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À El Kamour, les protestataires réclament encore un meilleur accès à l’emploi et aux ressources naturelles. À Ouled Jaballah, les agriculteur·trices dénoncent la précarité et l’inflation. En janvier 2021, l’annonce d’un confinement de 4 jours à partir du 14 janvier et la prolongation du couvre-feu embrase de nombreux quartiers, très touchés par le chômage, dans un contexte où l’activité économique est fortement ralentie à cause de l’épidémie du Covid-19.
Dans la capitale, les manifestations s’organisent aussi. De nombreux·ses protestataires et des militant·es queer s’unissent pour faire cause commune. En face, les policier·es contiennent la foule avec leurs boucliers flambant neufs que des manifestant·es ont arrosé de peinture pour l’occasion. Les manifestant·es n’hésitent pas à avoir recours à des méthodes spectaculaires, créant la polémique : recouvrir les forces de l’ordre de peinture, grimper sur la statue d’Ibn Khaldoun, en taguer le socle...
Dans les premiers rangs du cortège, Rania Amdouni, militante et membre de la brigade des clowns activistes, frappe sur son tambour. Derrière elle, des drapeaux queer, communistes, anarchistes, antifa ou encore du mouvement “Manich Msameh” (formé en opposition à la loi sur la réconciliation économique) se mêlent aux slogans de protestation, marquant une approche intersectionnelle et une convergence des luttes.
Manifestation du 30 janvier 2021 en soutien aux personnes arrêtées lors des protestations. Rania Amdouni, vêtue d’un t-shirt à l’effigie de la militante Lina Ben Mhenni, tape sur un tambour avec un militant du mouvement “Manich Msameh”. Crédit photo : Issa Ziadia
Une visibilité nouvelle
La présence de drapeaux et militant·es queer marque une évolution et une visibilité accrue du mouvement queer. Ils et elles manifestent en faveur de causes qui sortent du cadre de revendications exclusivement en rapport avec les multiples discriminations basées sur l'identité de genre ou l'orientation sexuelle. Un rapprochement a donc eu lieu entre les différents groupes militants queer, anarchiste, féministe ou encore des jeunes des quartiers populaires.
“Il y a eu une intersection entre les personnes concernées par la répression policière. Dans une même manif contre cette loi, tu retrouves les groupes ultra, les féministes, les défenseurs des droits humains, la gauche et la communauté LGBT, c'est ces gens là qui - à mon avis - sont à l'intersection de toutes les formes de répression et de domination alors c'est normal qu'ils s'allient dans la lutte”, estime Hamza Nasri, activiste politique et pour les droits humains et membre de Damj, une association qui œuvre pour “l’inclusion, la défense des minorités et des groupes marginalisés dont la communauté LGBT”.
Saif Ayadi, militant queer dans la même association, participe à toutes les manifestations depuis octobre. Ce dernier affirme sa volonté d’être plus visible et de se joindre à des protestations plus globales qui ne portent pas seulement sur des revendications propres aux personnes LGBT, comme par exemple l’abrogation de l’article 230 du code pénal. “Quand on a vu qu'il y avait des agressions assumées, une machine médiatique et une politique d'impunité derrière, on a décidé nous aussi d'être plus visibles”, explique Saif.
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Pour Abir Kréfa, maîtresse de conférence en sociologie et spécialiste des questions de genre, “les personnes queer étaient déjà très réprimées, le confinement et la crise sanitaire ont aggravé cette violence. Ils et elles se sont alors retrouvé·es en première ligne contre la répression policière”. Ce serait, selon elle, des raisons qui les ont poussé·es à participer activement aux dernières manifestations.
Manifestation du 6 mars 2021, place Ibn Khaldoun sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, en soutien à Rania Amdouni. Des militant·es brandissent des drapeaux communistes queer. Crédit photo : Nissim Gasteli.
