Il a battu les Destouriens
Par le sourire malicieux
Il a trahi le peuple tunisien”
Suite à la violence de la répression du 9 avril, cet extrait d’un tract en français diffusé par les destouriens témoigne du désabusement face à l’impossible négociation avec la puissance colonisatrice. Cette journée signe ainsi un tournant dans la lutte nationaliste tunisienne. Identifié par l’histoire officielle contemporaine comme la “Fête des martyrs”, le 9 avril 1938 s’inscrit dans un contexte national et international tendu.
L’ombre du fascisme
Le début de l’année 1938 est marqué sur le plan européen par le renforcement des régimes de Hitler et de Mussolini. L’invasion de l’Autriche par l’Allemagne le 11 mars de la même année suscite les inquiétudes de l’État français, d’autant plus qu’il partage en Tunisie des frontières avec la Libye italienne. Ainsi, lorsque les revendications du parti nationaliste tunisien Néo-Destour se font de plus en plus pressantes, le gouvernement français crie au complot avec le régime fasciste italien.
Cette collusion est décriée par le Front populaire alors au pouvoir en France* et constitué d’une coalition de partis de gauche dont le Parti communiste français. Pour la coalition, il est impératif de préserver l’unité de l’empire français afin d’éviter le pire. Il n’est cependant pas clair si c’est la crainte pour la France ou pour les peuples colonisés qui prime. Le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, écrit effectivement que pour “lutte[r] contre le fascisme [...], l’intérêt des peuples coloniaux est dans leur cession avec le peuple français et non dans une attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme et placer [...] l’Algérie, la Tunisie et le Maroc sous le joug de Mussolini et Hitler"**.
C’est cet argument que mettent en avant, en tout cas, les journaux coloniaux afin de critiquer la contestation nationaliste tunisienne. Il s’agirait d’une tentative “d’exploiter les circonstances les plus fâcheuses résultant bien de la situation mondiale que de l’action du gouvernement dont on ne peut plus contester la bonne volonté [...], la générosité et le caractère humain [...]” ( La Dépêche tunisienne, 9 avril). Pourtant, la politique française qui est menée en Tunisie contredit ce qu’avance le journal.
Une politique coloniale hostile
L’arrivée au pouvoir de la gauche en France en 1936 est d’abord prometteuse. Après les persécutions de l’ancien résident général Peyrouton, l’activité nationaliste se développe intensément sous le nouveau résident général Guillon, nommé par le gouvernement du Front populaire. Le camp de prisonniers en plein désert, Bordj le Bœuf, est fermé et les prisonniers politiques qui y étaient détenus (tels que Habib Bourguiba) sont libérés. Mais la chute du gouvernement de Léon Blum en juin 1937 signe un échec dans les négociations pour l’indépendance tunisienne et la politique française en Tunisie se durcit de nouveau.
S’ensuit une série de facteurs qui nourrissent la résistance et la conscience politique : augmentation du chômage, paupérisation de la société, risque de famine, dissolution des syndicats, surveillance des associations sportives et des étudiants, grèves réprimées dans plusieurs centres miniers, interdiction du port du drapeau tunisien, refus des demandes en faveur d’un parlement tunisien sous prétexte que les Tunisiens ne seraient pas assez évolués pour avoir droit au suffrage universel*...
Les incidents de Bizerte du 8 janvier 1938 (des policiers tuent sept militants protestant contre l’expulsion vers l’Algérie du secrétaire de la cellule destourienne de Bizerte) donnent lieu à des tournées partisanes pour appeler à la révolte et à la désobéissance civile. Le Néo-Destour est rapidement accusé de comploter contre la sûreté de l’État et de profiter des fragilités politiques de l’État français pour mener une “campagne de haine contre la France”.
Le parti, dirigé par sa section “radicale” (représentée par Habib Bourguiba) après la défaite de la section “modérée” (représentée par Mahmoud el Materi) à la suite de son congrès de 1937, est dans le viseur du pouvoir : une vingtaine de militants ou chefs de cellules destouriennes sont arrêtés à travers le pays dont Slimane ben Slimane, Youssef Rouissi, Salah ben Yousef, Hedi Nouira, Mahmoud Bourguiba.
Lorsque la date du 9 avril approche, la population est déjà à cran et les événements s’enchaînent très vite jusqu’au paroxysme du 9 avril.
