Face à l’indignation, le gouvernement contre-attaque et accuse la corporation de contourner le fisc. Selon les chiffres officiels, la majorité des avocats enregistrés ne sont en effet pas “en règle”, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas déclaré leurs revenus, une procédure obligatoire chaque année, y compris pour ceux qui ne génèrent aucune rentrée d’argent. Inkyfada fait le point sur une tendance qui touche l’ensemble des professions libérales.
Salariés vs. Libéraux
Retenus mensuellement à la source, les salariés sont les bons élèves de la fiscalité tunisienne. Estimés à 2,7 millions de contribuables en 2015, ils génèrent 3,6 milliards de dinars d’impôts sur le revenu, versés directement dans les caisses de l’Etat. Cette somme constitue près de la moitié des ressources de l’Etat générées par l’impôt direct (supérieure aux recettes provenant de l’impôt sur les sociétés).
Entre 2012 et 2015, le nombre de salariés n’a augmenté que de 3% alors que les recettes fiscales ont augmenté de 35%. En moyenne, un salarié paie chaque année plus d’impôts (1340 dinars en 2014, contre 999 en 2012), avec une légère baisse en 2015.
Inversement, le nombre de personnes exerçant une profession libérale augmente plus vite que la somme de l’impôt dû sur les bénéfices non commerciaux. Entre 2014 et 2015, les recettes fiscales ont baissé d’environ 7%, alors même que le nombre de contribuables a augmenté de 7% sur la même période.
Le nombre de redevables exerçant une profession libérale augmente mais les recettes fiscales ne suivent pas. L’analyse détaillée de l’évolution de l’impôt généré par les avocats, les architectes et les médecins libéraux permet de dégager les raisons de cette tendance générale.
Baisse des déclarations d’impôt
Toute personne exerçant une profession libérale (ou toute autre activité professionnelle) est tenue de déclarer ses impôts tous les ans, y compris si elle ne génère aucun revenu. Entre 2012 et 2015, le premier constat frappant est celui de la baisse constante du nombre d’avocats, architectes ou médecins “en règle” avec l’administration fiscale, avec une dégradation nette entre 2014 et 2015.
Mauvais élèves, 60% des avocats enregistrés n’ont pas fait de déclaration annuelle en 2015, derrière les architectes qui passent péniblement sous la barre des 50% en infraction. Plus disciplinés, les médecins n’échappent pourtant pas à la tendance et chutent à un taux inférieur à 75% de professionnels en règle en 2015, contre près de 95% en 2012.
60% des avocats ne déclarent pas d’impôts
Directement visés par la loi de Finances 2017, les avocats tunisiens font de la résistance et le bâtonnier de l’Ordre des avocats accuse le gouvernement de diaboliser une profession qui se trouverait dans une situation financière précaire.
Pour autant, la collecte d’impôts sur les revenus des avocats ne se fait pas sans difficultés. Sur 7427 avocats enregistrés en 2015, seuls 2987 ont déclaré leurs impôts. Le taux d’avocats en règle est ainsi passé de 68% en 2012 à seulement 40% en 2015.
Ainsi, la somme de l’impôt dû par les avocats en règle en 2015 a baissé de 24% par rapport à 2014 alors que le nombre d’avocats enregistrés est en constante augmentation.
Les avocats et l’impôt, en chiffres (2015):
- Les avocats en règle paient en moyenne 228 dinars d’impôt sur le revenu par mois (2740 dinars/an). Sur le nombre total d’avocat enregistré, cela correspond à une moyenne de 92 dinars par mois. En comparaison, un professeur universitaire paie en moyenne 400 dinars par mois.
- 57% des avocats en règle paient moins de 1000 dinars d’impôt par an (entre 0 et 83 dinars par mois). La somme de leurs contributions s’élève à moins de 8% de l’impôt dû.
- Seuls 6% génèrent 50% de l’impôts dû. Il s’agit des 179 avocats qui paient plus de 10.000 dinars par an.
- 3% des avocats ayant fait leur déclaration annuelle paient 0 dinars d’impôt.
Médecins: Le public “paie” plus que le privé
Le projet de loi de Finances actuellement débattu en commission parlementaire vise également les médecins exerçant dans le privé. Afin de pouvoir contrôler leurs activités, le gouvernement voudrait leur imposer d’inscrire leur matricule fiscal sur tous les documents ayant trait aux soins de leurs patients, comme les ordonnances et les formulaires de remboursement ou de prise en charge des frais médicaux.
Cette nouvelle obligation a été rejetée par l’Ordre des médecins qui invoque notamment la violation du secret médical. Le gouvernement avance quant à lui une mesure nécessaire pour lutter contre la fraude fiscale également répandue dans la profession.
L’administration fiscale dénombre 9587 médecins (généralistes, spécialistes*, dentistes et dentistes spécialistes) en 2015 dont 7103 qui ont déclaré leurs impôts, soit un taux de 74,1%. Si les médecins sont plus disciplinés que les avocats en ce qui concerne leurs devoirs vis-à-vis du fisc, ce taux est cependant en baisse constante depuis 2012, où seuls 5% des médecins étaient en infraction.
76% des médecins en règle paient un impôt inférieur à la moyenne d’impôt payée par un médecin de spécialité équivalente dans le secteur public. Ainsi, la moyenne d’impôt dû dans le privé est bien inférieure à celle du public. Soit les médecins du secteur public sont bien mieux rémunérés que ceux du privé, soit ces derniers ne déclarent pas l’ensemble de leurs revenus.
