L’ensemble de ces qualifications peuvent représenter une partie des spécificités auxquelles pourraient répondre certains présumés terroristes – tunisiens ou étrangers – mais il est impossible, selon les informations qu’apportent les affaires judiciaires en lien avec le terrorisme, de dresser un portrait unique du terroriste tunisien.
Ces données chiffrées ont été réunies dans une étude quantitative, “Le Terrorisme en Tunisie à travers les dossiers judiciaires” élaborée par le Centre tunisien de la recherche et des études sur le terrorisme (un centre créé fin 2015 par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux) et présentée en octobre 2016. Environ 1000 cas de terroristes présumés (appelés “terroristes” dans le rapport) ont été analysés et compilés.
L’étude se base sur les dossiers et documents judiciaires disponibles auprès des tribunaux de 2011 à fin 2015. L’équipe de recherche a consulté 384 dossiers où figurent quelque 2224 accusés de terrorisme.
70% des “terroristes” sont passés par des camps d’entraînement en Libye
Selon le rapport, 98,8% des présumés terroristes en Tunisie ont la nationalité tunisienne, ce qui confirme la présomption selon laquelle le terrorisme serait une “industrie locale”, les étrangers étant quasiment absents de la plupart des opérations terroristes qui se sont produites sur le territoire tunisien.
32% des personnes recensées sont originaires des gouvernorats du Grand Tunis (Tunis, Ben Arous, Ariana, Manouba). Sidi Bouzid occupe la deuxième place avec 14,4%. Toujours selon l’étude du FTDES, 70% des accusés dans des affaires en lien avec le terrorisme se sont entraînés au combat dans des camps d’entraînement libyens, dont certains sont supervisés par des Tunisiens.
Les mosquées les plus citées au niveau national par les prévenus se situent dans le quartier El Khadhra, à Tunis, particulièrement la mosquée El Rahma (la miséricorde). Elles sont décrites comme des espaces privilégiés pour les rassemblements de jihadistes, l’embrigadement des jeunes, l’organisation de voyages en vue de faire le jihad et présentées comme des lieux de préparation à l’exécution de nombreuses opérations.
Les 25-29 ans sont ceux qui ont le plus adopté l’idéologie “jihadiste” et qui ont le plus participé à des actes terroristes, avec 29% des cas étudiés. Moins de 11% occupent des postes à responsabilité au sein d’organisations terroristes actives à l’intérieur du pays alors que près de la moitié (49%) se retrouvent parmi les combattants.
Malgré la prédominance des hommes (environ 96%) dans la mouvance terroriste, la présence de femmes revêt une importance notable dans le sens où leur rôle reposait essentiellement sur l’approvisionnement des camps, le renseignement et la propagande sur les réseaux sociaux.
32% sont originaires du Grand Tunis
% Répartition des "terroristes " selon les différents gouvernorats en %
Les quatre gouvernorats du Grand Tunis occupent la première place en ce qui concerne la répartition géographique des présumés terroristes, avec 32% des personnes concernées. Le gouvernorat de Sidi Bouzid arrive en deuxième position avec 14% des accusés. Cela pourrait être le fait des mouvements salafistes et jihadistes qui existaient dans la région dans la décennie précédant la révolution et leur participation à des opérations violentes, particulièrement l’opération de Slimane (décembre 2006).
40% des accusés sont passés par l’université
45,5% des présumés terroristes sont des ouvriers qualifiés ou non qualifiés. Ce pourcentage diminue à mesure que la catégorie socio-professionnelle évolue. Les professions libérales arrivent en deuxième position avec 14,9% des concernés contre 1,1% de cadres de la fonction publique.
Les chiffres révèlent également que 0,85% des prévenus sont des religieux (imams, prédicateurs, enseignants coraniques, etc.), alors même que les mosquées sont considérées comme des espaces privilégiés d’embrigadement des accusés de terrorisme.
Par ailleurs, la part des représentants des forces armées (Intérieur et Défense) dans les actes et organisations terroristes s’élève à 1,2%, que ce soit dans la planification, la facilitation ou l’exécution.
Enfin, 33% des accusés n’ont pas dépassé le niveau d’enseignement secondaire, 28% ont reçu un enseignement universitaire et 12% ont obtenu un diplôme universitaire. Ainsi, 40% de l’ensemble des prévenus ont un niveau universitaire.
Près de 90% des accusés ont moins de 40 ans
Près de 30% des personnes incriminées ont entre 25 et 29 ans. Il s’agit de la tranche d’âge la plus représentée. Seuls 0,3% des accusés sont mineurs. Les 55-59 ans sont quasiment absents, alors que la grande majorité, près de 90%, a moins de 40 ans.
Cette forte représentation de la jeunesse peut s’expliquer par le fait qu’elle est la plus victime du chômage, de la précarité, du délitement du lien social et de la marginalisation. Les jeunes sont également ceux qui ont le moins d’obligations familiales et de responsabilités professionnelle ou sociale.
Environ 70% des accusés sont célibataires
98,8% des accusés ont la nationalité tunisienne. Les quelque 1% restants se partagent entre Libyens et Algériens. Cela contredit le préjugé selon lequel le terrorisme vient de Libye ou que les camps d’entraînement des terroristes en Tunisie sont peuplés d’Algériens.