Une alliance entre militant·es
Pour Hamza, une alliance entre les militant·es queer et de gauche a vu le jour durant ces manifestations. Il explique que lorsque des personnes tentaient d’écarter les militant·es queer des protestations, des jeunes des mouvements de gauche venaient s’y opposer. De leur côté, les associations queer ont aussi joué un rôle central, “nos locaux ont accueilli les réunions pour les préparatifs, nos avocats ont défendu les participants aux mouvements. C’est aussi ce qui nous a donné plus de légitimité dans la lutte et ce qui a fait que la communauté a été plus visible et s'est consolidée".
Ainsi, quand Rania a été arrêtée, de nombreux soutiens ont émergé du côté d’organisations de la société civile plus institutionnelles et pas seulement du côté des militant·es queer, à l’instar de “Jil el Khata”, groupe de militant·es antifascistes. Ce collectif particulièrement hostile aux violences institutionnelles et à l'impunité dont peuvent bénéficier les forces de l'ordre, s’inscrit dans une démarche intersectionnelle. Il a également demandé l’abrogation des articles 230, 226 (concernant "l'outrage public à la pudeur") et de la loi 52 (notamment au sujet de la pénalisation de la consommation de stupéfiants) en plus de nombreuses revendications d'ordre socioéconomique.
Manifestation du 6 février 2021 à Tunis, les militant·es brandissent différents drapeaux dont le drapeau de la fierté transgenre et le drapeau antifasciste. Crédit photo : Nissim Gasteli.
Selon Abir Kréfa, ce rapprochement entre différents mouvements de la société civile s’explique aussi par l’ouverture des organisations de gauche aux militant·es queer et féministes. “La différence par rapport aux générations d'avant, c'est qu'on a de nouvelles générations à gauche, à l'extrême gauche et dans les organisations de jeunesse qui sont plus ouvertes sur les questions de genre et de sexualité", explique-t-elle.
“Cette volonté de construire un mouvement unitaire, rassemblant ces groupes qui sont exposés à la répression policière, pas de la même manière, qui ont des positions de classe différentes, qui ne sont pas politisés, engagés de la même manière... je pense que c'est quelque chose qui a particulièrement effrayé le gouvernement et l'État.”
Manifestation du 6 février 2021 à l’avenue Habib Bourguiba. Crédit photo : Issa Ziadia.
Répressions, violences et harcèlement des protestataires
Au cours des dernières manifestations, près de 1000 personnes ont été interpellé·es selon les autorités tandis que les associations, elles, comptabilisent près de 2000 personnes arrêtées. De nombreux témoignages dénoncent les arrestations arbitraires et les violences commises par les forces de l’ordre.
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Le 6 octobre 2020, Saif rejoint les protestations contre le projet de loi visant à protéger les forces armées et témoigne avoir été pris à partie par sept policiers qui le molestent violemment. “Ils m’ont frappé à la jambe, à l'œil et à la mâchoire. Ils m’ont fracturé l’épaule et cassé le nez", raconte-t-il. Ce dernier explique avoir été emmené au poste où les policiers l’ont empêché de voir un avocat pendant trois heures. Il est relâché sans être poursuivi mais le harcèlement à son encontre se poursuit puisque Saif a ét arrêté cinq fois entre le mois d'octobre 2020 et la fin du mois de janvier 2021.
Selon Insaf Bouhafs, coordinatrice du programme LGBTI d'Avocats sans frontières (ASF), l’organisation a recensé neuf militant·es queer arrêté·es et/ou violenté·es en marge des protestations. Parmi elles et eux, 7 ont été arrêté·es, 4 ont été détenu·es et 1 a été incarcérée : Rania Amdouni.
De multiples méthodes d'intimidation sont utilisées par les forces de l’ordre, comme cela a été le cas avec Rania qui subit des violences depuis plus d’un an. Lorsqu’elle a été arrêtée, elle tentait de porter plainte contre des policiers qui l’avaient insultée et humiliée, une ultime agression loin d’être un fait isolé. Celle-ci s’inscrit dans la continuité de la vague de harcèlement que Rania subit depuis décembre 2019.
