Les combats commencent le 19 juillet 1961. La France et la Tunisie s’affrontent pour Bizerte. Malgré l’indépendance de la Tunisie, proclamée depuis 1956, des soldats français occupent encore la base militaire de la ville et sont aussi présents dans le sud du pays. Pour la France, Bizerte constitue un point stratégique en Méditerranée, surtout dans le contexte de la guerre d’Algérie. Elle abrite des milliers d’hommes et constitue un centre logistique et de ravitaillement essentiel pour l’armée française.
De l’autre côté, la Tunisie tient à reconquérir l’ensemble de son territoire et à acquérir sa pleine souveraineté. De plus, sur la scène internationale, le rôle du président Habib Bourguiba est ambivalent entre son alignement occidental et son rôle dans le mouvement des non-alignés. En s’opposant à l’armée française, il réaffirme sa position de leader de l’indépendance.
Du 19 au 22 juillet 1961, l’une des armées les plus puissantes du monde s’oppose ainsi aux forces tunisiennes, à peine constituées. Les citoyen·nes se réfugient dans leurs maisons pour fuir les combats. À l’extérieur, les deux camps s’affrontent dans les rues.
Au cœur de la bataille
Tunis, 1961. Abdelhamid Riahi, à peine 22 ans, est appelé pour combattre à Bizerte, une ville qui lui est alors inconnue. Autour de la base militaire, des tranchées sont creusées sans relâche depuis une dizaine de jours. Sur place, Abdelhamid Riahi est responsable de toute une faction de soldats qui se prépare au combat. “On m’a donné l’ordre d’ouvrir le feu. Avec mon canon, j’ai tiré sur un hélicoptère français”, se souvient le vétéran. Il atteint sa cible mais n’a pas le temps de vérifier si l’hélicoptère est abattu : les combats s’enchaînent sans interruption.
Ces affrontements sont la conséquence de mois, voire d’années de tensions autour de l'enjeu bizertin. Après de multiples négociations et pressions, aucun camp ne cède. Les choses s'accélèrent durant l'été 1961. Habib Bourguiba fixe un ultimatum : les Français ont jusqu'au 19 juillet minuit pour partir. En face, le général De Gaulle se déclare "contraint” de prendre les dispositions nécessaires pour la protection de la base.
Dans la nuit du 19 au 20 juillet, des soldats et volontaires tunisiens ouvrent les hostilités. Ils assiègent la base militaire, dressent des barrages et bloquent la circulation. Quelques heures plus tard, ils attaquent. L’armée française a reçu des directives claires plus tôt dans la journée : en cas d’agression, les soldats doivent réagir.
“À la première heure de la journée, ce 20 juillet, ils ont attaqué les emplacements tunisiens, directement dans les trous où il se cachaient. C’était un véritable carnage”, décrit Taoufik Ayed, un ancien militaire. Mieux formée, mieux équipée, l’armée française prend rapidement le dessus face à la Tunisie qui essuie de lourdes pertes.
“Les soldats n’étaient absolument pas préparés, d’un point de vue militaire, c’était une faute monumentale !”, continue Taoufik Ayed qui mène des recherches sur la bataille depuis 2012. Des soldats à peine entraînés se retrouvent face à une “armada de porte-avions”. L’aviation française bombarde directement les soldats et prend le contrôle d’une grande partie de la ville.
Au fil des jours, la bataille se déplace dans les rues de Bizerte. Abdelhamid Riahi tente tant bien que mal de faire face aux attaques ennemies. Autour de lui, le sol est jonché de corps et de blessé·es.
Quand il apprend que plusieurs soldats appartenant à sa section sont blessés, Abdelhamid Riahi monte à bord d’une ambulance et traverse toute la ville pour essayer de récupérer les victimes. Sous les bombardements des avions français, il réussit à éviter les tirs et à les ramener à la caserne.
“C’était terrifiant, il y avait des blessés partout, les gens hurlaient et pleuraient. Il y avait plus de morts que de vivants. J’ai eu une chance inouïe de survivre à ces combats”, raconte Abdelhamid Riahi.
