Parents d’un enfant autiste : un engagement quotidien

En Tunisie, l’autisme est une pathologie de mieux en mieux dépistée mais le suivi reste difficile. Le parcours de Youssef, diagnostiqué à l’âge de 4 ans, en témoigne.
Par | 29 Juillet 2016 | reading-duration 20 minutes

Youssef, 5 ans, est allongé sur le canapé du salon. Les yeux fixés sur le plafond, l’enfant semble dans son monde et ne prête pas attention à sa mère, Samia, qui parle avec sa soeur par conversation vidéo. Au bout d’un moment, le petit garçon reconnaît la voix de sa tante : il se redresse brusquement en s’écriant “Tata !” . Ses parents s’émerveillent devant cette simple exclamation. “Pour Youssef, c’est incroyable,” explique sa mère, “à cause de son autisme, il a du mal à communiquer” .

Samia tend son téléphone à son fils afin qu’il puisse parler avec sa tante par conversation vidéo.

Des signes avant-coureurs

Au premier abord, rien ne laisse deviner que Youssef souffre d’un trouble autistique. Seuls quelques détails sont révélateurs. Le petit garçon dodeline de la tête, agite constamment ses mains et module étrangement sa voix. Il évite de regarder les autres dans les yeux et quand il est énervé, il lui arrive de piquer de brutales crises de colère.

L’enfant a 2 ans lorsque son entourage commence à se questionner. “Ma soeur m’a fait remarquer que Youssef restait toujours dans un coin et ne jouait pas avec les autres enfants” , raconte Samia. Le petit garçon ne répond pas aux questions qu’on lui pose. “Il répète la phrase en boucle” . Sa tante, après quelques recherches, pense qu’il pourrait être autiste.

Inquiets, ses parents l’emmènent chez son médecin traitant, mais cette dernière déclare que Youssef est “un enfant normal” . Samia avoue que cette réponse l’a rassurée, et que ni elle ni son mari n’ont voulu insister.

"Personne ne voulait penser que notre enfant n’était pas ‘normal’, on était dans le déni."

Lors du troisième anniversaire de son fils, Samia se pose de nouveau des questions. “Il n’a même pas regardé ses cadeaux” , raconte-t-elle, “Il a pris son jus et son morceau de gâteau, et il est parti se cacher derrière les rideaux. Et il est resté comme ça pendant un quart d’heure” . Sa mère entend quelques invités chuchoter entre eux. “Là, je me suis vraiment rendue compte que quelque chose n’allait pas chez cet enfant” . Le soir même, elle en discute avec son mari, et ils décident ensemble de se tourner vers des spécialistes.

Une orthophoniste fait faire des exercices de manipulation et de logique à un petit garçon atteint d’autisme.

Un diagnostic compliqué à établir

Youssef enchaîne les médecins. La plupart ne prennent pas vraiment au sérieux les interrogations de ses parents, Samia et Adnene. L’un d’eux leur affirme même que ce n’est pas un enfant autiste, mais un “enfant hyper-gâté” .

"Le problème c’est vous."

Youssef a 4 ans quand ils finissent par aller voir une pédopsychiatre spécialisée de l’hôpital militaire. Samia se souvient parfaitement de cette visite. “Dès qu’il est entré, la médecin a tout de suite remarqué que quelque chose n’allait pas chez notre fils.” Le diagnostic tombe enfin : Youssef a un trouble du spectre autistique (TSA).

Trouble du spectre autistique (TSA)

Le TSA, selon le docteur Naoufel Gaddour, pédopsychiatre spécialiste de la question et militant au sein de l’Association Tunisienne pour la Promotion de la Santé Mentale (ATPSM), est un trouble “neurodéveloppemental” . “Cela signifie qu’il est à la fois neurologique et psychologique” . Il se traduit par des difficultés, voire une absence de communication sociale et également par “un caractère restreint, répétitif et stéréotypé des comportements et des intérêts.” Selon les statistiques de 2014 du Center for Disease Control and Prevention (CDC), 1 enfant sur 68 serait autiste.

Le diagnostic doit être établi par un pédopsychiatre qui observe le comportement de l’enfant.

En Tunisie, cette spécialité est encore nouvelle. Ils ne sont qu’une quarantaine de pédopsychiatres à exercer dans tout le pays, répartis entre Tunis, Nabeul, le Sahel (Monastir, Mahdia, Kairouan), Sfax, Djerba et Sidi Bouzid. “Il faut toujours attendre quelques mois avant d’avoir un rendez-vous” , déclare M. Gaddour, “Il est difficile de faire face à la demande exponentielle concernant le TSA”

Selon lui, les enfants autistes sont tout de même détectés de plus en plus tôt grâce à la sensibilisation de l’opinion publique. “Aujourd’hui, le diagnostic de l’autisme se fait donc plutôt bien” , constate-t-il. En 2003, le TSA était détecté aux alentours de 6 ans. Depuis 2014, la moyenne est descendue à 2 ans “grâce à une meilleure vigilance des parents et des enseignants.”

