Avec environ un demi-million d’habitants, le gouvernorat de Kasserine, dans le Centre Ouest de la Tunisie, compte le plus grand nombre de tués et de blessés pendant la révolte populaire qui a renversé le régime de Ben Ali. Mais malgré le lancement de séries de projets de développement par les gouvernements successifs depuis plus de cinq ans, les conditions de vie comme la situation sécuritaire n’ont fait qu’empirer.
1900 projets d’une valeur supérieure à un milliard de dinars (1.007.086.000 DT) n’ont pas encore vu le jour. L’avancée de ces projets qui s’accumulent année après année est très lente, si bien qu’ils ne représentent plus que des numéros inscrits dans les registres des fonctionnaires sans avoir de réel impact sur le terrain.
Concrètement, seuls quelques chantiers sont distribués ici et là, abandonnés par les entrepreneurs qui avancent des désaccords avec les autorités régionales, des protestations sociales ou encore des problèmes liés aux terrains immobiliers.
Comment sont répartis ces projets?
La plupart de ces projets ont été programmés à partir du début de l’année 2012, date à laquelle le gouvernement de Hamadi Jebali – premier gouvernement suivant les élections d’octobre 2011 – a été mis en place. D’autres étaient déjà prévus avant la révolution et ont été réactivés ou complétés.
Certains projets remontent ainsi à 2008, à l’instar de la ceinture périphérique de Kasserine dont l’achèvement a été stoppé à cause d’un problème de terrain d’une longueur de 3 kilomètres! Ce projet a ensuite été définitivement abandonné.
Globalement, l’ensemble des projets programmés dans le gouvernorat de Kasserine durant les six dernières années, en plus de ceux prévus avant la révolution mais qui ont été retardés, se répartissent sur trois secteurs principaux:
- La production: l’agriculture, l’élevage, la poste, l’éclairage et le transport.
- Le développement humain et social: l’éducation, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique, la formation professionnelle et l’emploi, l’enfance, la culture, la santé, les affaires sociales, la jeunesse et les sports.
- L’infrastructure: les zones industrielles, le tourisme, l’eau potable, l’équipement (routes et ponts), l’assainissement, l’environnement, la protection des villes contre les inondations, les programmes spécifiques, la réhabilitation des quartiers populaires, le commerce et l’artisanat, la Justice, les Finances, l’Intérieur et les Domaines de l’Etat.
Le blocage des projets liés à l’infrastructure est une source de préoccupation majeure pour les habitants et les autorités régionales. Car le danger des routes devient un sujet récurrent et le souvenir du terrible accident de Thala le 26 juin 2014, qui avait fait plusieurs morts et des dizaines de blessés, est encore vivace.
Récemment la localité de Khamouda, également dans le gouvernorat de Kasserine, a connu une tragédie similaire. Le 31 août 2016, un camion sans freins entre en collision avec un bus au niveau d’un marché peuplé de commerçants et d’habitants se trouvant sur le bord de la route. En percutant un poteau électrique, le camion a également été à l’origine d’un incendie.
Ces accidents surviennent fréquemment. Ils ont un rapport direct ou indirect – selon les responsables locaux, notamment l’ancien gouverneur de Kasserine, Chedli Bouallegue – avec les projets d’infrastructure bloqués. Il était en effet prévu d’éloigner la place du marché de la route principale et de déplacer les poteaux électriques loin des quartiers résidentiels.
Les raisons du blocage
Selon les chiffres officiels, à la fin de l’année 2015, le gouvernorat de Kasserine accusait un taux d’avancement de 17% seulement dans la réalisation des projets. “Nous avons cinq années de retard (…) Aujourd’hui nous sommes à 38% après des efforts considérables. L’administration est épuisée”, a déploré l’ancien gouverneur de Kasserine et actuel gouverneur du Kef, Chedli Bouallegue, lors d’une interview accordée à Inkyfada.
Ce faible pourcentage prouve l’existence de défaillances dans l’exécution des programmes initiés par les autorités ce qui a pour effet de créer un “sentiment de frustration, de perte d’espoir et de confiance dans tous les projets et programmes publics prévus pour la région”. Selon M. Bouallegue, les raisons de ces lenteurs sont multiples.
“D’abord les entrepreneurs ne voulaient pas venir à Kasserine. Il y avait beaucoup de tension. Vous savez, la Tunisie a vécu la révolution en 2011, mais il y a eu beaucoup d’incidents à Kasserine en 2012, 2013, 2016… la multiplication des mouvements de protestation et le climat social ne sont pas propices au développement…” .
C’est alors un cercle vicieux qui se met en place où plus les retards s’accumulent, moins les projets sont réalisables avec le budget qui leur avait été alloué. “Si vous ne réalisez pas un projet prévu en 2011 dont le budget alloué était de 2 millions (de dinars). Aujourd’hui en 2016, ce projet coûterait au moins 3 millions. Où est-ce que vous allez trouver ce million supplémentaire? (…) On a tellement demandé aux ministères des fonds complémentaires qu’on nous a dit ‘stop’”.
Les ressources humaines et matérielles de l’administration en charge de l’exécution de ces projets sont également insuffisantes, estime l’ancien gouverneur de Kasserine. “On te dit que dans une région donnée, Kasserine, tu as 300 millions (de dinars) par an. C’est ta capacité. (…) Aujourd’hui nous avons 1 milliard de projets accumulés (…). Si un ingénieur est censé suivre six projets et que tu lui en donnes 30, il fait comment?”.