En outre, plus des deux tiers des prévenus sont célibataires, le tiers restant étant marié ou divorcé.
une grande majorité de combattants sur le banc des accusés
Les Tunisiens constituent un réservoir de combattants indispensables aux organisations terroristes auxquelles ils ont prêté allégeance. Environ la moitié des accusés de terrorisme concernés par l’étude (49%) a rejoint la branche armée d’une organisation. Seuls 10% d’entre eux avaient des responsabilités au sein de ces mêmes organisations en Tunisie. Les 40% restants ont assuré des actions de prosélytisme, de renseignements ou encore de communication, en plus de l’aile chargée du soutien logistique qui concerne 19% des cas recensés.
Le rapport révèle également que l’ensemble des accusés de nationalité autre que tunisienne (1% des cas) occupent des postes à responsabilité au sein des organisations terroristes.
60% sont allés en Libye clandestinement
Si la part de Libyens est faible (0,5%) en Tunisie, environ 60% des accusés se sont rendus clandestinement en Libye, avant de retourner en Tunisie pour rejoindre des groupe terroristes actifs sur place. Cela s’explique par la proximité avec ce pays voisin et la possibilité de s’y rendre et de revenir plus facilement.
La Syrie est la deuxième destination pour les voyages clandestins. 22% des accusés y ont séjourné. Depuis le déclenchement de la guerre civile et la montée en puissance de l’organisation Etat islamique, la Syrie est devenue une terre privilégiée pour les candidats au “Jihad”. D’autres se sont rendus illégalement en Afghanistan, en Allemagne ou encore au Mali.
Plus de 90% se sont entraînés en Libye et en Syrie
La Libye et la Syrie se taillent la part du lion en ce qui concerne les camps d’entraînement au combat et au maniement d’armes qu’ont fréquenté les présumés terroristes. Près de 70% de ceux qui sont passés par des camps d’entraînement l’ont fait en Libye. L’Irak, l’Afghanistan, l’Algérie, le Mali mais également la Turquie (qui n’était considérée que comme un point de passage pour la Syrie) ont aussi abrité des camps d’entraînement de jihadistes tunisiens.
2013, une année charnière en Tunisie
C’est en 2013 que le nombre le plus important des prévenus ont reçu un entraînement au combat à l’intérieur du pays. En 2014, la majorité s’est entraînée au maniement des armes à l’étranger.
Cela s’explique par le fait qu’en 2013, ces organisations ont pu bénéficier en Tunisie d’un certain laxisme des autorités, sous le régime de la Troïka, menée par le parti islamiste Ennahdha, permettant à ces mouvements de prendre de l’ampleur et de s’installer dans certaines régions frontalières à l’Ouest (Kasserine, le Kef, Jendouba) et au Sud (Ben Guerdane, Medenine, Kebili, etc.).
Après l’assassinat du député Mohamed Brahmi, en juillet 2013, l’organisation Ansar Al-Chariâa a été classée comme organisation terroriste. La lutte contre ces mouvances s’est alors intensifiée et leurs membres ont fui, notamment vers la Libye, où ils sont également passés par des camps d’entraînement.
S’ils ont débuté les entraînements plus tard, c’est en 2011, après la chute du régime de Ben Ali, que le plus grand nombre de “jihadistes” a rejoint une organisation terroriste en Tunisie. A l’étranger, 2013 représente également une année charnière pour les “terroristes” tunisiens.
La mosquée El Rahma, un repère de “terroristes”
Immédiatement après la révolution, des violences ont éclaté du fait d’extrémistes religieux qui avaient pour but de prendre le contrôle d’un certain nombre de mosquées. Les lieux de culte constituent un espace privilégié pour l’embrigadement de jeunes et leur intégration au sein de mouvements jihadistes. Ils servaient aussi à tenir des réunions de préparation d’opérations terroristes.
La mosquée El Rahma, à la cité El Khadhra en plein coeur de Tunis est le lieu par lequel sont passés le plus grand nombre d’accusés de terrorisme. Cette mosquée était administrée par l’imam Chokri Ben Othman, qui se faisait appeler Abu Mouhanned) pour l’organisation des opérations, selon ce que révèlent les dossiers judiciaires.
En plus des mosquées de la cité El Khadra, celles de Douar Hicher, à l’Ouest de la capitale, comme les mosquées Ennasr, Aounallah et Béni Hachem, ont servi aux mêmes fins, d’après les auditions et investigations qui ont été menées.
Plus de 46% influencés par des ouvrages religieux
Plus de 46% des accusés de terrorisme, toujours selon le rapport du FTDES, auraient été influencés par des ouvrages religieux, dont le plus connu est “L’Administration de la sauvagerie”, présenté comme une référence en termes d’organisation et de stratégie à adopter pour les mouvements terroristes.
37% des prévenus ont été influencés par d’autres personnes et 11% sur internet, tandis que seuls 3% l’ont été par les médias (journaux, télévision, radio).
Un portrait incomplet du “terroriste” tunisien
Loin des commentaires des analystes et autres chroniqueurs, la lecture du rapport mené par le FTDES permet de faire sortir, faute d’un portrait uniforme, au moins certaines tendances communes à une majorité d’accusés de terrorisme selon les dossiers traités par la Justice.
Les lieux et les espaces de propagande et d’embrigadement, le niveau scolaire des prévenus, leur âge ou leur statut marital ainsi que les régions par lesquelles ils ont transité, apportent un éclairage non négligeable, quoiqu’insuffisant, pour comprendre le phénomène de la violence terroriste et jihadiste en Tunisie.