Meriem Ben Idriss est la dernière inscrite dans ce dernier registre de cette année-là, sous le numéro 8920. Le système informatisé de la municipalité de Tunis ne l’a pourtant “validée” que 28 ans plus tard. En réalité, Meriem Ben Idriss n’a jamais existé. Comment des diplomates russes ont tenté de créer une “légende” en Tunisie ?
Un père qui n’a jamais eu d’enfant
Si sa mère, née en Bulgarie, n’est pas enregistrée dans les registres de l’état civil tunisien - à l’exception de l’acte de naissance de Meriem Ben Idriss -, le père présumé de Meriem Ben Idriss a bien vécu en Tunisie.
I. Ben Idriss est né en 1953 dans le gouvernorat de Bizerte, où il est décédé en 1987. Mais sa famille est catégorique. Entendu·es par la brigade criminelle de Tunis le 26 mai 2015, les proches du défunt assurent que ce dernier ne s’est jamais marié et qu’il n’a jamais eu d’enfant.
Selon ces témoignages, I. Ben Idriss aurait souffert depuis sa naissance d’un lourd handicap mental, il n’aurait jamais eu de carte d’identité nationale ou de passeport, ni visité Tunis. Enfin, il est décédé à Bizerte, peu de temps après la naissance présumée de Meriem Ben Idriss, selon l’acte de décès enregistré à la municipalité de Bizerte.
Deux russes à Bab Souika
C’est en juin 2010 que Mourad, chef de service de l’état civil à la municipalité de Bab Souika, rencontre pour la première fois un certain “Mikhaïl”. Ce dernier était passé à son service pour demander un extrait de naissance. Mikhaïl est russe. C’est à peu près tout ce que Mourad pourra dire de lui cinq ans plus tard, lorsqu’il se fait arrêter puis condamner à 15 ans de prison en novembre 2017.
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Accusé dans une affaire d’espionnage russe, Mourad est arrêté en mai 2015. Il est entendu par la police puis la justice tunisienne. Il raconte comment Mikhaïl est revenu le voir quelques mois après leur première rencontre. Comment son ami russe l’a invité à de nombreuses reprises boire un café à La Marsa ou pour un déjeuner à La Goulette.
Au fil de ces entrevues, Mikhaïl se montre toujours plus curieux et parfois généreux, en proposant de petites “aides” financières au fonctionnaire de l’État tunisien. Une année passe. Mikhaïl se fait plus pressant et ses demandes plus précises. Il voudrait par exemple régulariser la situation de ses employé·es tunisien·nes en récupérant leurs extraits de naissance... du moins pour les trois qui sont né·es en 1986. Il s’intéresse aussi au type de stylos utilisés pour l’enregistrement des actes d’état civil dans les registres. Pourquoi ? La question n’est pas posée. Tout cela reste “légal”, selon le prévenu.
Avec au moins huit extraits de naissance de 1986 et un passeport - celui de Mourad - , Mikhaïl disparaît en juin 2013. Mais avant, il tenait à faire une “surprise” à Mourad : lui présenter son ami, un dénommé “Karim”. Il est russe aussi mais il a l’avantage de parler arabe, avec un accent libanais.
Avec Karim, Mourad n’est pas dépaysé. Le numéro de téléphone que son nouvel ami utilise est enregistré au même nom que celui de Mikhaïl : le sien. Parce que ni Mikhaïl ni Karim n’ont de temps à perdre avec ces petits tracas de la vie quotidienne, ils préfèrent l’administration tunisienne. La Goulette, La Marsa, des extraits de naissance de Tunisien·nes né·es en 1986, rien ne change. Sauf que cette fois, Karim veut des extraits tels qu’ils étaient édités à l’époque de ces naissances. “C’est pour une étude sociologique”, rapporte Mourad qui, jusque-là, accepte de fournir les documents demandés.
Mais Mourad a aussi ses limites. Lorsque Karim lui demande de lui apporter un registre - de l’année 1986 -, il refuse, parce que “ce n’est pas légal”. Karim n’insiste pas et lui donne 150 dinars.
En mars 2015, Karim revient à la charge. Il demande pourquoi il ne parvient pas à trouver dans le système centralisé une certaine Meriem Ben Idriss, née en 1986 et enregistrée à Bab Souika. Mourad lui promet de s’en informer.
Comment rentrer dans le système ?