Le 7 avril, veille d’une manifestation générale
Une manifestation devant le palais beylical de Hammam-Lif a lieu et une délégation est accueillie chez Ahmed II Bey, Tahar Sfar en fait partie. La délégation proteste contre l’interdiction du port du drapeau tunisien, la fermeture du collège Sadiki et la poursuite des militants nationalistes. Le bey demande de prêcher le calme et promet de s’entretenir avec le résident général. Il donne son autorisation de porter le drapeau lors de la manifestation autorisée du lendemain. Malgré le statut légal de cette manifestation, les autorités françaises sont inquiètes.
“L’élément populaire est [...] très surexcité : les chômeurs, les metouis et les ‘zoufris’ ne cachent pas leur ferme désir de provoquer des troubles [...] se plaisant à affirmer qu’ils sont décidés à faire le sacrifice de leur vie pour la cause de leur pays” (Rapport du 7 avril 1938).
Sur le plan des forces politiques tunisiennes, les dissensions se font entendre. Le Vieux Destour demande à ses partisans de ne pas prendre part à la manifestation. Le Parti communiste tunisien s’aligne sur les craintes du gouvernement français. Tout comme le Front populaire au pouvoir et dont le PCF fait partie, il accuse la politique du Néo-Destour de “soutien au fascisme qui menace la Tunisie d’une occupation militaire” et trouve que sa volonté “d’excitation à la désobéissance civile, de non soumission au service militaire, d’appel à la grève des impôts [...] équivaut au soutien de menées fascistes en Tunisie et [...] fait penser à la collusion avec le fascisme italien.” (“Résolution du bureau politique du parti communiste tunisien” parue dans l’Avenir social, 7 avril).
Le 8 avril, la liesse avant l’ébranlement
La journée du 8 avril est marquée par la liesse militante dans plusieurs villes du pays : Moknine, Teboulba, Jemmal, Monastir, Djerba, Kalaa Kebira, Béja, Mahdia, Nabeul, Sfax, Sousse, Souk el Arba [actuelle Jendouba], Bizerte, El Hamma, Testour... Différents rapports affirment que des milliers de manifestant⋅es ont pris part à l’événement sans précédent lancé par le Néo-Destour. À Tunis, des groupes de manifestant⋅es partent de Bab Souika et de Bab Jdid, avant de se retrouver au niveau de Bab Bhar pour se rendre devant le siège de la Résidence générale [actuelle Ambassade de France]. Entre 7000 et 10.000 personnes auraient participé à la manifestation selon les versions de la police ou des journaux.
La demande de fermeture des cafés et des boutiques dans les souks, exprimée par le Néo-Destour, est largement respectée. Les rapports de police notent cependant que certains commerçants auraient fermé à contre-coeur. Un rapport indique que 300 “indigènes” qui seraient armés de matraques, auraient parcouru le souk el Grana pour obliger “par menaces et saccagements, les commerçants israélites ayant gardé leur magasin ouvert à fermer boutique”. Le but serait selon le rapport “de rallier à eux la population israélite pour se joindre à leurs cortèges qui allaient se rendre manifester devant la Résidence en leur disant ‘Tunisiens comme nous, vous devez vous joindre à nous’”.
Tout en présentant la population juive comme une communauté dépolitisée, inoffensive et tenant seulement à faire fonctionner son commerce, la police dresse un portrait méprisant des personnes manifestantes : “de vulgaires personnages : portefaix, journaliers, cireurs, enfants et étudiants de la grande mosquée” qui auraient crié “vive le duce ! vive Mussolini, assez d’injustice, nous ne voulons plus de la France en Tunisie !”.
L’avenue Jules Ferry [actuelle avenue Habib Bourguiba] est occupée par les blindés et les barbelés*.
La manifestation autorisée se tient sous l’œil suspicieux de la police qui surveille et protège la ville dite "européenne". Le cortège est constitué d’hommes et de femmes (300 femmes selon un article du journal arabophone Az-zahra publié le lendemain) portant des drapeaux tunisiens. Les “youyous” se mêlent au slogan “parlement tunisien” ; un groupe prononçant “parlement” et un autre répondant en écho “tunisien” (Journal arabophone An-nahda, 9 avril). Sur des banderoles en arabe ou en français, on peut lire “à bas les privilèges”, “gouvernement national”, “les Tunisiens au pouvoir”. La participation féminine étonne la police qui associe cette présence à celle des enfants :
“Les femmes mêmes, entre leurs youyous, réclamaient un parlement. Les enfants aussi.”
