Un gardien prend leur température tandis qu’un autre leur verse du gel hydro-alcoolique sur les mains. Saida*, la surveillante générale, vérifie chacun·e des élèves qui entrent au compte-gouttes dans l’établissement. Elle en interpelle certain·es, leur demande de mettre correctement le masque mais sans trop se faire d’illusions.
“On a presque 1000 élèves ici, comment voulez-vous qu’on fasse respecter les règles de distanciation ?”
Quelques kilomètres plus loin, dans un village à la frontière algérienne, Salwa Laabidi, directrice d’école primaire, essaie tant bien que mal de faire respecter les mesures sanitaires dans son petit établissement. Ce matin-là, une enseignante se dirige vers les toilettes pour se laver les mains avant de reprendre son cours. Mais le robinet tourne dans le vide, elle soupire. Comme souvent, l’eau est coupée. Interrogé sur ces manques, Bouzid Nsiri, directeur de la Planification et des Études au ministère de l’Éducation ne semble pas en être informé et se dit étonné. "Je veux connaître le nom de cette école, on prendra les dispositions nécessaires" , s'impatiente-t-il.
Un protocole flou et fragile
Pour endiguer l’épidémie de Covid-19, tous les établissements doivent imposer le port du masque pour l’ensemble des équipes pédagogiques et pour les élèves de plus de 12 ans. Ils doivent également réduire les effectifs au sein des classes pour assurer la distanciation sociale. Cependant, les salles ne disposent pas toujours d’assez de tables pour ne pas avoir à placer des élèves côte à côte.
Pendant leur cours d’arabe, ces élèves en deuxième année lycée sont censé·es être un par table. Dans les faits, plusieurs sont assis·es côte à côte et certain·es ne portent pas de masque.
Les élèves sont ainsi réparti·es en deux groupes et doivent assister aux cours un jour sur deux pour limiter l’affluence. Mais cette configuration n’est pas toujours claire et plusieurs élèves confondent leurs horaires. "Quand les étudiants entrent, je ne peux pas vérifier s’ils sont bien censés venir ce jour-là. C’est impossible de tous les lister !”, commente Saida. Une semaine après la rentrée, ils et elles sont encore nombreux·ses à défiler dans son bureau pour réclamer un changement de groupe, perturbant encore plus l’application de cette répartition.
Avec cette configuration, les professeur·es doivent donner le même cours à deux reprises, et le programme scolaire est étalé dans le temps. "De toute façon, pour l’instant, on s’occupe de rattraper le retard de l’année dernière", explique un enseignant d’arabe, "On verra ensuite de quelle manière le programme sera adapté". En fonction des matières, les équipes pédagogiques ont reçu comme consigne de compenser le retard accumulé par les élèves entre les mois de mars et de septembre.
“Entre le confinement et les vacances d’été, les élèves ont tout oublié, il faut déjà qu’on rattrape ça…”, commente la surveillante générale.
Ce retard est particulièrement souligné par les enseignant·es du primaire, surtout en troisième et quatrième année. "Ce sont vraiment des années cruciales et là, avec six mois sans école, tout est décalé. On ne réussira jamais à rattraper ce retard d’ici fin octobre !”, s’exclame une enseignante de l’école où travaille Salwa Laabidi.
Les enseignant·es ont théoriquement entre 4 et 6 semaines pour compenser ces mois perdus. Mais plusieurs sont convaincu·es que cela risque d’être difficile de finir dans les temps. La directrice ajoute que la division des classes avec des cours un jour sur deux retarde encore plus l’apprentissage. Dans son école d’une petite centaine d’élèves, les effectifs ne dépassent pas une vingtaine d’enfants par classe. Mais Salwa Laabidi applique tout de même la division par groupes imposée par les autorités.
Pour l’instant, les établissements n’ont aucune information sur la manière dont le programme sera adapté à cette année particulière. Certain·es affirment qu’il sera réduit de moitié, sans savoir quels chapitres seront retirés. En parallèle, le ministère de l’Éducation a déclaré que les vacances scolaires seront raccourcies. Cette solution ne semble pourtant pas convaincre le corps enseignant, et les professeur·es naviguent à vue.
