Depuis des années, de multiples accords pour réadmettre les Tunisien·nes expulsé·es d’Europe ou encore financer du matériel aux gardes-côtes tunisiens sont ainsi signés, notamment avec l’Italie ou encore avec la Belgique. En plus de ces partenariats bilatéraux, l’Union européenne utilise ses fonds dédiés à la migration pour financer de nombreux programmes en Tunisie dans le cadre du “partenariat pour la mobilité”. Dans les faits, ces programmes servent avant tout à empêcher les gens de partir et les pousser à rester chez eux.
L’ensemble de ces programmes mis en place avec les États européens et l’UE sont nombreux et difficiles à retracer. Dans d’autres pays, notamment au Nigeria, des journalistes ont essayé de compiler l’ensemble de ces flux financiers européens pour la migration. Dans leur article, Ils et elle soulignent la difficulté, voire l’impossibilité de véritablement comprendre tous les fonds, programmes et acteurs de ces financements.
“C'est profondément préoccupant”, écrivent Maite Vermeulen, Ajibola Amzat et Giacomo Zandonini. “Bien que l'Europe maintienne un semblant de transparence, il est pratiquement impossible dans les faits de tenir l'UE et ses États membres responsables de leurs dépenses pour la migration, et encore moins d'évaluer leur efficacité.”
En Tunisie, où les investissements restent moins importants que dans d'autres pays de la région comme en Libye, il a été possible d’obtenir un résumé, fourni par la Délégation de l’Union européenne, des programmes financés par l'UE et liés à la migration. Depuis 2016, cela se traduit par l’investissement de près de 58 millions d’euros à travers trois différents fonds : le FFU (Fonds Fiduciaire d’Urgence) de la Valette, l'AMIF (Asylum, Migration and Integration Fund) et l’Instrument européen de voisinage (enveloppe régionale).
Mais il est à noter que ces informations ne prennent pas en compte les autres investissements d’aide au développement ou de soutien à la lutte antiterroriste dont les programmes peuvent également concerner la migration. Depuis 2011, au niveau bilatéral, l’Union européenne a ainsi investi 2,5 billions d’euros en Tunisie, toutes thématiques confondues.
L’écrasante majorité de ces financements de l’UE - 54 200 000 euros - proviennent du Fond fiduciaire d'urgence pour l'Afrique. Lancé en 2015, lors du sommet de la Valette, ce FFU a été créé “en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique” à hauteur de 2 milliards d’euros pour toute la région.
Ce financement a été pointé du doigt par des associations de droits humains comme Oxfam qui souligne “qu’une partie considérable de ses fonds est investie dans des mesures de sécurité et de gestion des frontières.”
“Ces résultats montrent que l’approche des bailleurs de fonds européens vis-à-vis de la gestion des migrations est bien plus axée sur des objectifs de confinement et de contrôle. Cette approche est loin de l’engagement qu’ils ont pris (...) de ‘promouvoir des canaux réguliers de migration et de mobilité au départ des pays d’Europe et d’Afrique et entre ceux-ci’ (...) ou de ‘Faciliter la migration et la mobilité de façon ordonnée, sans danger, régulière et responsable’”, détaille plus loin le rapport.
Surveiller les frontières
Parmi la vingtaine de projets financés par l’UE, la sécurité des frontières occupe une place prépondérante. Le “Programme de gestion des frontières au Maghreb” (BMP Maghreb) est, de loin, le plus coûteux. Pour fournir de l’équipement et des formations aux gardes-côtes tunisiens, l’UE investit 20 millions d’euros, près d’un tiers du budget en question.
Le projet BMP Maghreb a un objectif clairement défini : protéger, surveiller et contrôler les frontières maritimes dans le but de réduire l’immigration irrégulière. Par exemple, trois chambres d’opération ainsi qu’un système pilote de surveillance maritime (ISmariS) ont été fournis à la garde nationale tunisienne. En collaboration avec le ministère de l’Intérieur et ses différents corps - garde nationale, douane, etc. -, ce programme est géré par l'ICMPD (Centre international pour le développement des politiques migratoires).
