Dans cet hôpital du grand Tunis, Yasmine commence sa énième nuit de garde en service pédiatrie, dans des conditions qu’elle juge difficiles. Toute la nuit, elle reçoit des patient·es à la chaîne, alternant avec l’une de ses collègues. Sa nuit ne s’achèvera qu’à 10h le lendemain.
Le statut d’interne
Le statut d’interne en Tunisie est un passage obligé au cours des études de médecine. Pendant leur sixième année, les étudiant·es font trois stages de quatre mois dans différents services hospitaliers afin de se confronter au quotidien du métier de médecin. “Ce poste n’existe pas vraiment dans les autres pays”, explique Yasmine. “L’interne ailleurs, c’est le médecin résident ici. Ils ont inventé ce job pour nous faire faire les tâches que personne ne veut faire”. Yasmine a déjà achevé son année d’internat. En attendant les résultats du concours de résidanat, qu’elle a passé pour la seconde fois, elle a décidé de travailler quelques mois en tant qu’interne vacataire dans le service pédiatrie d’un hôpital du grand Tunis.
Les internes ont à la fois un rôle médical et administratif : ils et elles complètent les dossiers, assurent le suivi des patient·es, voire même leur transport vers d’autres hôpitaux. Ces stages sont rémunérés 960 dinars par mois, pour un travail de 35h du lundi au samedi. Mais en plus de ces horaires, ils et elles sont régulièrement d’astreinte, ce qui leur ajoute cinq heures de travail sur une journée. Environ un jour sur trois, les internes sont de garde et s’occupent du service toute la nuit, de 20h à 10h le lendemain, voire plus s’il leur reste des dossiers à traiter.
“Au final, on travaille facilement 60h par semaine”
En février et mars 2018, une grève des internes et résident·es a été lancée à l’initiative de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OTJM). L’une des victoires du mouvement est l’obtention du “repos post-garde”, désormais obligatoire. Un “véritable acquis”, selon Yasmine, même s’il n’est pas toujours respecté.
Avant cela, les internes pouvaient enchaîner une journée de travail, une nuit de garde et de nouveau 8h de travail le lendemain. “Ça fait des journées de 30h, ce n’est pas humain !”, s’exclame Yasmine.
“Dans certains services, jusqu’à maintenant, les chefs (de service) ne laissent pas les internes prendre leur repos. En chirurgie par exemple : si l’interne prend son repos, il peut dire adieu au bloc opératoire”.
Cette pression de la hiérarchie pèse sur le quotidien de ces jeunes médecins. Au cours de plusieurs de ses stages, Yasmine considère avoir vécu de la “maltraitance”. “L’un de mes supérieurs m’a déjà dit que j’étais une idiote, que je n’avais pas ma place ici, que je ne pourrais jamais devenir médecin…” Elle rapporte des insultes, voire des gifles pour l’un de ses co-internes qui avait fait une erreur “minime”.
Il est difficile pour les étudiant·es de parler de ces conditions de travail, par peur des sanctions. “On doit absolument valider les stages à la fin de l’année donc ils ont vraiment un moyen de pression”, détaille Yasmine. Sans cette validation, les étudiant·es ne peuvent pas passer le concours de résidanat en sixième année, qui définit leur spécialité et leur donne un diplôme. La plupart préfèrent se taire.
La vie de garde
En théorie, les internes sont censé·es être encadré·es et observer le travail des chef·fes de service. Dans les faits, ces jeunes médecins sont souvent laissé·es seul·es. “Je me rappelle, pour ma première garde aux urgences, ils m’ont lancée toute seule comme ça, sans que personne ne m’aide”, raconte la jeune femme. Elle explique qu’elle a vite appris à se débrouiller toute seule : accueillir les patient·es, effectuer un diagnostic, dispenser les soins appropriés… Finalement, ce sont souvent les internes et les résident·es qui s’occupent entièrement des services hospitaliers. “Sans les internes, les hôpitaux s'écrouleraient”, estime-t-elle.
Lors de ses gardes au service pédiatrie, Yasmine et une autre interne assurent les consultations en urgence des enfants. “En vérité, on a très peu de vraies urgences sur une garde”, explique Yasmine, “la plupart ont de simples virus, mais cela fait que les urgences sont saturées et qu’on ne peut pas prendre les cas graves en priorité”.
Dans le bureau de consultation, beaucoup d’équipements manquent : les internes utilisent des photocopies d’ordonnanciers car il n’y en a plus en stock. Pour ausculter la gorge des enfants, Yasmine doit utiliser la torche de son téléphone portable car elle ne dispose pas de lampe. Pour prendre la température des patient·es, ce sont les parents qui apportent leur propre thermomètre. Il est également impossible de peser les enfants en bas-âge car la balance qui leur est adaptée ne fonctionne plus. “On manque de tout”, lâche la médecin.