Archives nationales de Tunisie
Mongi Slim, Ali Darghouth, Ali Belhouane et d’autres membres du parti prennent la parole. Bchira Ben Mrad, présidente de l’Union musulmane des femmes de Tunisie*, se serait tenue aux côtés de Ali Belhouane pendant son discours**.
Archives nationales de Tunisie
Après la dispersion de la manifestation et le retour des groupes de manifestants vers la ville dite “arabe”, Ali Belhouane aurait déclaré vers la Place aux Moutons que si les détenus du Néo-Destour (arrêtés en mars pour “propos séditieux, désobéissance, incitation aux actes de sabotage et refus du service militaire”) ne sont pas libérés, il faudrait s’attaquer à la Résidence générale et à la prison. Les paroles du militant nationaliste, déjà très surveillé en raison de ses cours anticoloniaux au Collège Sadiki, sont consignées par un informateur de la police, ce qui lui vaut une convocation chez le juge le lendemain*.
À la fin de la journée de manifestation encadrée du début à la fin par des membres du Néo-Destour, le mot d’ordre est de se retrouver lors d’une autre manifestation prévue le 10 avril pour demander la libération des détenus. Le 9 avril, le seul événement initialement prévu est la rencontre d’une délégation du parti avec le premier ministre. Mais la journée ne se déroule pas comme prévu, une manifestation non préméditée éclate.
Cartographie d’une insoumission
Cliquez sur les points - numérotés de 1 à 8 - pour découvrir le déroulé de cette journée de protestations. À 10h30, une délégation vient présenter ses doléances au Premier ministre, à Dar El Bey. Le soir, au même endroit, l’état de siège est annoncé à Tunis suite aux mouvements de contestation ayant éclaté dans la ville.
État de siège
Durant toute l’après-midi du 9 avril, la partie ouest de la Médina est le théâtre d’une confrontation entre manifestants et forces de l’ordre déclenchée par la protestation contre l’arrestation du militant Ali Belhouane. L’insurrection part du Palais de justice puis s’étend de Bab Souika à Bab Jdid. La police n’hésite pas à tirer sur la foule faisant plusieurs morts et blessant des dizaines de personnes. Durant les affrontements, des agents coloniaux sont blessés, parmi eux des zouaves et des tirailleurs sénégalais. Plusieurs voitures sont caillassées et un tramway est renversé*.
Cette mémoire s’inscrit aujourd’hui jusque dans la signalétique urbaine. À Bab Souika, quartier touché par la manifestation, la rue Ali Belhouane voit le jour après l’indépendance. Les percées opérées à l’ouest de la Médina de Tunis après 1956 donnent naissance au boulevard du 9 avril 1938. Ce long boulevard qui correspond au tracé des anciens remparts, épouse parfaitement les lieux de la manifestation, dessinant une ligne parallèle au tracé des événements qui s’y sont produits le 9 avril 1938. La toponymie vient ainsi rappeler la geste collective qu’a été cette journée, en entretenant le souvenir de Bab Jdid à Bab Souika.
En réponse à la révolte, des perquisitions et des arrestations sont effectuées tout au long de la soirée du 9 avril. Il est prévu que des renforts arrivent depuis l’Algérie et la métropole. Dans tout Tunis, des avertissements sont affichés dans la soirée :
“article 1. l’état de siège est proclamé sur toute l’étendue du contrôle de Tunis ; article 2. les rassemblements de plus de six personnes sont interdits”.
L’état de siège permet à présent à l’armée d’occuper la ville. Les forces militaires circulent toute la nuit à Tunis, il est décidé que seuls les “fellahs” ravitaillant le marché central pourraient entrer en ville au petit matin.
Plusieurs bilans se contredisent les jours suivants, certains rapports de police font état de 19 morts et d’autres de 16 ou de 10 morts. Les personnes blessées se comptent par plusieurs dizaines, certaines meurent à la suite de leurs blessures et d’autres auraient évité d’aller à l’hôpital pour échapper à une éventuelle arrestation. Le bilan officiel aujourd’hui est de 23 hommes morts : 22 Tunisiens (âgés de 12 à 70 ans) et un gendarme français.
Un récit confisqué
“Lamentable équipée”, “émeute”, “exaltation hystérique”, “sinistre besogne”… Très vite, les pouvoirs en place aidés de certains journaux, fabriquent l’image d’une ville assiégée par la “pègre” et que les forces de l’ordre auraient sauvée d’un péril certain. Dans ce schéma, il y aurait les bon·nes “indigènes” et les mauvais·es “indigènes” :
“La tourbe de la ville, composée d’individus sans aveu et sans métier, toujours prêts au pillage, composait la majorité des manifestants. La population musulmane de la ville comprenant la bourgeoisie, les commerçants, les fonctionnaires, les artisans, les ouvriers, les corporations, s’est tenue à l’écart du mouvement.” (Rapport policier du 12 avril).
