Khouloud a 25 ans. Elle est diplômée en psychologie de l’Institut supérieur des sciences humaines. Avant d’entrer à l’Instance Vérité et Dignité, elle était encore étudiante. Lorsqu’elle voit passer l’offre d’emploi, elle décide de postuler, ce sera sa première expérience professionnelle.
Pendant l’entretien d’embauche, les questions étaient axées sur l’état psychologique des candidats. Pour faire ce métier, il vaut mieux être armé, car “on n’a pas le droit de pleurer, on n’a pas le droit d’en parler” . Khouloud doit ensuite suivre un mois de formation: apprendre ce qu’est la justice transitionnelle, savoir respecter le secret professionnel, participer à des jeux de rôle. Il faut se mettre dans le bain rapidement.
Ecouter l’horreur
Cela fait plus d’un an que Khouloud est employée à l’IVD. Après six mois et plus de 700 heures d’écoute, elle est passée au département de soutien psychologique. Les victimes deviennent alors des patients.
Au début, c’était un “choc” . “Je n’imaginais pas l’ampleur des violations” , avoue la jeune femme. Les écoutants et écoutantes ont un formulaire entre les mains. Il faut cocher des cases, s’assurer que toutes les informations soient transmises. Mais l’écoute ne peut pas se limiter à un questionnaire, les victimes ne parlent pas facilement.
“Il faut mettre les victimes en confiance, bien les accueillir, ensuite se présenter et leur assurer qu’elles sont en sécurité” , explique Khouloud.
Après l’accueil et une explication détaillée du déroulement de la séance, les écoutants laissent la victime parler, pour “vider son coeur” . “C’est une forme de thérapie. Après, tu essaies de lui poser des questions sur des informations manquantes” , précise la psychologue.
A côté d’elle, Kaouther Thabet acquiesce. Cette sociologue de 27 ans a fait son mémoire sur la prison de femmes de Mannouba. Elle poursuit sa thèse sur le même thème.
Kaouther fait partie de la première vague d’écoutants recrutés. 1000 ou 2000 heures… après un an et neuf mois d’écoute, elle ne les compte plus.
A ce jour, ils sont une centaine d’hommes et de femmes à assurer le déroulement des auditions à huis clos à Tunis, dans les bureaux régionaux ou directement chez les victimes, grâce aux bureaux mobiles.
“La séance d’écoute est au centre de la justice transitionnelle. Les victimes qui viennent ne parlent pas seulement de leur propre histoire, elles parlent aussi de l’Histoire du pays. Quand la victime arrive à te raconter ce qui lui est arrivé, quand elle a confiance en toi, elle te raconte des choses qu’elle n’a jamais raconté à sa famille, des histoires qui étaient restées entre le bourreau et elle. Elle vient là et te dit qu’elle veut raconter, pour l’Histoire” , explique-t-elle.
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Quand elles doivent tenir une audition, Kaouther et Khouloud prennent leur travail à coeur. Elles arrivent plus tôt le matin pour étudier leur dossier, “pour ne pas être surprises” . Car chaque dossier renferme des histoires humaines, des spécificités régionales, des tabous et des pudeurs qu’il faut savoir prendre en compte.
“Je suis très proche des victimes, je les aime beaucoup” , avoue Kaouther. “Peut être que ce n’est pas le cas pour tous mes collègues, parce que c’est dur pour eux, mais moi j’aime beaucoup mon boulot".
Les témoignages qui passent sont souvent difficiles à entendre. Humiliations, torture, agressions sexuelles, les violations sont nombreuses et les blessures difficiles à cicatriser. “Parfois quand un homme vient témoigner et que nous ne sommes que des femmes, il peut avoir honte de raconter certaines choses” , déplore Khouloud. Dans ce cas, elles tentent de le rassurer ou un autre écoutant prend leur place. L’essentiel, c’est que les victimes se sentent à l’aise.
“Dans nos déplacements, on fait ce que la victime veut. Si elle s’assoit sur une pierre, tu t’assoies avec elle sur une pierre. Tu prends ton temps, tu la traites comme elle veut être traitée” , insiste Kaouther.
