thème principal.”, justifie le réalisateur Lassaad Oueslati. “Peut-être qu'[Imed Soltani] a raison, mais on a essayé de montrer la réalité [...] selon nos propres moyens", ajoute-t-il.
Capture d'écran de la scène où Hela tente d'obtenir son visa.
“Le projet n'a pas pour but de critiquer telle ou telle partie", poursuit Lassaad Oueslati, même s’il assure ensuite que dans les faits l’État tunisien, l’Union européenne et “particulièrement l’Italie” ont été critiqués “avec beaucoup de finesse et d’intelligence”.
"Cette série est comme un film d'horreur pour convaincre les migrants de ne pas partir en Europe", juge de son côté Imed Soltani.
Lors de sa diffusion sur Wataniya 1, les génériques de début et de fin de la série étaient précédés de cinq secondes de spot publicitaire promouvant la campagne “d’information et de sensibilisation” Esshih, récemment lancée par l’OIM, l’Organisation internationale pour les migrations. Le logo de l’agence intergouvernementale, affiliée à l’ONU, est aussi présent dans le générique de fin.
D’après les informations obtenues par inkyfada auprès de la Télévision nationale, l’OIM n’a pas participé à la production de la série. Le réalisateur explique que la Télévision nationale et la société de production Digipro sont entrées en contact avec l’ONU - après le tournage - pour une éventuelle collaboration. Cette dernière les a alors renvoyées vers l’OIM. Après de nombreuses réunions, “ça s'alignait plus ou moins avec notre campagne" estime Mehdi Limam, coordinateur de projet auprès de l’agence intergouvernementale. Le réalisateur "avait une même vision que nous sur les thématiques sociales en Tunisie, spécifiquement la migration irrégulière".
L’OIM n’est pas intervenue non plus dans le contenu de la série. "On ne pouvait ni ne voulait interférer dans le travail artistique de Lassaad Oueslati", affirme Mehdi Limam, "ça reste une fiction, un imaginaire du scénariste et de l'artiste". Mais lors des réunions pour préparer la collaboration, “on a donné un petit soutien sur la terminologie à utiliser, sur quelques clichés qu'on voulait enlever de la tête du réalisateur". "C'est un peu les valeurs de l'OIM qu'on [essayait] de faire passer, tels que le respect des droits des migrants", admet Alice Sironi, chargée de protection à l’OIM.
Si l’OIM n’est pas intervenue dans la série, celle-ci reste "un outil qui va être utilisé dans le contexte de la campagne, surtout ce long-métrage qu'on va avoir". En effet, il est aussi prévu d’en tirer un film avec "les mêmes images" mais "un format beaucoup plus portable pour notre campagne où on pourrait faire des ciné-débats, des projections" explique Mehdi Limam.
Ni la Télévision nationale ni l’OIM n’ont voulu communiquer le montant payé pour les spots publicitaires, mais “on peut vous dire que ce n'était pas un prix commercial, on a eu un prix lié au fait que nous faisons du travail humanitaire", affirme Alice Sironi.
Décourager les canDidat·es à la migration irrégulière, malgré l’inaccessibilité des voies régulières
Officiellement, la campagne n’a pas “pour but d’arrêter les migrations”, mais plutôt de “parler des réalités qui attendent les candidats à migrer par la voie irrégulière”. Pour préparer ce projet, l’OIM et l’ONM, l’Observatoire national des migrations ont mené une étude pour comprendre le profil des candidat·es à la migration dit "irrégulière", afin de pouvoir les cibler à travers la campagne.
"Quand est-ce qu’est arrivée cette problématique de l’immigration irrégulière ? Quand l'Europe a fermé ses frontières, avec ce visa impossible à avoir", rétorque Imed Soltani. Cette “impossibilité d’obtenir un visa” ou encore des “voies de migration régulière [qui] ne sont pas à la portée de tout le monde” sont autant de facteurs identifiés dans le rapport conjoint OIM-ONM, à travers des entretiens avec des ressortissant·es tunisien·nes, justifiant le recours à une migration "irrégulière".
