Régulièrement, la jeune femme s’occupe de nettoyer le sol de la salle de réanimation. Elle veille également à l’hygiène des autres malades près de lui. “Le personnel médical est débordé, il ne faut pas s’attendre à beaucoup de choses de leur part”, justifie-t-elle.
À l’entrée de la salle, l’évier ainsi que les vestiaires sont recouverts de saleté. Des pansements maculés de sang et du matériel médical usagé sont éparpillés sur le sol, dans l’indifférence du personnel médical.
Amin, chef-infirmier, reconnaît volontiers les problèmes d’hygiène de l’hôpital, pointant du doigt la saturation du service et le manque de moyens matériels et humains. “Nous sommes souvent obligés de laver les dispositifs médicaux à usage unique et de les réutiliser !” s’exclame-t-il. Il ajoute que les salles de réanimation ne sont stérilisées que lorsqu’il n’y a plus aucun·e patient·e. Chose rare. Dans ce contexte, l’infirmier ne s'étonne d’ailleurs pas de l’existence d’infections nosocomiales.
“Comment voulez-vous qu’elles ne se développent pas, avec la surcharge de malades à l'hôpital et le manque flagrant de moyens pour veiller à l’hygiène !"
L’état du matériel au sein de l’hôpital témoigne des problèmes d’insalubrité et du manque de moyen des hôpitaux publics tunisiens.
Un problème de santé mondial
Les infections nosocomiales se déclenchent à l’hôpital, 48h après l’admission du ou de la patient·e. Elles sont généralement transmises par le personnel, les matériaux médicaux ou encore par le biais d’autres malades. Ces germes se caractérisent par une multi-résistance aux antibiotiques. Ce type d’infection est particulièrement développé au sein des services de réanimation à cause de la vulnérabilité des patient·es.
À l’échelle internationale, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie les infections nosocomiales de “phénomène de santé publique”. Un rapport d’une organisation onusienne souligne “qu’à défaut d'actions urgentes déployées à l'échelle planétaire, la résistance aux antimicrobiens aura des effets catastrophiques dans moins d'une génération”.
D’après l’OMS, “sur 100 patients hospitalisés, au moins 7 dans les pays à revenu élevé et 10 dans les pays à revenu faible ou intermédiaire vont contracter une infection nosocomiale.” En Tunisie, une enquête nationale de prévalence datant de 2012 fait état d’un taux de prévalence de 6,6%. Officiellement, ce chiffre correspond aux normes internationales (entre 5 et 10%). Mais plusieurs éléments laissent à penser que les données sur les infections nosocomiales sont sous-estimées dans les hôpitaux tunisiens.
Dans le CHU Farhat Hached de Sousse par exemple, une étude menée en 2015 montre des chiffres bien plus élevés. Le taux de prévalence des infections nosocomiales est de 14,5%, soit plus du double du taux officiel. L’étude explique cet écart par “une stratégie nationale déficiente au niveau de la prévention des infections liées aux soins et par l’absence d’une méthodologie standardisée de prévention.”
Les risques de l’infection nosocomiale
“C’est fini, je l’emmène mourir à la maison !” À la sortie du service de réanimation des Urgences de l’hôpital La Rabta, Ahmed, ravagé, attend sa mère. Pendant sa convalescence au sein d’une autre clinique, la femme de 58 ans a été contaminée par un germe multi-résistant qui a provoqué une infection. Elle a été transmise d’urgence à l’hôpital pour recevoir un antibiotique adapté, mais son état de santé ne s’améliore pas depuis deux jours. “Les médecins disent qu’il n’y a aucune autre solution pour la sauver”, déplore son fils Ahmed.
Comme pour les 14 bébés de la Rabta, l’infection nosocomiale peut engendrer des complications qui, sans l’administration rapide des antibiotiques appropriés, entraînent la mort du ou de la patient·e. Face à ce drame, le ministre de la Santé, Abderraouf Cherif a démissionné et sa successeuse par intérim, Sonia Ben Cheikh, a reconnu que “le secteur de la santé souffre d’une grave crise, cumul de plusieurs années de négligences”.
Les nouveaux-né·es sont particulièrement vulnérables à ces infections, comme le montre une autre étude menée dans un centre de néonatologie du centre tunisien en mars 2018. Le taux de mortalité a ainsi atteint 46% parmi les bébés infecté·es.
D'après le 31ème rapport de la Cour des Comptes, publié en décembre 2018, 46 décès en 2012 et 59 en 2013 dus à des infections nosocomiales ont été enregistrés à l'hôpital Aziza Othmana.
Une autre étude, réalisée en 2013 dans le service de réanimation du CHU de l’hôpital La Rabta, note que sur 204 malades admis·es, 63 ont développé des infections nosocomiales, soit un taux de prévalence de près de 31%. Parmi ces patient·es, l’infection a entraîné la mort d’au moins 15 personnes.
En plus de ces risques de mortalité, les infections nosocomiales entraînent un allongement du séjour du ou de la patient·e à l’hôpital. Pour une durée moyenne d’hospitalisation variant entre 12 et 16 jours, un·e malade qui contracte une infection nosocomiale reste en moyenne 40,5 jours à l’hôpital.
Dans la salle du personnel médical, une affiche encourage les soignants à régulièrement et minutieusement se laver les mains pour prévenir les infections, alors même que le comptoir en-dessous est jonché de déchets médicaux.