De retour à la municipalité, Mourad se rend dans la pièce où sont stockés les registres des naissances. En tant que responsable du service de l’état civil, il y a accès. Lors de son audition devant le juge d’instruction, Mourad affirme alors avoir bien trouvé la personne recherchée. Son acte de naissance numéroté 8920 est le dernier acte enregistré du dernier registre existant de l’année 1986. Mais comment faire pour l’intégrer dans le système ?
Dans le cadre de ses fonctions, Mourad ne s’est jamais retrouvé dans cette situation. Il demande conseil à un autre responsable de la municipalité, Adel, “qui est plus expérimenté”. Ce dernier lui aurait indiqué que ce n’était pas la première fois qu’un tel oubli se produisait. Il aurait ajouté qu’il fallait remédier à ce problème en intégrant l’acte de naissance manquant dans la base de données.
Mourad assure ensuite avoir demandé à ses collègues Amel et Monia de procéder à l’enregistrement de l’acte de naissance de Meriem Ben Idriss puis de procéder à sa traduction en langue française, une tâche qu’elles auraient accomplie.
La procédure de “validation” de l’acte de naissance de Meriem Ben Idriss au sein de la base de données a été retracée par Adnane Saidane, chef du service informatique de la municipalité de Tunis, à la Kasbah.
Selon lui, les employé·es des différentes municipalités ne peuvent accéder à la base de données liée à l’état civil ni effectuer quelque action que ce soit sans s’identifier au préalable avec un mot de passe qui leur est propre. Ce mot de passe ne doit être communiqué à personne (seul·es les employé·s du service informatique peuvent y avoir accès). Une fois la connexion établie, il leur est possible d’effectuer des modifications, sachant que toutes les actions sont consignées avec le nom de la personne qui les a effectuées ainsi que la date.
L’intégration de l’acte de naissance de Meriem Ben Idriss aurait donc été effectuée le 28 avril 2015 par Rym, une employée de la municipalité de Bab Souika. La même personne a validé l’enregistrement et établi deux extraits.
Peu après 13h, “en dehors des horaires administratifs”, Boutheina a procédé à la traduction du document et édité quatre extraits en langue française. Une demi-heure plus tard, Monia opère une modification dans la traduction et édite un extrait. Encore une heure plus tard, Rym imprime quatre autres exemplaires en langue française.
Ainsi, selon les connexions enregistrées ce jour-là, trois personnes ont entrepris d’intégrer l’acte de naissance manquant et de le traduire, entre 12h et 15h. Mais il n’y a aucune trace d’Amel, qui avait pourtant été citée par Mourad comme étant chargée de cette tâche.
Pour sa dernière entrevue avec Karim à la fin du mois d’avril 2015, Mourad remet au Russe l’extrait de l’acte de naissance fraîchement intégré. Il est arrêté une quinzaine de jours plus tard.
La faille du système
Le problème de Mourad est que ses collègues n’ont pas l’air de vouloir confirmer sa version des faits. “Par peur de tomber avec lui !”, affirme une de ses avocates à Inkyfada. “Je n’ai jamais eu connaissance cette histoire”, assure Monia, une des employées. Confrontées à Mourad en mars 2016, Monia, Boutheina et Rym sont sur la même longueur d’onde.
Boutheina n’a “jamais ajouté aucun nom au système, ni traduit”. D’ailleurs elle ne serait en aucun cas restée à la municipalité à 13h03 - heure à laquelle sa connexion a été enregistrée -, c’est la pause déjeuner. Rym, elle, remplaçait son collègue à un autre poste, elle n’aurait pas pu effectuer cette tâche non plus. Enfin, Monia affirme qu’elles ont dû donner leurs mots de passe à leur supérieur (Mourad) à partir de l’année 2011 ou 2012. Rym confirme.
Mourad maintient avoir attribué cette tâche à une autre employée, Amel, qui a dû utiliser les mots de passe de ses collègues car elle “n’en avait pas à l’époque”. Mais il n’y a toujours aucune trace d’Amel et personne n’a demandé à entendre sa version des faits.
Adel, le collègue expérimenté, ne semble pas non plus disposé à arrondir les angles. Il n’aurait jamais conseillé d’ajouter un acte de naissance passé sans le respect des procédures, en formulant une requête écrite et argumentée à l’administration centrale, seule habilitée à prendre les mesures nécessaires. Il assure aussi avoir effectué il y a de cela vingt ans une vérification exhaustive des registres de la municipalité de Bab Souika, dont ceux de l’année 1986. Tout est consigné dans un (autre) registre, avec les numéros des documents existants. Il est catégorique : l’acte de naissance n°8920 du registre n°30 de l’année 1986 n’existait pas à l’époque.