Dans les maisons, les civil·es se terrent, attendant la fin des combats. Abderrahman Belkahia, aujourd’hui retraité, se souvient des longues heures confiné avec ses proches et d’autres familles qui s’étaient réfugiées chez eux. “Ce qui m’a le plus marqué, c’est l’eau, le manque d’eau”, témoigne-t-il. Pour la nourriture, ils et elles avaient de quoi tenir durant les quatre jours de combat mais rapidement, les réserves d’eau viennent à manquer. Du haut de ses 16 ans, c’est Abderrahman qui est désigné pour aller en récupérer dans une fontaine, à un kilomètre de là.
"Je suis parti tout seul avec mon seau en tôle. J’étais presque arrivé à la fontaine, j’étais à quelques dizaines de mètres et là, les balles ont commencé à siffler au-dessus de ma tête”.
Autour d’Abderrahman, les combats font rage. Le jeune homme lâche son seau et se précipite chez lui “sans eau, sans rien, juste la peur”. Pendant des jours, il entend les tirs et les avions qui bombardent la ville. “Dans la rue, j’ai ramassé des douilles encore chaudes”, raconte-t-il. Il en a gardé une en souvenir, jusqu’à ce jour.
Un affrontement politique
Quand les combats s’achèvent, la défaite est cuisante côté tunisien. Plus de 600 Tunisien·nes - officiellement -, voire des milliers - selon d'autres sources - ont été tué·es. En face, toujours d’après les sources officielles, la France dénombre moins de 30 morts et maintient sa présence dans la base.
Les Français ne partiront finalement que deux ans plus tard, le 15 octobre 1963. À cette période, Bizerte n’est plus aussi utile : le conflit algérien s’est achevé, la France a entamé une politique de nucléarisation, rendant cette base militaire obsolète.
“Nous partirons de Bizerte parce que Bizerte ne nous servira plus à rien une fois que nous aurons une force atomique. Dès que ce sera le cas, nous évacuerons (…) Nous commençons à disposer d’engins nucléaires. Nous allons être capables de pulvériser Bizerte et Moscou à la fois”, déclarait de Gaulle en 1963.
Cette défaite, Taoufik Ayed l'attribue à un véritable manque d'anticipation de la part de l’État tunisien. “Quand vous voulez mener une bataille, il faut la préparer. Mais là, ça n’a pas été le cas. L’armée n’a pas été préparée : l’ordre de bataille a été fait à la hâte, il n’y avait même pas un ordre de transmission complet... C’était un véritable manque de communication. La seule mission, c’était : ‘Libérer Bizerte et chasser le colonisateur’. Mais il fallait des moyens, un organigramme, un appui”, énumère-t-il.
“Bourguiba savait de quoi était capable l’armée française. On ne faisait clairement pas le poids ! C’était une bataille complètement démesurée et ça, c’était de la faute de Bourguiba”.
“Il y a une responsabilité morale de Bourguiba qui a exposé des vies de manière irresponsable”, avance Sihem Ben Sedrine, ancienne présidente de l’IVD, qui a enquêté sur les exactions commises en Tunisie depuis l’indépendance. Elle dénonce le fait que des “volontaires”, venus des quatre coins de la Tunisie aient été envoyé·es sur le front pour prêter main-forte à l’armée. Pour elle, le président tunisien a “sacrifié des vies pour un enjeu politique”.
“Pour Bourguiba, le message était de libérer le pays quel que soit le prix. Mais c’était aussi une bataille utile pour redorer son image”, analyse Taoufik Ayed. Ce combat asymétrique opposant l’armée française aux volontaires et aux soldats tunisien·nes est avant tout un affrontement entre les volontés politiques de Habib Bourguiba et Charles De Gaulle.
“Frappez vite et fort” aurait déclaré le Président français à son amiral sur place. Une phrase qui résonne encore dans les récits des Bizertin·es, soulignant la violence des affrontements.
“De Gaulle avait décidé de donner une leçon à la Tunisie. C’est une réaction et une guerre complètement disproportionnée et une violation flagrante de la part de la France”, estime Sihem Ben Sedrine.
Dans le centre-ville de Bizerte, un monument a été érigé en hommage aux victimes de la bataille et dont les noms sont listés sur l’obélisque.
“Moi, je me suis battu et tout a été oublié”
Dans le cimetière des martyr·es de Bizerte, 700 tombes blanches, parfaitement alignées, s’étalent sur l'herbe. Au fond, un monument rend hommage aux Tunisien·nes mort·es pendant la bataille. Derrière, de grandes plaques noires listent des noms de victimes en lettres dorées.