Des règles d’hygiène non respectées
Les infections nosocomiales sont avant tout dues à un manque d’hygiène hospitalière. Pour limiter ce type de contamination, il est nécessaire de procéder à une stérilisation du matériel, des tenues et des espaces médicaux. La gestion du circuit des dispositifs usagés ainsi que l’hygiène du personnel sont également primordiales.
La réglementation tunisienne est claire à ce propos, comme l’indique l’article 41 du décret 81-1634 datant du 30 novembre 1981 : “Une stricte hygiène corporelle est de règle à l'hôpital. Le personnel hospitalier et les malades sont tenus à une parfaite propreté sous le contrôle des surveillants des services et du surveillant général de l'établissement”.
Mais dans les faits, ces règles ne sont pas toujours respectées. Seif, infirmier aux Urgences de l’hôpital d’enfants à Bab Saadoun, estime qu’il est “presque impossible d’appliquer les normes d’hygiène” avec les conditions de travail du personnel hospitalier. Il affirme que son service accueille entre 100 et 400 patient·es en 24h, qui ne sont géré·es que par deux infirmier·es et trois médecins, dont deux internes.
“Notre souci premier, c’est de soigner les malades avec les moyens du bord. Dans ces conditions, impossible d’être regardant sur l’hygiène”, estime l’infirmier.
Il ajoute qu’il y a un manque de moyens matériels. Par exemple, quand un membre du personnel médical entre dans une salle d’isolation ou dans une salle blanche (pièce dédiée à l’accueil des malades atteint·es d’infections nosocomiales), il ou elle est censé·e porter une blouse à usage unique. “Or, il n’y en a qu’une pour l’ensemble du personnel du service.” Pire, la salle d’isolation est régulièrement utilisée pour accueillir les patient·es lorsque le service est saturé.
Dans l’affaire des 14 nouveaux-né·es décédé·es, le président de la commission d’enquête Mohamed Douagi a déclaré que “les règles de stérilisation de la salle blanche n’avaient pas été respectées”.
En matière d’hygiène, le lavage de mains est prioritaire pour prévenir les risques d’infection. Selon l’OMS, les infections nosocomiales dues à un mauvais nettoyage des mains du personnel représentent 70% des cas.
En 2002, le ministère de la Santé a diffusé une brochure soulignant l’importance de cette mesure d’hygiène. Ce tract précise que “la promotion du lavage des mains constitue aujourd’hui la pierre angulaire dans toute stratégie de prévention des infections hospitalières”.
Mais encore une fois, les services hospitaliers tunisiens ne possèdent pas le matériel nécessaire. Seif dit ne pas toujours disposer du liquide stérilisant pour se nettoyer les mains. “Je suis obligé d’en acheter moi-même pour mon usage personnel”.
Son témoignage ne concerne pas que l’hôpital des enfants de Bab Saadoun. Il se confirme aux Urgences de l’hôpital La Rabta. Au niveau des salles de réanimation, les récipients censés contenir ce liquide stérilisant sont pour la plupart vides, voire carrément endommagés. Les points d’eau servant à se laver les mains sont également manquants.
Dans le service de réanimation, le coin lavabo censé permettre aux soignants de se laver les mains avant toute manipulation est recouvert de saleté et n’a ni savon, ni liquide stérilisant.
L’opacité autour des infections nosocomiales
En plus de ces soucis au niveau de la prévention des infections, les patient·es se retrouvent face à un manque d’informations. Lorsqu’un malade contracte une infection nosocomiale, le personnel n’est pas tenu de l’informer des origines de son mal. “On se contente de lui faire des analyses pour détecter la nature du germe et de lui administrer un antibiotique”, explique Seif.
“Il n’y a pas de loi qui oblige le personnel médical d’informer le patient en cas d’infection nosocomiale”, confirme Dr. Thouraya Annabi, ancienne directrice de l’Agence Nationale de contrôle sanitaire et environnemental des produits (ANCSEP). Mais elle ajoute que “l’éthique médicale l’exige”.
Il existe également un vide juridique en ce qui concerne la déclaration des infections nosocomiales au niveau des établissements sanitaires. “Les seuls chiffres existant sont le résultat d’initiatives de chefs de service dans le cadre d’études scientifiques”, continue Dr. Thouraya Annabi.
Cela entraîne un phénomène de sous-déclarations quant au nombre réel de contractions des infections nosocomiales au sein des hôpitaux tunisiens.
Depuis l’affaire de l’hôpital de La Rabta, l’État envisage de prendre des mesures plus fortes en matière de lutte contre les infections nosocomiales. Un programme spécifique au secteur de la Santé publique a été mis en place. Dans ce cadre, un budget de 32.5 MDT a été alloué à l'hygiène hospitalière. Il inclut l’achat de plus de matériel de stérilisation, la création d’une centrale de traitement d’air dans les blocs opératoires de dix CHU ainsi que la réhabilitation de dix salles blanches au sein de plusieurs départements néonataux.
Mohamed Rabhi, directeur de l’hygiène du milieu et de la protection de l’environnement au ministère de la Santé ajoute qu’il est également prévu de renforcer les ressources humaines des établissements médicaux en matière d’hygiène hospitalière avec le “recrutement d’une trentaine de techniciens hygiénistes”.
Hayet, semble sceptique par rapport à ces mesures. Elle continue, à venir tous les jours nettoyer le lit de son père et ses affaires. “Mieux vaut le faire soi-même ! Au moins, je suis rassurée quant à son hygiène !”, conclut-elle.