“Le BMP Maghreb est mis en place au Maroc et en Tunisie. C’est essentiellement de l'acquisition de matériel : matériel informatique, de transmission demandé par l’Etat tunisien”, détaille Donya Smida de l’ICMPD. “On a fait d’abord une première analyse des besoins, qui est complétée ensuite par les autorités tunisiennes”.
Cette fourniture de matériel s’ajoute à des formations dispensées par des experts techniques, encore une fois coordonnées par l’ICMPD. Cette organisation internationale se présente comme spécialisée dans le “renforcement de capacités” dans le domaine de la politique migratoire, “loin des débat émotionnels et politisés”.
"Cette posture est symptomatique d’un glissement sémantique plus général. Traiter la migration comme un sujet politique serait dangereux, alors on préfère la “gérer” comme un sujet purement technique. In fine, la 'gestionnaliser' revient surtout à dépolitiser la question migratoire", commente Camille Cassarini, chercheur sur les migrations subsahariennes en Tunisie.
“L’ICMPD, ce sont des ‘techniciens’ de la gestion des frontières. Ils dispensent des formations aux États grâce à un réseau d’experts avec un maître-mot : neutralité politique et idéologique et soutien technique", continue-t-il.
En plus de ce programme, la Tunisie bénéficie d’autres fonds et reçoit aussi du matériel pour veiller à la sécurité des frontières. Certains s’inscrivent dans d’autres projets financés par l’UE, comme dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Il faut aussi ajouter à cela les équipements fournis individuellement par les pays européens dans le cadre de leurs accords bilatéraux. En ce qui concerne la protection des frontières, on peut citer l’exemple de l’Italie qui a fourni une douzaine de bateaux à la Tunisie en 2011. En 2017, l’Italie a également soutenu la Tunisie à travers un projet de modernisation de bateaux de patrouille fournis à la garde nationale tunisienne pour environ 12 millions d’euros.
L’Allemagne est aussi un investisseur de plus en plus important, surtout en ce qui concerne les frontières terrestres. Entre 2015 et 2016, elle a contribué à la création d’un centre régional pour la garde nationale et la police des frontières. A la frontière tuniso-libyenne, elle fournit aussi des outils de surveillance électronique tels que des caméras thermiques, des paires de jumelles nocturnes, etc…
L’opacité des accords bilatéraux
De nombreux pays européens - Allemagne, Italie, France, Belgique, Autriche, etc. - coopèrent ainsi avec la Tunisie en concluant de nombreux accords sur la migration. Une grande partie de cette coopération concerne la réadmission des expulsé·es tunisien·nes. Avec l’Italie, quatre accords ont ainsi été signés en ce sens entre 1998 et 2011. D’après le FTDES* (Forum tunisien des droits économiques et sociaux), c’est dans le cadre de ce dernier accord que la Tunisie accueillerait deux avions par semaine à l’aéroport d’Enfidha de Tunisien·nes expulsé·es depuis Palerme.
“Ces accords jouent beaucoup sur le caractère réciproque mais dans les faits, il y a un rapport inégal et asymétrique. En termes de réadmission, il est évident que la majorité des expulsions concernent les Tunisiens en Europe”, commente Jean-Pierre Cassarino, chercheur et spécialiste des systèmes de réadmission.
En pratique, la Tunisie ne montre pas toujours une volonté politique d'appliquer les accords en question. Plusieurs pays européens se plaignent de la lenteur des procédures de réadmissions de l’Etat tunisien avec qui “les intérêts ne sont pas vraiment convergents”.
Malgré cela, du côté tunisien, signer ces accords est un moyen de consolider des alliances. “C’est un moyen d’apparaître comme un partenaire fiable et stable notamment dans la lutte contre l’extrémisme religieux, l’immigration irrégulière ou encore la protection extérieure des frontières européennes, devenus des thèmes prioritaires depuis environ la moitié des années 2000”, explique Jean-Pierre Cassarino.