À l’approche du 15 octobre et de la commémoration officielle à venir, tout l’espace est nettoyé, prêt à accueillir les représentant·es de l’État pour la cérémonie. “C’est toujours comme ça quand il y a la commémoration, tout est beau, tout est propre. Mais le reste du temps, personne ne s’en occupe !”, dénonce un militaire à l’accueil. Il déplore en plus que le lieu ne soit pas accessible en permanence pour les visites et que rien ne soit organisé pour raconter ces événements.
"Demandez à des jeunes, ils vous diront que le 15 octobre, c’est le moment où on repeint les trottoirs, le pont et qu’on lève les drapeaux”, ironise Taoufik Ayed.
Il ajoute que l’histoire de la bataille est complètement occultée au profit de la fête de l' Évacuation. “Je ne dis pas qu’il ne faut pas commémorer le 15 octobre mais il faut aussi se souvenir de la bataille”, précise Taoufik Ayed. “On ne fait rien le 19 juillet. Ce sont des interventions timides. Les associations s’occupent un peu de ça, mais c’est tout”.
“Moi je me suis battu et tout a été oublié. Depuis la bataille de Bizerte, je n’ai rien vu. On m’a récompensé en 1963 et en 1964 en me donnant deux médailles mais c’est tout. Je n’ai vu personne être indemnisé pour cette bataille", constate Abdelhamid Riahi.
Depuis des années, Tarek Derbel, qui fait partie d'une association d'ancien·nes combattant·es, essaie d’organiser des événements dans la ville de Bizerte à l’occasion du 19 juillet. Malgré ses demandes et les déclarations de soutien de représentant·es politiques, les festivités sont repoussées chaque année. Un manque de “volonté politique” d’après Taoufik Ayed.
Des réparations toujours en attente
En se basant sur les travaux de Béchir Turki qui était à la tête des services de renseignements sous Bourguiba, l’IVD avance un nombre de 5000 victimes . “Les militaires, on les connaît, on sait qui est décédé. Ce qui pose problème, c’est le nombre de civils envoyés au front”, explique Sihem Ben Sedrine.
“Personne ne connaît le nombre exact de victimes. Après trois jours de combats, les cadavres ont été enterrés dans des fosses communes sans qu’on prenne leur identité. On ne sait pas qui est mort, qui est blessé, qui a disparu…”, ajoute Taoufik Ayed.
À l’IVD, 650 dossiers relatifs aux événements de Bizerte ont été reçus. Dans un mémorandum sur les violations commises pendant la période post-coloniale par la France, ce qui inclut les affrontements de juillet 1961, l’Instance a formulé une demande de réparations. “Pour moi, les événements de Bizerte ne sont pas une bataille, c’est une agression de la part de la France”, insiste Sihem Ben Sedrine.
À travers ce rapport, l'IVD établit la responsabilité de la France pendant ces événements pour réclamer une réparation morale et judiciaire, notamment en se basant sur plusieurs résolutions internationales concernant les droits humains.
L’IVD réclame ainsi 200.000 dinars par personne tuée. Interrogé sur cette affaire, l'ambassade de France considère que du côté de l'État français, il n’y a pas “de demande officielle” de la part de l’IVD. Pourtant, il est bien indiqué dans le mémorandum qu'une copie a été envoyée à l'ambassade de France en Tunisie le 17 juillet 2019 sans que l'ambassade ne veuille préciser si ce document a bien été reçu.
En revanche, le chef de cabinet de l'ambassadeur tient à ajouter que la France soutient la démarche de justice transitionnelle de l’IVD et qu’il est nécessaire que le travail de mémoire franco-tunisien soit mené à bien, en donnant par exemple accès aux archives françaises. “Il y a une volonté de regarder ce passé commun et ces pages douloureuses avec lucidité et responsabilité”, insiste-t-il. Mais l'ambassade a refusé de donner tout commentaire ou de fournir toute information sur la question de la redevabilité de la France, en termes de reconnaissance et d'indemnisation des victimes.
“La France a très peur que ça fasse tâche d’huile. Pourtant, cette réparation, ce n’est rien du tout. Mais s’ils font ça avec la Tunisie, il va falloir le faire avec tous les autres pays anciennement colonisés et surtout l’Algérie”, estime Sihem Ben Sedrine.