Les différents rapports et procès verbaux établis lors des réunions du conseil régional de Kasserine, les déclarations de différents responsables et entrepreneurs ainsi que les visites de terrain sur les lieux où des projets programmés ont été bloqués ont permis de déterminer et de classer les différentes causes de ces retards accumulés:
Pour dépasser ces blocages, l’ancien gouverneur de Kasserine propose la mise en place de mesures exceptionnelles. Il préconise donc de:
- Contourner les procédures habituelles relatives aux marchés publics, notamment en ce qui concerne les règles relatives aux appels d’offre et à la concurrence. Une commission régionale sous le contrôle du gouvernement et/ou du Parlement serait alors en charge de mener des négociations directes (pour des accords de gré à gré) avec les éventuels entrepreneurs.
- Renforcer les ressources humaines et matérielles de l’administration, en mutant des fonctionnaires des différents ministères à Kasserine pour une durée limitée (environ 1 an), afin d’accélérer le suivi et la réalisation des projets et de réduire la charge qui pèse sur les administrations régionales.
- Faciliter l’allocation de budgets complémentaires pour les projets bloqués afin d’en achever la réalisation et de se lancer dans les nouveaux projets.
Le secteur de la Santé, l’appel au secours
Le tragique accident de Khamouda, le 31 août dernier, a mis à nu la situation préoccupante dans laquelle se trouve Kasserine, particulièrement dans le secteur de la santé et des infrastructures. Les autorités sanitaires ont été contraintes de répartir les dizaines de victimes sur quatre autres hôpitaux (Sousse, Sfax, Sidi Bouzid, Ben Arous) après que l’unique hôpital régional de Kasserine a dépassé ses capacités d’accueil.
Le secteur de la santé n’échappe pas non plus à une tendance devenue structurelle des projets inachevés, malgré son caractère hautement prioritaire et vital pour les habitants de la région. Selon les chiffres officiels communiqués par l’administration régionale de la santé, au moins 10 grands projets – sans compter les projets annoncés après l’accident de Khamouda – n’ont pas encore vu le jour malgré un budget de près de 10 millions de dinars (9.710.000 DT) alloué depuis 2012.
Les raisons de ce blocage ne diffèrent pas de celles des autres secteurs, allant de l’immobilier aux problèmes financiers en passant par les lenteurs administratives, en plus de manquements de la part des entrepreneurs et d’empêchements divers entraînant le non-respect des délais convenus.
Les 13 localités que compte le gouvernorat de Kasserine souffrent toutes du manque de moyens médicaux (services d’urgences, de pédiatrie, équipements hospitaliers comme les scanners et les IRM).
L’hôpital régional de Kasserine accueille la majorité des habitants de la région, malgré des carences notables, relevées dans des rapports officiels, en termes d’équipements, de personnel médical et paramédical, de médecins spécialistes, d’ambulances équipées, etc.
Les responsables locaux sont alors contraints de demander l’aide des hôpitaux d’autres régions, à Tunis, au Sahel ou à Sfax, en cas d’incidents graves causant un nombre important de victimes (opérations terroristes, accidents de la route).
Après l’accident de Khamouda et sous la pression des mouvements de protestation à Kasserine, les autorités tunisiennes ont annoncé un ensemble de nouvelles mesures – dont une partie pour le secteur de la santé – venues s’ajouter à l’ensemble des projets en suspens.
Ces projets seront consacrés principalement à l’agrandissement de l’hôpital régional en y créant des services et de nouveaux espaces, pour une valeur de 8.279.000 de dinars.
Mais en attendant la réalisation (dans des délais incertains) de l’ensemble de ces projets, le transport vers les hôpitaux d’autres régions ne se fait pas sans difficultés. Le gouvernorat ne compte en effet que 10 ambulances équipées (y compris les 3 qui ont été mises à la disposition de l’hôpital régional après l’accident de Khamouda) et 34 autres non équipées.
Les dispensaires des localités de Foussana, Sibiba, Majel Bel Abbas ou les services sanitaires de Hassi el Farid, El Ayoun et Haïdra n’ont aucune ambulance de première catégorie à disposition.
Un sentiment d’abandon
Faute de projets de développement concrétisés et de programmes réalistes, Kasserine peine à sortir de son état d’isolement et de marginalisation.
Les mouvements de protestation, comme derniers recours face au désespoir croissant, sont fréquents… les manifestants font souvent part de leur sentiment d’abandon face à un Etat absent et dont les annonces de développement sont restées lettre morte. Pour Jamila, le sentiment d’appartenance à une Nation qui ne lui a jamais tendu la main, n’existe plus.
Ce sentiment d’abandon de l’Etat s’est souvent illustré à Kasserine par l’organisation d’exodes collectifs symboliques vers la frontière algérienne. Ce type de mouvements de protestation n’est pas né avec la révolution mais s’était déjà produit sous le régime de Ben Ali.
Il est ainsi devenu habituel, le long des villages frontaliers, de voir le drapeau algérien flotter au dessus de commerces ou d’habitations. Considéré parfois comme un signe de bienvenue à l’attention des Algériens de passage, l’étendard du pays voisin est aussi utilisé comme un moyen de protestation et l’expression d’une rancoeur contre l’Etat tunisien, rappelant un slogan scandé par les habitants de la région avant la révolution: “Oh Zine, occupe-toi de nous, ou Bouteflika s’en chargera”, comme une menace de sécession.