Toujours selon les chercheurs, depuis les années 90, ces accords bilatéraux seraient devenus de plus en plus informels pour éviter de longues ratifications au niveau bilatéral les rendant par conséquent, plus opaques.
Le soft power : nouvel outil d’externalisation
Tous ces exemples montrent à quel point la question de la protection des frontières et de la lutte contre l’immigration irrégulière sont au cœur des politiques européennes. Une étude de la direction générale des politiques externes du Parlement européen élaborée en 2016 souligne comment l’UE “a tendance à appuyer ses propres intérêts dans les accords, comme c’est le cas pour les sujets liés à l’immigration.” en Tunisie.
Le rapport pointe du doigt la contradiction entre le discours de l'UE qui, depuis 2011, insiste sur sa volonté de soutenir la Tunisie dans sa transition démocratique, notamment dans le domaine migratoire, tandis qu'en pratique, elle reste focalisée sur le volet sécuritaire.
“La coopération en matière de sécurité demeure fortement centrée sur le contrôle des flux de migration et la lutte contre le terrorisme” alors même que “la rhétorique de l’UE en matière de questions de sécurité (...) a évolué en un discours plus large sur l’importance de la consolidation de l’État de droit et de la garantie de la protection des droits et des libertés acquis grâce à la révolution”, détaille le rapport.
Mais même si ces projets ont moins de poids en termes financiers, l’UE met en place de nombreux programmes visant à “développer des initiatives socio-économiques au niveau local”, “ mobiliser la diaspora” ou encore “sensibiliser sur les risques liés à la migration irrégulière”. La priorité est de dissuader en amont les potentiel·les candidat·es à l’immigration irrégulière, au travers de l’appui institutionnel, des campagnes de sensibilisation...
L’appui institutionnel, présenté comme une priorité par l'UE, constitue ainsi le deuxième domaine d’investissement avec près de 15% des fonds.
Houda Ben Jeddou, responsable de la coopération internationale en matière de migration à la DGCIM du ministère des Affaires sociales, explique que le projet ProgreSMigration, créé en 2016 avec un financement à hauteur de 12,8 millions d'euros, permet de mettre en place “ des ateliers de formations”, “des dispositifs d’aides au retour” ou encore “des enquêtes statistiques sur la migration en Tunisie”.
Ce projet est en partenariat avec des acteurs étatiques tunisiens comme le ministère des Affaires Sociales, l’observatoire national des migrations (ONM) ou encore l’Institut national de statistiques (INS). L’un des volets prioritaires est de “soutenir la Stratégie nationale migratoire tunisienne”. Pour autant, ce type de projet ne constitue pas une priorité pour les autorités tunisiennes et cette stratégie n'a toujours pas vu le jour.
Houda Ben Jeddou explique avoir déposé un projet à la présidence en 2018, attendant qu’elle soit validée. "Il n’y a pas de volonté politique de mettre ce dossier en priorité”, reconnaît-elle.
Pour Camille Cassarini, ce blocage est assez révélateur de l’absence d’une politique cohérente en Tunisie. “Cela en dit long sur les stratégies de contournement que met en place l’État tunisien en refusant de faire avancer le sujet d’un point de vue politique. Malgré les investissements européens pour pousser la Tunisie à avoir une politique migratoire correspondant à ses standards, on voit que les agendas ne sont pas les mêmes à ce niveau”.
Changer la vision des migrations
Pour mettre en place tous ces programmes, en plus des partenariats étatiques avec la Tunisie, l’Europe travaille en étroite collaboration avec les organisations internationales telles que l’OIM (Organisation internationale pour les migrations), l’ICMPD et le UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), les agences de développement européennes implantées sur le territoire - GiZ, Expertise France, AfD - ainsi que la société civile tunisienne.