“Tous les bons éléments de la population doivent dans les circonstances actuelles se grouper étroitement autour des autorités chargées de veiller à la sécurité publique. Les mesures [vont permettre] au Gouvernement de continuer sa tâche dans l’esprit de bienveillance qui l’a toujours animé [...].” (Communiqué de la résidence générale)
“La leçon servira-t-elle ? [...] dans ce pays où l’on a, plus que de stérile agitation, besoin de travail fécond [...]. Arrière les mauvais bergers : place à la raison et que les gens de bonne volonté s’unissent pour oeuvrer en commun pour le plus grand bien de la Tunisie.” ( La Dépêche tunisienne, 10 avril)
Au mépris de la ruralité : “éléments troubles, dont beaucoup n’appartiennent même pas à la population tunisoise” ( La Tunisie française, 10 avril), s’ajoute également un mépris racial franchement assumé puisque cette manifestation n’aurait fait que “ranimer l’esprit anarchique berbère et pousser les campagnards à renier l'autorité de leurs chefs naturels.” ( La Dépêche tunisienne, 8 avril).
Après avoir exorcisé le mal, le discours dominant met le “nous” des colons au centre du récit. La manifestation serait “destinée à nous terroriser” ; “on a lancé contre nous la lie de la population”, insiste La Dépêche tunisienne. Quant à l’émoi pour le gendarme français, “tombé victime du devoir”, il est omniprésent.
Centre de documentation nationale
Les journaux coloniaux se plaisent à exprimer des sentiments de vengeance vis-à-vis du Néo-Destour et avancent que les membres du parti ne méritent pas “la générosité et le libéralisme” de la gauche au pouvoir qu’ils voient comme "synonyme [...] de faiblesse” . Car chez eux, “la liberté dégénère facilement en licence, la licence en révolte” ( La Dépêche tunisienne, 12 avril).
Par essence, ils ne seraient ainsi pas faits pour la liberté et ne mériteraient que la répression. Pire, ils seraient inadaptés à la délicatesse de la philosophie occidentale : “l’autorité [...] risque d’être désarmée par cet apport de formules occidentales, conquises après de longs siècles d’évolution [...] à un milieu oriental mal préparé à les recevoir, enclin à en abuser et ouvert à toutes leur nocivité." ( La Tunisie française, 10 avril).
Les principaux militants du parti se font ainsi particulièrement lyncher, il faudrait “se débarrasser de ces fauteurs de trouble en les déportant dans une colonie lointaine”. Considérés comme des lâches*, la presse les accuse de manipuler et “d’intoxiquer” les masses qui seraient dépourvues d’entendement politique : “embusqués derrière leur encrier, ils continueront à envoyer à la mort de pauvres gens ignorants [...] pendant qu’ils restent tranquillement chez eux à se chauffer les tibias. Il vaut mieux enlever la liberté aux trublions que se trouver dans la pénible nécessité d’exterminer des malheureux poussés par eux aux pires excès.” ( La Dépêche tunisienne, 12 avril).
La version relayée par la presse est accompagnée dans les faits d’une vaste campagne d’arrestations facilitée par un décret qui a étendu l’état de siège aux régions de Grombalia et de Sousse.
Archives nationales de Tunisie
L’arrestation comme réponse aux revendications
L’autorité militaire a désormais le droit de faire des perquisitions de jour et de nuit dans le domicile des personnes suspectes et plusieurs arrestations ont lieu : 272 à Tunis et 659 en tout dans tout le pays entre le 9 avril et les journées suivantes. La police continue également d’effectuer des descentes notamment des les quartiers jouxtant la Médina, particulièrement celui de Mellassine où elle procède à plusieurs arrestations. Ainsi, cette journée qui était dans la continuité d’un mouvement de lutte pour la libération des détenus, se solde par une longue nouvelle liste de prisonniers.