La prise en charge

Le suivi médical d’un enfant autiste représente une charge financière conséquente. Youssef consulte un pédopsychiatre une à deux fois par mois et suit une orthophoniste privée trois fois par semaine. “Il allait aussi voir une ergothérapeute, mais cela revenait trop cher, donc on a préféré continuer avec l’orthophoniste” , explique ses parents.

"Nous dépensons au moins 700 dinars par mois pour les soins de Youssef”, décrit Samia. “C’est le salaire d’un fonctionnaire !”, surenchérit Adnene.

La prise en charge d’un enfant autiste est compliquée en Tunisie. La Sécurité Sociale ne rembourse quasiment rien et il n’existe pas de structure stable de prise en charge. Les services de pédopsychiatrie sont surchargés et il est difficile d’assurer un suivi régulier. “En raison de ce manque de moyens, les enfants sont orientés vers des centres pour handicapés mentaux qui n’assurent pas un suivi spécifique au trouble autistique,” explique Dr. Gaddour, “Ces centres spécialisés ne sont utiles que pour les personnes présentant un trouble autistique avec retard mental. Mais cela ne concerne qu’environ un tiers des enfants atteints d’autisme” . Les autres peuvent intégrer un cursus ‘normal’, s’ils sont correctement suivis en parallèle.

Cependant, cet accompagnement reste difficile à assurer. “Cette pathologie nécessite une prise en charge coûteuse, longue et multidisciplinaire (orthophoniste, psychologue, ergothérapeute…)” , explique Dr. Ahlem Bel Hadj, une pédopsychiatre également spécialiste de la question, “et la prise en charge n’est pas adaptée aux besoins” .

Adnene joue et parle doucement avec Youssef.

Avant tout, même s’il existe des formations d’orthophoniste ou d’éducateur, aucun diplôme de l’enseignement supérieur n’est spécifique au trouble autistique.

Il y a également un problème de coordination entre les ministères. Pour une prise en charge complète et le développement de structures adaptées, un travail commun entre les ministères des Affaires sociales, de l’Education, de la Santé, de la Femme et de l’Enfance serait nécessaire. Or, jusqu’à maintenant, c’est le ministère des Affaires sociales qui apporte une réponse partielle, via les centres pour enfants handicapés. “Il y a une grosse carence de l’Etat tunisien qui ne prend pas toutes ses responsabilités vis-à-vis de l’autisme”, considère M. Gaddour, “probablement par peur de l’aspect financier”.

Youssef n’a pas besoin d’aller dans un centre pour l’instant, car il n’a pas un trouble autistique très sévère et ne présente pas de retard mental. “J’ai vu d’autres enfants autistes à l’hôpital ou chez le médecin. Youssef communique quand même bien par rapport à eux”, constate son père. Mais ses parents ont tout de même dû adapter leur quotidien. Auparavant, sa mère travaillait 40h par semaine. Depuis la déclaration du trouble de Youssef, elle travaille seulement 28h pour pouvoir mieux s’occuper de lui et l’emmener aux rendez-vous médicaux.

"Maintenant, on se prive de beaucoup de choses. Ni loisirs, ni sorties, tout ça…"

Sa grande soeur Meriam, âgée de 7 ans, pratiquait plusieurs activités extrascolaires, comme la danse. Elle a dû les arrêter. “Elle ne se plaint de rien,” dit Samia d’un air contrit, “mais je me sens coupable…”

Le couple a cherché du soutien aux côtés des associations. En moyenne, ces dernières demandent entre 30 et 120 dinars par mois aux parents, mais certaines structures privées peuvent demander jusqu’à 500 dinars. Samia et Adnene ont essayé une association tunisoise qui les a déçus. “Au bout de quelques mois, on ne voyait pas d’amélioration. On avait un peu l’impression qu’ils faisaient ça pour l’argent”, commente le père.

Le cas de cette famille n’est pas isolé. “Les soins coûtent cher et cela devient un marché. Il y a de très bonnes initiatives mais dans le même temps certains proposent des ‘thérapies alternatives’ qui sont questionnables”, commente M. Gaddour. “Des parents désespérés dépensent beaucoup, courent à droite à gauche et vont voir des personnes qui n’aident pas leurs enfants”, déplore-t-il.

Samia, Meriam et Youssef jouent ensemble, assis sur le canapé.

Des initiatives isolées

Certains militants essaient d’améliorer les choses à leur échelle. Ils essaient à la fois de sensibiliser les Tunisiens au TSA et d’ouvrir des structures alternatives aux centres pour personnes avec handicap. Les associations sont souvent le résultat d’une simple union entre parents et militants, sans soutien officiel, et le manque de financement les fragilise. “Les centres pour personnes avec handicap mental reçoivent des fonds de l’Etat alors que les organisations civiles pour l’autisme sont délaissées. Il y a un manque de matériel, de moyens de transports, de tout,” commente M. Gaddour.

