Depuis quelques mois, les réserves de lait ne cessent de diminuer, que ce soit dans les magasins ou au niveau du stock national. Des signes alarmants qui ont poussé tous les membres de la filière à se réunir à plusieurs reprises pour anticiper un futur manque de lait. Trop tard, la pénurie avait déjà commencé.
Pour essayer de recréer du stock de lait subventionné, les industriel·les ont réduit leur production d’autres dérivés du lait, comme le beurre, ou des produits à base de lait fermenté comme le raïeb ou le lben. En vain, ces produits dérivés ne constituent que 15% du marché, une part insuffisante pour compenser la pénurie.
2015: les origines d’une crise
Dans son bureau du Groupement interprofessionnel de la viande rouge et du lait (GIVLAIT), Riadh Louhichi ne cache pas son agacement. La pénurie aurait pu être évitée selon lui, “c’était une mauvaise décision du pouvoir public” datant de plusieurs années.
2015 a été riche en pluies. Contrairement à d’autres années, l’herbe a poussé en abondance. Et le lait a suivi : “les stocks étaient à 70 millions de litres”, un record. Face à cette quantité inhabituelle de lait, le GIVLAIT et les industriel·les ont demandé l’ouverture d’un marché d’exportation au ministère du Commerce afin d’utiliser ce surplus. “Il a refusé”, commente Riadh Louhichi, avant d’exposer les multiples conséquences de cette décision.
Les industriel·les se retrouvent à ne pas acheter la totalité du stock de lait des collecteurs et collectrices contrairement à l’ordinaire, en ayant peur de se retrouver avec des invendus. Idem pour ces dernier·es, qui commencent à n’acheter qu’une partie de la production des agriculteurs et agricultrices.
La filière du lait se retrouve dans l’impasse et le poids de cette décision du ministère impacte les éleveurs et éleveuses de vaches laitières. Certain·es d’entre elles et eux décident alors de vendre quelques-uns de leurs animaux pour éviter de se retrouver avec des invendus.
Entre les sécheresses et la diminution des troupeaux, les années qui ont suivi ont été moins productives. Entre-temps, l’État a simplifié quelques mécanismes pour faire face à une éventuelle surproduction telle qu’en 2015, dont l’export et le stockage. Depuis l’été 2018, il n’y a plus de réserves, “le stock, on le gère au jour le jour”, commente le sous-directeur chargé de la qualité du GIVLAIT. La cause ? Le manque de vaches.
Habituellement, “les stocks ne sont pas faits pour le long terme”, explique Nabil Chettaoui, directeur général du pôle lait du groupe Délice Danone. Le lait devant être consommé dans les six mois qui suivent son conditionnement, ils ne servent qu’à passer d’une année à l’autre sans avoir recours à l’importation.
De l’or blanc mais à quel prix ?
À la base de la production de lait se trouvent les éleveurs et éleveuses. “C’est de la petite agriculture, 80% d’entre eux ont moins de 10 vaches”, explique Karim Daoud, président du syndicat des agriculteurs (SYNAGRI). Ils et elles ne possèdent souvent pas de terres, et emmènent paître leurs animaux dans les environs de leurs habitations, parfois même au bord de la route. “C’est de l’élevage qui va brouter dans les caniveaux !”, s’exclame le président du syndicat.
Dans ces conditions, les vaches ne produisent que quelques dizaines de litres de lait par jour. La production quotidienne de lait ne permet pas aux agriculteurs et agricultrices de vivre autrement qu'au jour le jour : après chaque traite, ils et elles vendent leur lait, ne pouvant pas le stocker. L’argent gagné chaque jour ne leur suffit pas à pérenniser leur élevage et améliorer leur niveau de vie.
La totalité des éleveurs et éleveuses laitier·es ne travaillent pas avec les grand·es industriel·es. Certain·es préfèrent vendre leur production à des fromager·es. Ils et elles sont soumis à la même législation concernant le prix minimum de vente d’un litre de lait. Depuis le 6 juillet 2018, des négociations entres les acteurs et actrices de la filière et le gouvernement ont permis de l’augmenter à 0,890 dinars.
Aziz Bouhejba est éleveur de vaches laitières à Zaghouan. Au milieu des terres asséchées par la chaleur de l’été, deux ouvriers s’activent dans l’étable à nettoyer les pis des vaches. La traite du matin commence à 11h chaque jour et les bêtes s’impatientent. Avec près de 70 vaches, l’agriculteur possède une grande exploitation, ce qui est plutôt rare pour le pays. Malgré cela, exercer son métier reste compliqué pour lui, même si ça l’est moins que pour la grande majorité des éleveurs et éleveuses.
Afin de conserver son lait d’un jour à l’autre, Aziz Bouhejba a investi dans un bac de refroidissement. Son principal client, un fromager, peut ainsi attendre quelques jours avant de venir récupérer son lait, au lieu de faire des allers-retours après chaque traite.