Durant la campagne d’arrestations, certains Italiens se font arrêter également mais la justice est très clémente envers eux, contrairement aux Tunisiens. Un détenu nommé Ahmed ben Azizi est condamné à 1 an de prison et 500 francs d’amende pour port de poignard ; Hassen ben Amar écope de 6 mois de prison pour “rébellion à agents de la force publique” ; Larbi ben Hamadi est condamné à 1 an de prison et 500 francs d’amende pour détention d’un rasoir et d’un tranchet de cordonnier ; un “ftaïeri de Matmata qui paraissait inoffensif cachait un rasoir dans le capuchon de son burnous.” Mais “malgré son dehors honnête, le tribunal lui inflige un an de prison et 1000 francs d’amende”.
Par contre, Giovanni Giglio qui est armé d’un revolver, bénéficie des circonstances atténuantes (il voulait “protéger son chargement d'artichaut qu’il conduisait au marché central”) et est condamné à 8 jours de prison et 100 francs d’amende ; Aldo Calogero qui a un “pistolet automatique dans la sacoche de sa voiture” n’est condamné qu’à 1 jour de prison ; Joseph Santini, qui a porté un coup de poing à un agent, ce que n’ont pas fait les détenus Tunisiens jugés avant lui, écope de 3 mois de prison*.
Centre de documentation nationale
L’écho de la journée du 9 avril ne disparaît pas de sitôt parmi la population. Les étudiants zeytouniens se lancent dans des mouvements de protestations et de grève et différentes associations continuent de militer. Cette journée sanglante renforce par ailleurs la politisation féminine de plus en plus visible depuis le milieu des années 1920. C’est ainsi que le 22 novembre 1938, suite à l’arrivée du nouveau résident général Labonne, un groupe de militantes l’accueillent avec un bouquet de fleurs au port de Tunis. Au moment où celui-ci accepte volontiers le bouquet, elles se mettent à scander : “vive le Destour !”. Elles se font immédiatement arrêter.
La presse ne manquera pas d’infantiliser leur action venue perturber l’amnistie imposée après les événements du 9 avril : “C’est là un manque de maturité politique que nous déplorons [...] Pourquoi ces jeunes femmes se sont-elles retrouvées à la tête d’une manifestation, donnant ainsi à un geste au fond surtout puéril un caractère de défi ? [...] n’ont-elles pas des conseillers plus âgés et plus pondérés ?” ( La Presse de Tunisie, 28 décembre 1938).
Le parti Néo-Destour, lui, est dissous, ses cellules sur tout le territoire sont interdites ainsi que son organe officiel, L’Action. Treize militants dont Habib Bourguiba sont arrêtés le 10 avril et jugés par un tribunal militaire. Les chefs d’inculpation sont : “rébellion”, “excitation à la haine des races”, “port d’armes prohibées”, “outrage à l’armée française”.
De la contestation à l’exercice du pouvoir
La répression subie par le Néo-Destour contribue dès le lendemain de l’indépendance à une mythification du parti, désormais au pouvoir. Cette mythification fait oublier que les victimes des balles et les personnes blessées n’ont pas toutes forcément manifesté par loyauté au parti.
Ce sont pourtant les sacrifices consentis par le Néo-Destour qui sont chantés dès l’indépendance et dans lesquels le jeune État-nation puisera son récit national. Le 9 avril 1938 est intégré dans la longue épopée de l’histoire du mouvement national qui a longtemps épousé la biographie du seul président Bourguiba. Celui-ci, pourtant absent des mobilisations d’avril, a glorifié les morts de cette après-midi d’affrontements car en se sacrifiant pour la patrie, ils se seraient surtout sacrifiés pour son parti.
D’abord perçue comme un dangereux incident par les pouvoirs coloniaux, le 9 avril est investi ensuite comme un moment de cohésion nationale. En prenant le contre-pied de la vulgate coloniale qui a insisté sur la marginalité du Néo-Destour sur la scène politique et la désunion de la population, le récit national met le parti au centre en en faisant un symbole d’unité populaire.
On passe ainsi d’une journée sur-interprétée par le pouvoir colonial au prisme des fractures sociales, soulignant les divisions entre population juive et musulmane, communistes et destouriens, Vieux-Destour et Néo-Destour, bourgeoisie et classes populaires, monde rural et monde citadin... à une journée investie par le pouvoir national comme l’expression de l’union du peuple autour d’une même idée : l’indépendance et le sacrifice de soi.
Ce récit tonitruant a laissé peu de place à la pluralité des combats (féminisme porté par les femmes, mouvements zeytouniens, ouvriers, populaires, syndicaux, communistes…) et l’aura du parti unique a régné durant des décennies avant que l’histoire officielle ne commence à se fissurer et à être rattrapée par d’autres mémoires.