Abdelaziz Fadhli a été éducateur pendant 20 ans dans des centres pour enfants handicapés. C’est là qu’il se rend compte que les enfants autistes n’y sont pas à leur place. Il décide alors, avec d’autres collègues, d’ouvrir une association entièrement dévouée au TSA où il occupe la fonction de président. “C’était un projet mûri depuis longtemps, mais la Révolution a facilité la création d’Al-Amel en mars 2011”, explique-t-il.

A l’association Al-Amel, les enfants ont des exercices de rééducation motrice, avec un professeur d’éducation sportive.

Al-Amel signifie “l’espoir” en arabe. “Elle est la seule association dédiée au TSA dans tout le gouvernorat”, déclare son président. Cette association semi-étatique est basée à Médenine. L’équipe est composée de 8 personnes (psychologue, orthophoniste, éducateurs) qui s’occupent de 31 enfants. L’association a loué un local dans lequel ils font plusieurs exercices d’orthophonie ou de rééducation motrice. Ils organisent également des sorties et des manifestations de sensibilisation avec l’aide des parents. Le but d’Al-Amel est d’offrir aux enfants une structure adaptée à leurs besoins et d’en réinsérer le maximum dans un cursus traditionnel.

"10 des 31 enfants étudient à l’école primaire l’après-midi et sont à l’association le matin”, explique M. Fadhli, “nous les avons répartis dans 10 écoles de Médenine pour une intégration progressive”.

Il confirme que l’Etat tunisien ne soutient pas suffisamment les initiatives telles que la sienne. Le ministère des Affaires sociales est censé aider au recrutement des membres de l’équipe. Mais rien n’est réellement fait. “L’association survit grâce à des fonds privés et l’investissement des bénévoles”, déclare-t-il, “Les parents payent juste 20 dinars par mois. Nous ne voulons pas leur demander plus”.

149 enfants sont actuellement inscrits sur une liste d’attente. “Nous n’avons pas du tout les moyens de les accueillir”, déplore M. Fadhli, “Du coup, on essaie de leur donner des rendez-vous avec l’orthophoniste l’après-midi, mais ce n’est pas suffisant du tout”.

La vie au quotidien

Les parents de Youssef quant à eux, préfèrent se débrouiller seuls. Samia montre des cahiers d’exercices qu’elle fait elle-même lors de ses pauses déjeuner. Sur la première page, il y a des photos de tous les membres de la famille. Youssef doit apprendre à pointer du doigt et à nommer chaque personne. “Jusqu’à maintenant, il ne dit pas ‘Maman’ ou ‘Samia’”, explique sa mère. Sur la page suivante, des images d’animaux ou d’aliments que Youssef doit reconnaître et nommer. “Quand il veut demander quelque chose, Youssef nomme juste la chose qui l’intéresse, comme ‘gâteau’, ‘eau’, ‘jeu’… Il fait parfois des phrases complètes, si on insiste bien. C’est sur ça qu’on essaie de travailler”, décrit Adnene.

Samia profite de ses pauses pour préparer des exercices pour Youssef.

Ses parents trouvent ces informations à partir de forums sur Internet ou d’astuces fournies par d’autres parents d’enfants atteints d’autisme. Samia échange avec eux sur un groupe Facebook qu’elle a récemment créé. Le but est d’échanger et d’organiser des réunions pour réfléchir à comment améliorer la prise en charge de leurs enfants. “Ce n’est pas facile de parler du trouble de son enfant à son entourage”, déplore Samia.

"Les gens ne comprennent pas toujours, ils ont pitié… Si Youssef pique une crise, les gens pensent qu’il est mal élevé."

En parlant avec d’autres parents, le couple se sent moins seul. Il est également épaulé par son entourage proche ainsi que le personnel du jardin d’enfants de Youssef. “L’équipe connaît son problème et ils sont tous très humains avec lui, ils l’aident beaucoup”, dit sa mère en souriant.

Cela leur apporte un soutien qu’ils ne trouvent pas toujours au quotidien. Par exemple, Samia a vécu une mésaventure chez le coiffeur. Sachant que son fils peut avoir peur des inconnus et du contact des ciseaux, elle a demandé à ce que Youssef s’assoit devant un oiseau en cage au fond du salon, afin de le distraire. Le coiffeur a vite été agacé par ses demandes et leur a demandé de sortir. “Il n’a même pas voulu m’expliquer pourquoi, alors que Youssef n’avait rien fait, il était calme !”, déplore Samia.

“La société accepte très mal la différence”, estime Dr. Belhaj. Bien qu’un travail de sensibilisation ait été effectué auprès de la population, beaucoup de gens ont encore une vision très sommaire de ce trouble. “De nombreux parents s’enferment pour se protéger du regard des autres, (un regard) qui n’est pas toujours humain. Ça reste difficile. Dans la rue, l’enfant est parfois moqué”.

L’an prochain, Youssef devrait commencer sa première année à l’école. Mais ses parents ne savent pas encore vraiment quoi faire. “On voudrait qu’il rentre dans le système normal avec une assistance de vie scolaire (AVS), mais les médecins pensent qu’il n’est pas encore prêt”, expliquent-ils, “On verra l’année prochaine”.