Travailler directement avec un fromager permet à l’agriculteur de vendre son lait un peu plus cher que la moyenne, “à 0,950 dinars le litre” depuis le mois juillet. Peu d’éleveurs et d’éleveuses comme lui peuvent se réjouir de le faire à un prix légèrement supérieur à celui minimum garanti par l’État, les industriels s’accordant à acheter le litre au prix minimum.
Malgré son avantage, les fins de mois restent difficiles. Depuis l’augmentation, Aziz Bouhejba couvre tout juste ses frais de production, sans tirer de bénéfice. Avant l’annonce du gouvernement, l’éleveur vendait le litre de lait a 0,850 dinars le litre, soit environ 100 millimes de plus que le prix garanti. Malgré cela, il perdait tout de même entre 1000 et 1500 dinars par mois dans l’entretien de son troupeau. Sans son activité de céréalier à côté, il n’aurait jamais pu combler ce déficit. Être uniquement éleveur ou éleveuse laitier·e “ce n’est pas rentable... J’ai failli vendre mon troupeau”, se désole-t-il.
Des vaches pas assez productives
Qu’on soit céréalier, éleveur de vaches laitières ou à viande, être agriculteur ou agricultrice n’est pas un métier facile. Pour produire du lait, les éleveurs font face à plusieurs dilemmes, le climat du pays n’étant pas forcément adapté à ce type de production.
Première difficulté : les vaches. Depuis les années 1990, la majorité des vaches sont importées, en particulier celles de la race Holstein. Connues à travers le monde pour sa capacité à produire beaucoup de lait, elles peinent à atteindre le même rendement en Tunisie. “Nous importons des animaux avec des potentiels de production de 8000 à 9000 litres de lait par an”, précise le syndicaliste Karim Daoud, “en Tunisie, la moyenne nationale est inférieure à 5000 litres de lait (par an).”
“Avec le climat et les ressources que nous avons, nous ne pouvons pas faire d’élevage de ces animaux. Nous n’avons pas de pâturages ! Nous n’avons pas de ressources hydrauliques !”, s’emporte le président du SYNAGRI.
En Tunisie, le climat assèche les prés l’été, empêchant les pâturages. Les vaches en profitent uniquement l’hiver, avec, en complément, un peu d’aliments concentrés. Ces derniers sont des mélanges de céréales, essentiellement du maïs et du soja qui servent à augmenter les performances et la production des vaches.
Parfois, notamment pendant l’été, les vaches se nourrissent principalement de ces aliments concentrés. Importés, ces compléments alimentaires coûtent cher et leur prix peut varier d’une année sur l’autre. Et cette alimentation n’est pas sans conséquences pour les animaux. “Il y a des problèmes métaboliques, physiologiques et la fertilité des vaches diminue”, détaille Karim Daoud, “le lait est de moins bonne qualité”.
Avec peu de ressources locales et des importations onéreuses, le coût de production d’un litre de lait est élevé pour les agriculteurs et les agricultrices. À plusieurs reprises, les membres du SYNAGRI ont demandé lors des négociations sur le prix du lait une augmentation de 200 millimes. Finalement, les agriculteurs et agricultrices n’obtiendront que 124 millimes de plus par litre.
Cette augmentation est entièrement prise en charge par la Caisse générale de compensation, tout comme celle accordée aux collecteurs et collectrices de lait et aux industriel·les. “L’État a mis beaucoup de subventions sur le lait”, expose Riadh Louhichi du GIVLAIT. “En 1994, il a donné le maximum d’avantages pour l’élevage bovin” afin d’en finir avec l’utilisation de lait en poudre qui était à la base du secteur laitier tunisien. Dans son rapport de mai 2017, l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) estimait que l’ensemble de la filière représente environ 4% de la charge de compensation, avant l’augmentation des prix.
1.900 DT la brique de lait
Pour les acteurs de la filière, la crise du lait continue de se faire sentir et les stocks ne sont toujours pas revenus à la normale. En cas de manque de lait demi-écrémé, le gouvernement tunisien demande aux industriel·les d’importer leur part de marché de lait subventionné. Ce lait, contrairement à celui produit en Tunisie, n’est pas subventionné. Il correspond en tout point à celui que produisent les agriculteurs et agricultrices tunisien·nes. Une seule différence: son prix.
Avec 60% de parts de marché, Délice Danone est le leader sur le marché du lait subventionné. L’entreprise devrait mettre sur le marché le lait importé à un prix variant entre 1,600 DT et 1,900 DT la brique, début octobre. Le prix du litre, nettement plus élevé que celui subventionné, fait douter les industriel·les sur la consommation de celui-ci. Certains ménages pourraient ne pas avoir les moyens d’en acheter dans les mêmes quantités.
“Le lait tunisien ne va pas disparaître du marché”, explique Nabil Chettaoui, “Il va couvrir entre 60% et 70% des besoins”. Les 30% restants seront supportés par l’importation. Le consommateur ou la consommatrice pourra continuer d’acheter du lait tunisien à 1.120DT, ou d’autres laits non-subventionnés. Le lait tunisien étant le moins cher a l’échelle mondiale, il est difficile pour les industriel·les de trouver de meilleurs prix à l’importation.