“Pour gagner du temps, je ne fais que deux textes par notions par exemple, alors que d’habitude, je prends le temps d’en étudier trois", détaille le professeur d’arabe au lycée. Il a bien conscience de la fragilité de cette stratégie, mais son but est de réaliser le minimum des objectifs pédagogiques prévus par le programme.
Le 21 septembre 2020, le ministère de l’Éducation a publié un rapport décrivant comment le programme de cinquième année primaire allait être allégé. Les autres sont encore en attente d’informations. Bouzid Nsiri, le responsable au sein du ministère de l’Éducation affirme que les programmes seront ajustés "très prochainement”. Interrogé par Inkyfada sur les raisons de cette publication tardive, il rétorque qu’ils seront diffusés "au moment voulu” et que "les équipes travaillent 24h/24 face à une crise qui évolue de minute en minute”.
Dans cette classe de primaire, certain·es élèves portent un masque, bien qu’il ne soit pas imposé pour les élèves de moins de 12 ans.
Un manque évident de moyens
Dans son bureau, Salwa Laabidi ouvre son tiroir et en sort une toute petite bouteille de gel hydro-alcoolique. "Voilà ce que le ministère nous a fourni", dit-elle ironiquement. Après s’être elle-même rendue à la direction régionale de Jendouba, elle est revenue avec ces quelques bouteilles de gel pour les enseignant·es et un thermomètre électronique. Pour les masques, l’équipe enseignante doit en acquérir par ses propres moyens.
Dans le centre-ville de Jendouba, le directeur du lycée et la surveillante générale Saida se rendent dans une petite salle où sont entreposé·es de l’eau de Javel, des boîtes de masques et des bidons de gel. La plupart sont couvert·es de poussière. Ces stocks ont été reçus au mois de mai, quand les cours avaient repris pour les élèves en préparation du baccalauréat.
“Depuis, on n’a rien reçu”, racontent le directeur et Saida.
Pour assurer la rentrée scolaire, les équipes pédagogiques ont dû se contenter de ces réserves. "On essaie de garder les masques si des élèves défavorisé·s n’arrivent pas à en obtenir. Mais comme on ne sait pas si on recevra d’autres stocks, on économise au maximum”, continue Saida. Du côté des autorités, Bouzid Nsiri explique que les masques sont réservés aux 50.000 élèves boursiers à travers le pays. " On ne va pas acheter des masques pour des élèves de Ennasr !”, ironise-t-il. Il ajoute qu’il a été décidé, ce mercredi 23 septembre, que les stocks seraient renfloués régulièrement dans tous les établissements, mais pour l’instant, les enseignant·es interrogé·es ne semblent pas être au courant.
Devant un lycée, deux élèves profitent de la pause pour sortir de l’établissement. Depuis la rentrée, elles témoignent qu’elles évitent au maximum les groupes et se désinfectent régulièrement les mains.
Au delà-du Covid-19
"Comment peut-on faire respecter les mesures sanitaires alors qu’on ne dispose même pas du minimum ?”, s’interroge Saida. Pourtant, elle se rend bien compte que son lycée est loin d’être le plus mal loti et les infrastructures sont en assez bon état. Mais dans les toilettes, les élèves ne disposent que d’un ou deux savons pour l’ensemble de l’établissement. Pour Saida, impossible de faire respecter les mesures sanitaires dans ces conditions.
Pour de nombreuses personnes interrogées, les problèmes sanitaires ou d’infrastructures vont bien au-delà de la crise sanitaire actuelle. Cette période particulière cristallise de nombreuses difficultés dans lesquelles le secteur éducatif est enlisé depuis plusieurs années.
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Les problèmes sanitaires sont encore plus sérieux en zone rurale, comme dans l’école de Salwa Laabidi où l’eau courante est coupée très régulièrement, parfois pendant plusieurs jours. "Ce mois-ci, l’eau n’a presque jamais fonctionné… Pourtant j’ai bien reçu la facture !”, dit-elle en riant. Une citerne a été installée gratuitement dans la cour de l’école, mais la directrice de l’école regrette qu'elle ne puisse être destinée qu’au nettoyage des surfaces et qu’elle ne soit pas toujours remplie à temps. Lors des coupures d’eau, les élèves et le corps enseignant sont contraint·es de s'approvisionner seul·es en eau pour pouvoir se laver les mains.