Les médecins généralistes et l’impôt, en chiffres (2015):
- Près de 30% des médecins généralistes ne déclarent pas leurs impôts. Ils étaient moins de 10% en 2012.
- A peine 20% des redevables en règle génèrent plus de 50% de l’impôt dû.
- Près de 80% des généralistes ayant rempli leur déclaration d’impôt paient moins d’impôts qu’un généraliste dans le public.
- Les généralistes en règle paient en moyenne 4034 dinars d’impôt par an. C’est 1860 dinars de moins que la moyenne dans le secteur public.
Les médecins spécialistes* et l’impôt, en chiffres (2015):
- Près de 80% des médecins spécialistes sont en règle auprès de l’administration fiscale, malgré un taux en baisse constante depuis 2012 où il avoisinait les 97%.
- La moitié des redevables en règles ne génère que 5,7% de l’impôt dû. Ils paient en moyenne moins de 6000 dinars par an.
- Environ ⅓ des médecins spécialistes en règle génèrent 76% de l’impôt dû. Ce sont ceux qui paient plus d’impôts que leurs homologues dans le secteur public.
- En 2015, les spécialistes en règle paient en moyenne 9200 dinars par an d’impôt, contre 9484 dinars dans le public. Cet écart s’est considérablement réduit depuis 2012. Les médecins du secteur privé payaient alors en moyenne 2500 dinars de moins que dans le public.
Les dentistes et l’impôt, en chiffres (2015):
- Sur 2606 dentistes enregistrés, près de 70% déclarent leurs impôts. Ils étaient 94% en 2012.
- ⅓ des dentistes en règle paie moins de 300 dinars par an d’impôts. Ils génèrent moins de 3% de la somme de l’impôt dû.
- 4% des redevables en règle paient plus de 9000 dinars par an. Ils génèrent 27,4% de l’impôt dû.
- Près de 90% des dentistes dans le secteur privé paient moins d’impôts que leurs homologues du secteur public.
- Un dentiste du secteur public paie en moyenne 4888 dinars d’impôt contre 2245 dinars dans le privé, soit plus du double.
Les chirurgiens dentistes et l’impôt, en chiffres (2015):
- Sur 317 chirurgiens dentistes enregistrés, 224 sont en règle, soit un taux de 71% en baisse constante depuis 2012.
- Alors que le nombre de praticiens enregistrés reste inchangé entre 2014 et 2015, la somme de l’impôt dû a baissé de 7,7%, conséquence directe d’une baisse de 18% du nombre de redevables en règle.
- La moitié des chirurgiens dentistes en règle paient moins de 3000 dinars et ne génèrent que 13,8% de la somme de l’impôt dû.
- 10% des redevables en règle génèrent plus du tiers de l’impôt dû. Ce sont ceux dont l’impôt dépasse la moyenne du secteur public qui est de 9762 dinars par an.
- En moyenne un praticien dans le privé paie 4437 dinars d’impôt par an, soit plus de 5000 dinars de moins que son confrère dans le public.
Plus d’architectes, moins d’impôts
Dans le projet de loi de Finances, le gouvernement n’a pas prévu de mesures spécifiques pour contrôler le revenu des architectes. Mais ce dernier exemple confirme que cette problématique est commune à l’ensemble des professions libérales.
Entre 2012 et 2015, le nombre d’architectes a augmenté de 23% alors que la somme de l’impôt dû a baissé de 9%.
La baisse des recettes fiscales est de 26% entre 2014 et 2015, avec une chute brutale du nombre des redevables en règle. En 2015, près de la moitié des architectes enregistrés n’ont pas fait de déclaration d’impôts.
Par contre, ceux qui sont en règle paient en moyenne légèrement plus d’impôts (2242 dinars en 2015 contre 1912 dinars en 2012), un montant comparable à ce qui est prélevé sur le salaire d’un instituteur dans le secteur public.
Les architectes et l’impôt, en chiffres (2015):
- ¼ des architectes en règle ne génèrent aucun impôt.
- La moitié paie entre 0 et 300 dinars d’impôts.
- ⅔ paient moins de 1000 dinars d’impôts par an. Ils ne génèrent que 8% de la somme de l’impôt dû.
- Près de 90% paient moins de 5000 dinars et ne génèrent que 30% de l’impôt dû.
- Seuls 5% des redevables en règle génèrent plus de 50% de l’impôt dû. Ce sont les architectes dont l’impôt sur le revenu est supérieur à 10.000 dinars par an.
La chasse aux fraudeurs
Pour lutter contre la fraude fiscale, le projet de loi de Finances 2017 prévoit un certain nombre de mesures, plus ou moins vagues, visant à déterminer les revenus imposables réels du contribuable tunisien.
Le projet prévoit ainsi la création d’une police fiscale, avec des prérogatives élargies, lui permettant d’enquêter sur d’éventuelles fraudes ou évasions fiscales. Une autre disposition est relative à la levée du secret bancaire et à la possibilité de vérifier les transactions financières d’un suspect à la demande des autorités compétentes.
L’Etat veut enfin vérifier la réalité des revenus déclarés par les personnes physiques en imposant la déclaration d’éléments permettant d’évaluer leur niveau de vie, comme les maisons secondaires, les voitures, les voyages à l’étranger ou encore les piscines. Quant aux articles concernant les professions libérales, en débat à l’Assemblée, plusieurs députés ont exprimé leur volonté de les amender, au profit des principaux intéressés. La chasse aux fraudeurs n’est pas encore ouverte.