Dans ses travaux, Camille Cassarini montre que les acteurs sécuritaires sont progressivement assistés par des acteurs humanitaires qui s’occupent de mener une politique gestionnaire de la migration, cohérente avec les stratégies sécuritaires. “Le rôle de ces organisations internationales, type OIM, ICMPD, etc., c’est principalement d’effectuer un transfert de normes et pratiques qui correspondent à des dispositifs de contrôle migratoire que les Etats européens ne peuvent pas mettre directement en oeuvre”, explique-t-il.
Contactée à plusieurs reprises par Inkyfada, la Délégation de l'Union européenne en Tunisie a répondu en fournissant le document détaillant leurs projets dans le cadre de leur partenariat de mobilité avec la Tunisie. Elle n'a pas souhaité donner suite aux demandes d'entretiens.
En finançant ces organisations, les Etats européens ont d'autant plus de poids dans leur orientation politique, affirme encore le chercheur en donnant l'exemple de l'OIM, une des principales organisations actives en Tunisie dans ce domaine. “De par leurs réseaux, ces organisations sont devenues des acteurs incontournables. En Tunisie, elles occupent un espace organisationnel qui n’est pas occupé par l’Etat tunisien. Ça arrange plus ou moins tout le monde : les Etats européens ont des acteurs qui véhiculent leur vision des migrations et l’État tunisien a un acteur qui s’en occupe à sa place”.
“Dans notre langage académique, on les appelle des acteurs épistémologiques”, ajoute Jean-Pierre Cassarino. A travers leur langage et l’étendue de leur réseau, ces organisations arrivent à imposer une certaine vision de la gestion des migrations en Tunisie. “Il n’y a qu’à voir le lexique de la migration publié sur le site de l’Observatoire national [tunisien] des migrations : c’est une copie de celui de l’OIM”, continue-t-il.
Contactée également par Inkyfada, l'OIM n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien.
Camille Cassarini donne aussi l’exemple des “retours volontaires”. L’OIM ou encore l’Office français de l’immigration (OFII) affirment que ces programmes permettent “la réinsertion sociale et économique des migrants de retour de façon à garantir la dignité des personnes”. “Dans la réalité, la plupart des retours sont très mal ou pas suivis. On les renvoie au pays sans ressource et on renforce par là leur précarité économique et leur vulnérabilité", affirme-t-il. “Et tous ces mots-clés euphémisent la réalité d’une coopération et de programmes avant tout basé sur le contrôle migratoire”.
Bien que l’OIM existe depuis près de 20 ans en Tunisie, Camille Cassarini explique que ce système s’est surtout mis en place après la Révolution, notamment avec la société civile. “La singularité de la Tunisie, c’est sa transition démocratique : l’UE a dû adapter sa politique migratoire à ce changement politique et cela est passé notamment par la promotion de la société civile”.
Dans leur ouvrage à paraître “Externaliser la gouvernance migratoire à travers la société tunisienne : le cas de la Tunisie” [Externalising Migration Governance through Civil Society : Tunisia as a Case Study], Sabine Didi et Caterina Giusa expliquent comment les programmes européens et les organisations internationales ont été implantées à travers la société civile.
“Dans le cas des projets liés à la migration, le rôle déterminant de la société civile apparaît au niveau micro, en tant qu’intermédiaire entre les organisations chargées de la mise en œuvre et les différents publics catégorisés et identifiés comme des ‘migrants de retour’, ‘membres de la diaspora’, ou ‘candidats potentiels à la migration irrégulière’", explique Caterina Giusa dans cet ouvrage, “L'intérêt d'inclure et et de travailler avec la société civile est de ‘faire avaler la pilule’ [aux populations locales]”.
“Pour résumer, tous ces projets ont pour but de faire en sorte que les acteurs tunisiens aient une grille de lecture du phénomène migratoire qui correspondent aux intérêts de l’Union européenne. Et concrètement, ce qui se dessine derrière cette vision “gestionnaire”, c’est surtout une injonction à l’immobilité”, termine Camille Cassarini.