Ce lundi 21 septembre, l’eau courante est coupée depuis plusieurs heures dans l’école et la citerne ne peut servir qu’au nettoyage des surfaces. Sans eau courante, il va falloir se contenter des réserves de gel hydro-alcoolique pour se laver les mains.
Le principal autre problème concerne le transport. Au lycée, les élèves n’ont pas d’autre choix que de s’entasser par dizaines dans les bus pour venir en cours. "Si les élèves sont serrés comme ça dans les cars, la distanciation sociale ensuite dans le lycée ne sert à rien”, estime Saida. Bouzid Nsiri du ministère de l’Éducation refuse de commenter cette situation et estime que cette problématique relève du ministère des Transports.
Les craintes concernent également les élèves internes. Si les effectifs dans les internats sont réduits ou s’il s’avère nécessaire de les fermer, certain·es professeur·es craignent une accentuation du décrochage scolaire. Une enseignante ayant requis l’anonymat témoigne que dans son établissement qui comporte un internat, il a été décidé qu’au lieu de venir un jour sur deux, les élèves allaient étudier une semaine sur deux.
“Même si cette mesure résout certains problèmes, je ne sais pas combien de temps ça va durer car il est très dur d’assurer une continuité pédagogique dans ces conditions, avec une semaine de creux entre chaque leçon...”, avance-t-elle.
Une absence d’anticipation des autorités
Jusqu’au 14 septembre 2020, date de la rentrée des professeur·es, tou·te·s témoignent qu’aucune information sur le déroulement de la rentrée ne leur a été communiquée. Près de 10 jours plus tard, la publication d’un protocole spécifique sur le détail des mesures à prendre dans le cadre scolaire n’a toujours pas été diffusé, même si des circulaires internes ont été envoyées aux différents établissements.
Salwa Laabidi, dont l’école en zone rurale ne dispose pas de boîte postale, a eu vent des mesures avant tout à travers les réseaux sociaux. Pour obtenir les circulaires internes, il a fallu qu’elle se rende par elle-même à la direction régionale à plusieurs reprises.
Mais certain·es estiment que ces document ne sont pas suffisants. En plus de l’absence totale de directives à propos du calendrier pédagogique, ils et elles déplorent ne pas connaître la procédure à appliquer si un cas suspect est détecté au sein de l’établissement. Pour l’instant, les autorités semblent appliquer une politique du cas par cas. Dans certaines zones où plusieurs contaminé·es ont été détecté·es, des écoles ont dû fermer, comme cela a été le cas à Sidi Thabet, dans le gouvernorat de l’Ariana. Cependant, une décision de réouverture de ces mêmes écoles a été prise dès le lendemain.
Alors que Salwa Laabidi considère que “l’école devra être totalement fermée si un cas positif est découvert”, le représentant du ministère de l’Éducation Bouzid Nsiri affirme pourtant qu’une classe ne doit être suspendue qu’à partir de trois cas détectés, tout en maintenant le reste de l’école en activité. Une mesure qui n’a pas de sens pour la directrice d’école. “Les élèves ne restent pas que dans leur classe ! Il suffit qu’un élève aille donner son goûter à son frère pour que déjà, deux classes soient touchées…”
Dans le lycée du centre-ville de Jendouba, une salle d’isolement a été prévue dans le cas où un·e élève présente des symptômes du Covid-19, en attendant de pouvoir être récupéré·e par ses parents et dépisté·e. Pour l’instant, la situation ne s’est pas encore présentée, mais Saida reste sur ses gardes.
Sur toutes ces problématiques, les autorités continuent de se renvoyer la balle. Du côté du ministère de la Santé, on affirme que ces mesures concernent le ministère de l’Éducation. Chez ces derniers, Bouzid Nsiri renvoie vers ses homologues de la Santé pour les protocoles sanitaires. En attendant, les équipes pédagogiques doivent se débrouiller seul·es, espérant que la situation ne devienne pas hors de contrôle.