Durant cette nuit de garde, la situation est plutôt calme. Mais après quelques heures en consultation, Yasmine est appelée au service de néonatalogie pour réaliser les dossiers de deux nouveaux-nés tandis que sa co-interne doit gérer l’admission d’une adolescente s’étant fait électrocuter. Pendant ce temps, les urgences sont délaissées.
“C’est toujours comme ça, on est facilement en sous-effectif. Dans des périodes comme le Ramadan, c’est plutôt calme, mais parfois,c’est très difficile à gérer”
Des conditions difficiles
Plus généralement, Yasmine pointe un manque de moyens énormes, tant humains qu’au niveau des infrastructures. “Au niveau du matériel, c’est une catastrophe”, insiste-t-elle. “On demande aux patients d’acheter eux-mêmes des gants, des thermomètres…”
Au début du stage, l’hôpital prélève une partie du premier salaire des internes, prétextant l’achat des blouses pour les jeunes médecins. Mais dans les faits, ils et elles ont dû les acheter eux-mêmes malgré le fait que la somme ait été prélevée.
De nombreux instruments ou machines sont également non-fonctionnels. Dans l’hôpital de Yasmine, le scanner ne fonctionne pas : les patient·es sont obligé·es d’aller dans un autre établissement. La médecin pointe aussi le manque de contraceptifs ou encore “de médicaments essentiels, comme les corticoïdes (anti-inflammatoires)”. “On manque aussi de réactifs pour faire certaines analyses”. Dans ces cas-là, les patient·es sont obligé·es d’aller dans le secteur privé, où ces prestations sont beaucoup plus chères.
Ce manque de moyens aboutit à des situations souvent compliquées. Il y a quelques semaines, un nouveau-né avait besoin d’un respirateur mais il n’y en avait plus dans l’hôpital de Yasmine.
Les autres établissements étant tous complets, les internes ont été obligé·es de ventiler manuellement le nourrisson, se relayant toutes les deux heures et ce, pendant 48h.
“Mais en région la situation est encore pire”, rappelle Yasmine. Au cours de sa cinquième année d’études, elle a effectué un stage dans le gouvernorat de Zaghouan. Il n’y avait même pas de garde en pédiatrie ni de médecin anesthésiste. “On avait un anesthésiste qui venait bénévolement le mardi et le mercredi pour les opérations à froid. Mais en cas de traumatisme, le patient devait aller se faire opérer ailleurs, à Tunis.”
Les hôpitaux publics en-dehors de la capitale manquent souvent de spécialistes. Par exemple, dans la région de Béja, il n’y a qu'une gastro-entérologue pour tout le gouvernorat. Quand un·e patient·e, vivant dans une région pauvre, a besoin de soins ou d’opérations spécifiques, il ou elle doit souvent se déplacer vers les grandes villes, voire la capitale. Le coût de ces trajets dissuadent de nombreux patient·es de se faire soigner, surtout si l’opération doit se dérouler dans une clinique privée. Une réforme en profondeur du secteur public serait nécessaire pour pallier ces manquements mais pour l’instant, une telle rénovation ne semble pas à l’ordre du jour.
Revendications
À l’initiative de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OTJM), une grève a été observée au cours des mois de février et mars 2018. Intitulée le “mouvement 76”, elle avait pour but de dénoncer sept années de revendications auprès des six ministres de la santé successifs.
Mariem Ben Sultane est volontaire au sein de la section tunisoise de l’OTJM. Pour elle, les conditions de travail dépeintes par Yasmine sont dues à “l’absence de statut juridique pour les internes et les résidents”.
Grâce aux négociations menées entre les grévistes et le gouvernement, un texte juridique a pu voir le jour dans le Journal officiel de la Répbulique tunisienne (JORT) du 9 mars 2018, définissant clairement les droits et devoirs de ces étudiant·es. Il est par exemple précisé que “la durée de travail hebdomadaire effectué par les internes et les résidents en médecine (...) ne doit pas dépasser quarante huit (48) heures” et “qu’il ne peut être assuré plus qu'une seule séance de garde pendant une période de 72h”.
Mariem Ben Sultane estime que cette grève a permis de prouver que les étudiants en médecine étaient assez lucides pour analyser leur situation et les défaillances du service public de santé. “On est les mieux placés pour déterminer cela et il faut qu’on soit entendus. On est force de proposition et en capacité de proposer des solutions. Il faut continuer comme ça”, termine la militante.
Malgré ces progrès, Yasmine, reste prudente. Pour elle, il y a eu une “véritable avancée en ce qui concerne nos droits et nos objectifs”, mais elle attend de voir si leurs conditions vont vraiment évoluer.