“L’État nous a donné l’ordre d’importer 13 millions de litres, pour satisfaire les besoins du pays jusqu'à la fin de l’année”, détaille Nabil Chettaoui. Pour lui, le fait que le lait soit plus cher mais aussi périssable risque d'entraîner des pertes pour les industriel·les. Mais le lait ½ écrémé UHT étant considéré comme un produit de base pour les ménages, l’État s’engage à garantir des quantités suffisantes pour la consommation locale, quitte à passer par l’importation.
Un avenir incertain de la filière
Le manque de lait qu’a connu le pays n’est pas un événement anodin pour les agriculteurs ou agricultrices et industriel·les. Cela fonctionne par cycles. Des années peuvent amener à une surproduction, d’autres à des pénuries, sans qu’il n’y ait de solution pérenne pour la filière laitière. En 1994, l’État a choisi d’implanter une filière laitière en Tunisie et d’arrêter l’importation de lait en poudre. Mais “depuis les années 2000, il n’y a plus aucune stratégie”, se désole Dhiaeddine M’Hamed, le directeur des achats de lait chez Délice Danone.
Depuis la crise de surproduction de l’année 2015, les industriel·les ont tout de même eu quelques contrats d’exportations, désormais facilités par le ministère du Commerce. Ces marchés n’ont pour autant pas été maintenus sur le long terme, la priorité du pays n’étant pas d’exporter mais de maintenir le pays en autosuffisance.
Le directeur des achats de Délice Danone déplore le manque de visibilité sur l’ensemble de la filière. “On ne sait pas combien d’éleveurs on a en Tunisie”, commente-t-il, “on ne fait pas la différence entre l’éleveur et le vendeur d’animaux. Personne ne connaît l’effectif du bétail”. Cette incertitude empêche les acteurs de la filière d’avoir une vision à long terme sur le secteur. Sans connaître l’effectif du bétail, il ne leur est pas possible d’estimer le nombre de litres potentiellement produits en une année et donc de savoir si la Tunisie reste autosuffisante en lait.
Malgré cela, le GIVLAIT estimait qu’en 2017, il y avait 112.000 éleveurs et éleveuses pour 437.000 vaches. Ce nombre devait théoriquement permettre au pays de ne pas avoir recours à l’importation, mais le climat ou les difficultés de production des vaches n’ont pas été prises en compte.
Face aux difficultés du métier d’agriculteur ou d’agricultrice et au manque de ressources financières liées aux coûts de productions, certain·es d’entre elles et eux pensent à renoncer à leur exploitation et vendre leurs vaches. Les subventions ne leur permettent ni de pérenniser leur exploitation, ni de couvrir l’ensemble de leurs coûts de production. Selon les différent·es membres de la filière, les intermédiaires sont souvent des Algérien·nes qui viennent acheter du bétail dans les pays voisins, recevant des subvention pour l’importation de bovins.
La crise du lait, d’abord conjoncturelle et dépendant des saisons, devient structurelle. L’impossibilité d’exporter lorsque la production dépasse la consommation domestique a d’abord contraint les agriculteurs et agricultrices à vendre une partie de leur bétail. Mais les années suivantes, avec un climat défavorable, la production a baissé et les coûts ont augmenté, rendant la situation des éleveurs et éleveuses encore plus précaire. De nouveaux, ils et elles sont tenté·es de vendre leurs vaches, accentuant la crise. C’est un cercle vicieux qui s’installe auquel les autorités peinent à faire face.
“Moi j’ai déjà été visité par des intermédiaires”, confie Karim Daoud, le président du SYNAGRI. Malgré l’opportunité qui lui était présentée, il a préféré continuer de travailler dans sa ferme. Depuis peu, la Tunisie essaie de réguler cette fuite des animaux vers les pays voisins.
Pour améliorer l’état du secteur laitier, l’ensemble des acteurs et actrices n’ont qu’une idée en tête : il faut “libéraliser la filière” et donc renoncer au prix subventionné. Par ce biais, ils et elles estiment pouvoir se mettre tous et toutes d’accord et fixer leurs prix suivant leurs coûts de production, comme l’alimentation des animaux. “C’est notre demande depuis plusieurs années”, explique Riadh Louhichi du GIVLAIT.
“Il faut expliquer au consommateur qu’il y a un prix à payer”, conclut Karim Daoud, le président du SYNAGRI, “on arrive à une explosion de la Caisse générale de compensation sans vraiment appuyer l’appareil de production”. Pour lui, le prix du litre de lait dans les supermarchés doit être plus élevé, afin que les agriculteurs et agricultrices couvrent leurs frais de production, à condition que l’augmentation des prix leur soit favorable et qu’elle ne serve pas seulement à augmenter les marges des industriel·les et autres intermédiaires. Mais cette solution n’est pas sans risques car la hausse des prix pourrait entraîner une baisse de la consommation. Une équation difficile à résoudre.