“Les documents requis pour demander un visa (preuve de stabilité financière sous la forme de comptes bancaires avec des montants importants ; preuve de liens personnels avec le pays ; preuve de couverture de l’assurance médicale, etc.) sont hors de portée pour la plupart des Tunisiens et les frais de demande de visa sont également élevés.” détaillent les résultats de l’étude en page 18.
Plusieurs personnes interrogées dans le cadre de cette étude
“ont indiqué que leurs demandes étaient systématiquement rejetées” déplorant le fait que
“les frais n’étaient pas remboursés même lorsque le visa était refusé”. Ainsi,
“la perception répandue selon laquelle les visas ne sont pas octroyés de manière équitable fait paraître l’ensemble du processus comme inutile et frauduleux”.
Avant de tenter une migration dite “irrégulière”, ceux et celles qui désirent migrer tentent d’abord leur chance par les voies légales. “Bon nombre de ceux qui ont finalement décidé de voyager de manière irrégulière avaient demandé des visas, mais leurs demandes avaient été refusées pour des raisons financières”, explique le rapport, citant l’étude de REACH & Mercy Corps menée en 2018. L’absence de voies régulières de migration pousse donc de nombreuses personnes migrantes potentielles vers la harga*.
De plus, de nombreuses personnes privilégient ce moyen en raison d'une “dette acquise et/ou accrue à cause de la migration régulière et irrégulière”. Le rapport mentionne par exemple que des “personnes empruntaient souvent de grosses sommes d’argent pour établir leur stabilité financière au moment de leur entretien pour l’obtention d’un visa, pour acheter des documents qui leur permettraient d’obtenir un visa, ou en achetant des contrats".
“Lors des groupes de discussion, les participants ont mentionné des cas de personnes qui avaient payé 30.000 TND - environ 9.300 EUR - en échange de contrats de travail lesquels, lorsqu’ils étaient présentés au moment de l’entretien pour l’obtention du visa, auraient pu leur permettre d’obtenir un visa”.
Du côté de l’OIM, "on est bien conscient qu'il y a beaucoup de limitations dans l'accès aux voies de migration régulières, malheureusement”. “C'est quelque chose sur lequel l'OIM travaille activement” en faisant “un plaidoyer auprès des États”, mais “finalement ça reste dans le champ des États de négocier une extension des voies de migration régulière", affirme Alice Sironi.
En Italie, l'expulsion opaque des migrant·es tunisien·nes
En attendant l’augmentation des possibilités de migration régulière, l’objectif "c'est de toucher ces jeunes qui pensent que la seule solution à leurs problèmes est la migration [...]". “Si c'est [pour améliorer leur] situation sociale ou économique, il y a d'autres alternatives", explique Mehdi Limam. "Le but est de les accompagner pour qu'ils puissent essayer de développer leurs propres projets personnels", ajoute Alice Sironi.
Selon les données de l’enquête de l’OIM sur les raisons de la migration des “migrants potentiels tunisiens”, 58.37% des répondant·es veulent “améliorer [leur] niveau de vie” - la réponse la plus donnée. Mais ils et elles sont aussi 55,67% à répondre “j’aimerai pouvoir me déplacer et voyager plus librement” et 52,43% à répondre “je veux juste aller à l’étranger”. Aux raisons économiques et sociales s’ajoutent donc la liberté de circuler.
Rang | Les raisons | Effectifs | % |
---|---|---|---|
1 | Pour améliorer mon niveau de vie | 216 | 58,37 |
2 | J'aimerais pouvoir me déplacer et voyager plus librement | 206 | 55,67 |
2 | Besoin d'argent pour la famille | 206 | 55,67 |
3 | Je veux juste aller à l'étranger | 194 | 52,43 |
4 | Insufficient income | 152 | 41,1 |
Raisons les plus données, selon le "Tableau 10 : Les migrants potentiels tunisiens interrogés selon les raisons de la migration", rapport OIM-ONM. |
Les deux employé·es de l’OIM reconnaissent que la campagne Esshih a pour conséquence de dissuader les candidat·es à la migration irrégulière, même s’il et elle réfutent le qualificatif d’immobilité. "Les dissuader de migrer irrégulièrement oui, parce qu'on sait ce qu'il y a derrière", admet Mehdi Limam, mais "on ne les en empêche pas". "Qu'ils ne trouvent pas leurs comptes dans les voies de migration régulière proposées, on ne le nie pas. C'est très très limité mais il y a d'autres opportunités pour réaliser ses rêves", ajoute-t-il.