Grâce aux témoignages de ses camarades et amis, Hamza et Saif, celui de son avocate et des interviews de Rania avant qu’elle ne soit incarcérée, inkyfada a tenté de reconstituer les moments clés du processus de violence institutionnelle que subit Rania depuis plus d’un an.
Rania Amdouni a tenté à plusieurs reprises de porter plainte contre les policiers qui la harcèlent. Pour autant, aucune de ses plaintes n’a été retenue et aucun policier n’a été inquiété, assure une de ses avocates, Hela Ben Selem.
Le 27 février, elle subit une énième humiliation de la part de policiers qui la pousse à tenter une nouvelle fois de déposer plainte. “C’était trop pour Rania, elle était désespérée. Elle ne pouvait plus supporter les insultes, le harcèlement, les violences morales qu’elle subissait quotidiennement de la part des policiers et des gens dans la rue”, témoigne Hela Ben Selem.
En arrivant au poste, Rania est méprisée par les agents qui ne prennent pas sa demande au sérieux. Elle perd son calme, ceux-ci l’arrêtent et la mettent en détention pour “outrage à un fonctionnaire public ou assimilé” conformément à l’article 125 du code pénal.
"Les citoyens sont toujours poursuivis selon l’article 125 et en face on n’a jamais eu de policiers condamnés après avoir insulté un citoyen. Ils sont dans l’impunité totale”, commente son avocate.
Manifestation du 6 mars 2021 pour demander la libération de Rania Amdouni et des autres manifestant.es arrêté·es lors des protestations. Crédit photo : Nissim Gasteli
Selon Saif, depuis le début des protestations, l'association Damj a recensé quelque 120 posts incitant à la haine envers les personnes queer publiés sur les pages Facebook des syndicats de police. Il explique que ces derniers divulgent l’identité des personnes queer en publiant leur photo ou leur adresse. C’est ce que la jeune militante a subi : “ses photos ont été partagées sur ces pages-là, elle a subi toute une campagne de dénigrement sur Facebook”, explique Hela Ben Salem.
À cela s'ajoute “l'outing forcé” des militant·es. Hamza raconte que des policiers se sont rendus chez des bénéficiaires de l’association Damj afin de révéler leurs orientations sexuelles à leurs parents. “S'ils tombent sur quelqu'un qui est affecté par ça et à qui ça va nuire, ils en profitent encore plus”, ajoute-t-il. Pour la sociologue Abir Kréfa, “ la violence policière envers les militant·es queer s’accompagne d’autres violences”.
"Les policiers exposent les militant·es queer aux violences ordinaires, aux violences intra-familiales et celles d’autres institutions à travers l’outing forcé ou la publication d’informations privées sur les réseaux sociaux. C'est ce qui est spécifique pour les militant·es LGBT par rapport aux autres composantes du mouvement social”, ajoute-t-elle.
Pour la chercheuse, outre les violences ayant eu lieu en marge des protestations, “la répression contre les personnes queer est quotidienne. Il y a juste des moments où elle s'accentue et où ses formes se diversifient ainsi que l'éventail des personnes qu'elle touche.”
Ce mercredi 17 mars 2021, Rania Amdouni pourrait être de nouveau jugée. Devant le tribunal où se tient le procès en appel, un rassemblement est organisé pour dénoncer à la fois l’incarcération de Rania et la vague d’arrestations arbitraires ayant marqué les dernières manifestations. Mot d'ordre : “Rania, une parmi deux mille, relâchez toutes les personnes arrêtées”.
[Mise à jour du 17 mars 2021] A l'issue de son procès en appel, la peine de prison de Rania Amdouni a été commuée en une amende de 200 dinars d'après les informations communiquées par l'association Damj. La militante devrait être libérée aujourd'hui.