Le métier d’écoute est un exercice constant d’équilibriste: faire preuve d’empathie, mais garder une distance. “Il ne faut jamais les juger ou montrer nos sentiments. Par exemple, si quelqu’un dit qu’il a tué ses parents mais qu’il a été torturé en prison, il faut garder une certaine objectivité” , poursuit la jeune femme.
Parmi les histoires tragiques qu’elle a eu à traiter, Khouloud est particulièrement touchée par les drames sentimentaux. Des histoires d’amour avortées à cause d’un emprisonnement, des divorces forcés, des femmes quittées parce qu’elles ont été emprisonnées ou violées, autant de drames qui émeuvent la psychologue.
“Il n’y a pas que les violences physiques. Certains pleurent encore leur amour perdu, des années après”.
Garder le secret
Pour ces jeunes écoutantes, les débuts étaient difficiles et les images des horreurs écoutées la journée repassent dans leur tête la nuit tombée. “Au début tu te retrouves avec toi-même et tu te demandes: est-ce que tout ça s’est vraiment passé? comment ça a pu se passer sans qu’on ne s’en rende compte?”.
Comme leurs collègues, Kaouther et Khouloud ont prêté serment devant le tribunal pour préserver le secret professionnel. Alors pour tenir le coup, elles se soutiennent mutuellement, parlent d’autre chose, essaient “d’oublier”.
Garder le silence, la question ne se pose pour Kaouther, elle a juré devant un juge et c’est une question de principe. Mais l’inconscient joue parfois des mauvais tours.
“Un jour en me réveillant, ma soeur m’a demandé qui était cette personne qui m’avait dit telle et telle chose. En fait, je parlais pendant mon sommeil!” , avoue-t-elle en riant.
Khouloud n’a pas de mal à respecter le secret professionnel et à contenir ses émotions, même si elle a craqué, “une seule fois”. “C’était à Gabès, l’histoire d’un vieil homme m’avait fendu le coeur. Mais c’était après la séance”, dit-elle.
Pour évacuer le stress, elle fait beaucoup de sport. “ J’adore la danse, ça m’aide à décompresser”. Elle sort aussi fréquemment avec ses amis ou son petit ami.
Kaouther ressent quant à elle beaucoup d’affection pour les victimes qu’elle rencontre, mais elle doit savoir garder ses distances. “Elles me demandent en ami sur Facebook mais je ne peux pas les accepter”.
“Au bout de quelques mois on apprend à faire abstraction et à oublier une fois dehors”, assure-t-elle.
Vivre pour les victimes
Une victime qui ne demande rien de plus qu’une photo encadrée avec son leader, Salah Ben Youssef… une autre qui a été emprisonnée le soir de ses noces et voudrait qu’on lui offre deux nuits dans un hôtel, avec sa femme… avec des centaines d’auditions à leur actif, Khouloud et Kaouther se remémorent certaines anecdotes marquantes. Les unes sont cocasses, d’autres sont tragiques.
Aujourd’hui, leur vie tourne autour de leur travail et de cette relation empathique entretenue avec les victimes qui défilent.
“Tout le monde rentre après l’heure. tout le monde est impliqué. Aujourd’hui j’étais contente, une patiente m’a dit qu’elle était surprise car ici tout le monde était souriant et qu’elle n’avait pas l’impression d’être dans une administration tunisienne!”
Lorsqu’elles sortent se divertir, c’est avec d’autres collègues, devenus amis avec le temps. Kaouther a même quitté la maison familiale pour vivre en collocation avec deux autres employées de l’IVD, tandis que Khouloud ne voit son petit ami qu’une fois par semaine. “Je n’ai pas le temps de le voir plus, lui-même travaille beaucoup”, précise-t-elle.
“ Je ne dis plus que je vis avec les victimes mais pour les victimes. Je me sens citoyenne. Tu participes à la révélation de la vérité, et à l’histoire de ce pays. Les futures générations sauront ce qui s’est passé dans le pays, et c’est en partie grâce à nous, parce que c’est nous qui écoutons les victimes”, conclut Kaouther.