Ce dernier considère que les personnes migrantes “ont des sources d'information qui ne sont pas toujours très fiables". "Ils n'ont que les messages qu'ils veulent avoir ou qu'ils cherchent", explique-t-il, "avant de prendre leur décision, ils s'adressent à leurs pairs, ils ne regardent pas les journaux télévisés ou ne viennent pas contacter l'OIM intuitivement".
Esshih, une campagne financée par l’Union européenne, parmi tant d’autres
Esshih fait partie d’un projet plus large baptisé Awareness Raising and Information for Safety and Empowerment Campaign (ARISE). Ce projet de 18 mois a un budget de 1.000.000 d’euros, financé à 90% par l’Union européenne. Il propose lui aussi de “sensibiliser les candidats à l’émigration sur les risques liés à la migration irrégulière”.
Concrètement, la campagne Esshih propose la formation de "communicateurs pairs" dans tout le pays, “afin de leur fournir les compétences et outils pour organiser des actions de sensibilisation”. Cette mise en œuvre se fait en partenariat avec l’association Pontes.
Plusieurs autres projets qui sensibilisent sur la migration irrégulière ont été mis en oeuvre précédemment par l'OIM. “20 Youth, 20 Views on Migration” (20 jeunes, 20 visions de la migration) en 2014 a été financé par des fonds européens. Le projet Aware Migrants a quant à lui été financé par le ministère italien de l’Intérieur de 2015 à 2019.
“À travers la production de vidéos et de témoignages de migrants arrivés en Italie, révélant des histoires tragiques d’abus et de morts, la campagne Aware Migrants vise à sensibiliser les migrants potentiels aux risques auxquels ils pourraient faire face tout au long du voyage”, explique le descriptif de Aware Migrants.
Dans le cadre de cette campagne, l’artiste sénégalaise Coumba Gawlo a enregistré la chanson “Bul sank sa bakane bi” aux côtés de dix autres artistes africain·es. Ils et elles chantent “Hey mon ami, ne risque pas ta vie. L’immigration est bien si elle est légale”. Le clip, produit par l’OIM, a été visualisé près de 70,000 fois sur Youtube, et plusieurs concerts avaient été organisés dans le cadre d’une “tournée de sensibilisation sur la migration irrégulière", toujours avec le soutien de l’agence.
Capture d'écran du clip “Bul sank sa bakane bi”, posté sur la chaîne Youtube de Coumba Gawlo, le 4 janvier 2018.
En effet, ces campagnes de dissuasion ne se limitent pas qu’à la Tunisie. En Guinée, les personnes migrantes qui ont échoué dans leur entreprise migratoire vers l’Europe sont utilisées par l’OIM pour “alerter contre les dangers du voyage” comme le relate Raphaël Krafft dans Médiapart.
Au-delà du discours dissuasif de l'OIM, certains pays occidentaux n'hésitent pas à prévenir les migrant·es de manière plus frontale en élaborant tout un attirail communicatif. “Les Hongrois sont hospitaliers, mais les sanctions les plus sévères sont prises à l’encontre de ceux qui tentent d’entrer illégalement en Hongrie”, “Pas question. Vous ne ferez pas de l’Australie votre chez-vous.”, ou encore “Non à l’immigration illégale. Ne venez pas en Belgique.”, comme listé par Antoine Pécoud et Julia Van Dessel dans Le Monde diplomatique.