Un registre en cache un autre
Un obstacle supplémentaire se dresse face à l’établissement de la naissance réelle de cette jeune femme dénommée Meriem Ben Idriss : l’existence obligatoire d’une copie du registre. Car chaque acte de naissance doit être consigné deux fois, le premier document figure dans les registres de la municipalité où la naissance a été enregistrée tandis que le second se trouve au tribunal.
Les informations disponibles dans le dossier judiciaire indiquent que le registre n°30 de l’année 1986 de la municipalité de Bab Souika comporte un acte de naissance supplémentaire par rapport à son double consigné au tribunal. Le n°8920. Mais Mourad persiste. Il arrive que des naissances datées de fin décembre soient consignées dans le premier registre de l’année suivante. Mais là encore, pas de traces de Meriem Ben Idriss dans le registre n°1 de l’année 1987 au tribunal.
Dans le cadre de l’enquête, une expertise graphologique est ordonnée. Il s’agit de comparer les écritures manuscrites de différents actes de naissance avec le n°8920 pour tenter d’établir une preuve de falsification. L’expertise produite conclut que l’une des signatures semble conforme à celles d’un premier agent sur d’autres actes de naissance, tandis qu’une deuxième semble falsifiée. La naissance tardive et éphémère de Meriem Ben Idriss est “gelée”.
Une légende mort-née
En 2010 et 2011, le FBI a mené une opération nommée “Ghoststories” (Histoires de fantômes), dans le but de neutraliser une dizaine d’espion·nes russes dit·es “Illegals” (clandestin·es). Ces espion·nes clandestin·es opèrent sous une identité créée sur mesure, une “légende” civile, parfois du pays hôte. Cette identité, plus difficile à acquérir, mais qui a l’avantage d’exister sur le papier, leur permet une meilleure couverture et une meilleure infiltration. Mais les “clandestin·es” sont aussi plus exposé·es aux dangers liés à leur métier d’espion·ne. Ils ne font pas partie du corps diplomatique et ne bénéficient donc pas de l’immunité que ce statut procure.
Mikhaïl Salikov et Kyamran Rasim Ogly Ragimov (qui se présente sous le nom de “Karim Ibrahim”) n’étaient pas des clandestins en Tunisie. Ils sont diplomates et travaillaient à l’ambassade de Russie.
Durant leur séjour en Tunisie, Mikhaïl et Karim ont établi des liens plus ou moins étroits avec au moins quatre employé·es de municipalités. Selon les aveux de ces dernier·es, les deux citoyens russes ont pu se procurer des documents officiels vierges, consulter ou garder en leur possession des registres comportant des actes de naissance et de décès et comprendre de manière détaillée les procédures liées particulièrement à l’état civil tunisien ou des étranger·es résident·es en Tunisie.
Dans la municipalité de Bizerte, Samia, cheffe de service, a avoué leur avoir donné accès à toutes sortes de documents administratifs, ainsi qu’aux registres. L’identité exacte du père de la “légende” Meriem Ben Idriss pouvait, en ce sens, être déterminée très aisément. Mourad assure au contraire n’avoir jamais donné accès à de tels documents. Pour autant, il est parvenu, au final, à procurer à Karim un extrait d’acte de naissance d’une femme qui n’a jamais existé même si sa légende n’aura pas vécu plus de quelques semaines.
Il n’y a plus aucune trace de Mikhaïl dans le dossier judiciaire à partir de juin 2013, date à laquelle Karim prend sa place jusqu’à la fin de l’aventure. Le 16 mai 2015, Samia convient d’un rendez-vous avec Karim pour qu’il lui rende des registres en sa possession. Elle, elle est déjà arrêtée. C’est un guet-apens.
Lors de son audition, Karim a avoué avoir demandé aux employé·es de quatre municipalités un nombre important de documents relatifs à l’état civil. Il confirme également avoir demandé à Mourad de lui procurer l’acte de naissance de Meriem Ben Idriss. Les raisons ? Karim refuse de répondre. Il fait partie du corps diplomatique, il est vite libéré puis extradé.
Mourad n’aura pas cette chance. Il a été condamné en novembre dernier à 15 ans de prison ferme. Samia et les deux autres fonctionnaires ont pris 8 ans. Mikhaïl et Karim ne pourront probablement jamais retourner en Tunisie… à moins de se fabriquer une légende.