L’OIM, au service des politiques migratoires européennes
Créée en 1959, l’OIM compte 173 États membres. Mais selon son buget pour l’année 2020, les États occidentaux* étaient à l’origine de plus de 93% des contributions étatiques à la partie opérationnelle. Ils ont ainsi alloué 459.245.000€ à l’organisation. L’Union européenne a quant à elle octroyé 187.858.500€. Ces contributions ne prennent pas en compte les éventuelles donations liées à des projets précis ou encore le financement de projets que l'OIM est chargée de mettre en oeuvre.
Depuis le 19 septembre 2016, l’OIM est affiliée à l’ONU. “Du coup on a un peu cette impression d'une organisation neutre au service de la paix et de ses principaux bénéficiaires qui sont censés être les migrants", explique Sophie-Anne Bisiaux, membre de Migreurop. Mais “c'est une organisation qui est totalement au service de ses bailleurs et en l'occurrence au service des politiques d'externalisation, principalement de l'Union européenne", estime-t-elle.
Comment l'Europe contrôle ses frontières en Tunisie ?
L’OIM met par exemple en place un programme de “retour volontaire” afin d’offrir “un retour et une réintégration en bon ordre, dans des conditions respectueuses de la dignité humaine, à des migrants qui ne peuvent ou ne veulent rester dans le pays d'accueil et souhaitent retourner volontairement dans leur pays d'origine”. Grâce à l'initiative commune OIM-UE financée par le Fonds fiduciaire d'urgence de l'UE pour l'Afrique, 38.406 personnes ont été “assistées” pour leur retour depuis des pays d’Afrique du Nord.
La rhétorique humanitaire du programme et du travail de l’OIM “permet aux politiques d'externalisation et aux politiques sécuritaires d'avancer complètement masquées" explique Sophie-Anne Bisiaux. L’OIM devient ainsi la “caution humanitaire” de l’Europe.
L’organisation internationale défend une migration ”ordonnée”, c'est-à-dire “en conformité avec les lois et règlements régissant la sortie du pays d’origine et le déplacement, le transit et l’entrée dans le pays d’accueil”*. Mais promouvoir une migration régulière revient aussi parfois à lutter contre l’immigration irrégulière, comme le font ces campagnes de dissuasion.
Alice Sironi et Mehdi Limam s’accordent parfaitement sur le fait que les migrations régulières sont aujourd’hui limitées et qu’elles sont inégalitaires, "c'est ce sur quoi on essaye de travailler pour promouvoir des voies de migration régulière qui soient plus accessibles", explique la chargée de protection. Pour elle, il faut que les pays de destination “mènent des études approfondies de leurs marchés de l'emploi, se rendent compte du besoin que beaucoup ont d'amener de nouveaux travailleurs” et qu’ils "ouvrent de nouvelles voies de migration sur cette base”.
Cette migration envisagée sous le seul prisme des intérêts économiques des pays de destination est pourtant mise en cause. "Quand on regarde comment sont envisagées les migrations internationales, c'est une mobilité qui est mise au service des économies du Nord, pour combler le marché du travail, ce qui implique soit une migration de personnes ultra-qualifiées, auxquelles on donnera peut-être un droit au séjour, ou alors une migration sous-qualifiée pour occuper des emplois qui sont boudés par les ressortissants des pays du Nord, mais dans ces cas là ce sont des migrations qui n'offrent aucun droit au séjour, une migration très précaire, et généralement saisonnière" estime Sophie-Anne Bisiaux.
Le principe de contrats à durée limitée et de travail saisonnier liés à des besoins spécifiques des "employeurs" est relayé par les canaux officiels des autorités tunisiennes. Le ministère tunisien de la Formation professionnelle et de l’Emploi indique ainsi sur son site que “les employeurs français peuvent faire appel, pour faire face à leurs besoins, à des travailleurs tunisiens à la condition qu’il n’y ait pas de main d’œuvre qualifiée et disponible sur le territoire national”. Mais ces travailleur·ses tunisien·nes désireux·ses de partir sont directement prévenu·es : pour pouvoir migrer, ils doivent impérativement s’engager à “revenir en Tunisie à la fin de leur contrat”.