Un départ précipité d’Abidjan
Par bribes, Cléo commence à raconter son histoire. Depuis son plus jeune âge, elle ne se sent pas en adéquation avec l’étiquette de garçon qui lui a été assignée à la naissance. Enfant, elle refuse de “s’habiller en garçon”. Lors de son adolescence, qu’elle passe en Côte d’Ivoire, elle est perçue comme “un ado beaucoup trop efféminé”. Son père, chez qui elle vivait alors, critique constamment son comportement. Dans son lycée, exclusivement masculin, la situation est également difficile.
“Les gens ne savaient pas trop si j’étais un garçon ou une fille car j’avais une apparence assez androgyne”, explique-t-elle. “Je n’avais pas d’amis, à part deux ou trois garçons homosexuels, et j’ai subi beaucoup de rejet”. Cléo se fait également harceler. Un jour, la quasi-totalité des élèves de l’internat ont attendu qu’elle et un de ses amis entrent dans l’établissement. “Ils nous ont accueillis en tapant sur les murs et sur les tables en scandant ‘Pédés! Pédés!’”
En dépit de ces moqueries, Cléo commence à défendre les droits des personnes LGBT (Lesbiennes, Gays, Bisexuel.le.s et Transgenres) au sein de son établissement scolaire, en improvisant des réunions pour discuter de la question. “J’ai révélé que j’étais transgenre pendant mon année de terminale”, se rémémore-t-elle, “et j’ai trouvé quelques soutiens. Cela a même poussé d’autres élèves à révéler leur homosexualité”.
En apprenant cela, son père la chasse de chez lui, et aucun membre de sa famille ne veut l’accueillir. Un “grand ami” l’héberge pendant près d’un an et l’aide à passer son bac, tant bien que mal. “À la fin de l’année, ma mère a décidé qu’il valait peut-être mieux pour moi que je la rejoigne au Bénin, pour qu’elle puisse me protéger”. Elle quitte Abidjan en 2010.
Un coming-out “mémorable”
Une fois chez sa mère, Cléo fait un coming-out qu’elle qualifie de “mémorable”. Elle se souvient qu’un soir, sa mère est venue dans sa chambre et lui a déclaré: “Écoute, j’aimerais savoir si tu es gay. Si tu l’es, je préfère que tu me le dises plutôt que de l’apprendre de l’extérieur, et je saurais comment te protéger”.
Sur le coup, Cléo n’ose pas lui dire la vérité. “Je m’étais préparée à ce qu’elle me rejette, elle aussi”, confie-t-elle. “Mais j’ai finalement décidé de lui parler pour être fixée une bonne fois pour toutes”. Elle rejoint donc sa mère une demi-heure plus tard et lui dit que non, elle n’est pas “homosexuelle”.
“En fait, j’aime les garçons et je me sens mieux en robe”. C’est avec une certaine émotion que la jeune femme répète la réponse de sa mère: “Moi aussi, j’aime les garçons et j’aime porter des robes, tu sais”.
“Mon coming-out est passé aussi simplement que cela”, sourit Cléo. “Je me suis sentie bien et très soulagée, même s’il y a eu un petit malaise dans les semaines qui ont suivi. On ne savait pas trop comment se regarder ni comment en parler…”
C’est sa mère qui fait encore une fois le premier pas en lui disant, avec douceur, qu’elle peut “s’habiller en fille” si elle le désire. “On en a parlé ensemble, et elle m’a dit qu’elle se doutait que j’étais transgenre depuis ma petite enfance. Elle m’a par exemple raconté que je n’aimais pas m’habiller en garçon, qu’elle me faisait des tresses…”
Une vie de militante au Bénin
Grâce à sa mère, qui est l’aînée d’une “famille assez connue et noble”, Cléo est plus ou moins protégée. “J’ai pu rester au Bénin assez longtemps sans vraiment craindre quoi que ce soit, car j’étais en quelque sorte ‘intouchable’”. Cléo commence alors à militer pour les droits LGBT, au sein de petites associations clandestines. Comme en Tunisie, “certaines d’entre elles sont enregistrées auprès de la préfecture mais pour autre chose que la défense de ces droits”, précise-t-elle. “La prévention contre le Sida ou les MST, par exemple”.
Un jour, Cléo rencontre la conseillère de l’ambassadeur de France qui l’aide à créer, au sein de l’ambassade, une plate-forme visant à accueillir les associations de lutte contre l’homophobie. Cette structure permet aux personnes homosexuelles ou transgenres de se retrouver et de discuter de potentielles actions à mener sur le terrain.
Les militants partent ainsi à la rencontre de dignitaires religieux, de ministres et de journalistes béninois afin de débattre de la situation des droits LGBT, sujet que Cléo qualifie de “tabou”. Ils organisent des débats, des journées portes ouvertes… “Malheureusement, le soutien de l’ambassade de France n’a pas joué en notre faveur, cela a renforcé l’idée que les droits LGBT étaient quelque chose d’importé et d’imposé par l’Europe”, déplore la jeune femme.
A travers toutes ces actions, Cléo devient une militante de premier plan. Elle parle à visage découvert, et répond aux questions que les gens se posent sur le fait d'être transgenre. Militer lui fait du bien et lui donne vraiment l’impression de “faire quelque chose” pour sa communauté. “Le fait d’avoir la protection et le soutien inconditionnels de ma mère m’a poussée à parler publiquement”, dit-elle, “Elle-même a essayé de créer une association de parents d’enfants transgenres et homosexuels, mais malheureusement, cela a fait un gros flop!”.
Mais être transgenre au Bénin est une situation délicate. Cléo reçoit des menaces et craint d’être dénoncée à la police, ce qui lui ferait subir le même sort que d’autres personnes transgenres “qui sont déshabillées et filmées en public, parfois par des journalistes pour une rubrique dite ‘à scandale’”.
La militante a également été victime de violences physiques et psychologiques. Un de ses oncles maternels l’a séquestrée dans une église pendant 3 jours, sans boire, ni manger. Ce jeûne obligatoire avait pour but de “l’exorciser de son mal profond”. Elle ne peut sortir que grâce aux protestations de sa mère, forte de son rôle d’aînée.
Quelques semaines plus tard, elle est de nouveau enfermée, au domicile de son oncle cette fois. “Je ne pouvais plus aller à l’université, et ils avaient confisqué mon ordinateur et mon téléphone”, raconte-t-elle. “Parfois mon oncle ou un pasteur venaient me parler pour me dire que ce ce que je faisais était contre-nature, que je ne pouvais pas faire ça à ma mère qui n’avait pas d’autre garçon”. Cléo reste enfermée pendant presque un mois.
La jeune femme craint de plus en plus pour sa sécurité. “Un jour, j’ai reçu une convocation de la police m’accusant d’attentat à la pudeur. Cela a vraiment été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase”. Ce délit est passible d’une amende et de plusieurs années de prison. A ce moment-là, sa mère estime que le Bénin n’était plus un endroit sûr pour sa fille et que la notoriété de sa famille ne suffira plus à la protéger. Elles décident de partir.
La fuite
Une nuit, sans que personne ne le sache, Cléo quitte précipitamment le pays, accompagnée de sa mère. Tout le trajet s’effectuera en bus car il leur est impossible de partir en avion. Son père travaillant “dans le trafic aérien” aurait pu en être informé, explique Cléo. “Il aurait été immédiatement au courant de mon départ. Et il m’avait prévenu que s’il me retrouvait, il me “buterait” pour m’empêcher de jeter la honte sur la famille”.
Les deux femmes traversent ainsi le Togo, le Ghana et arrivent en Côte d’Ivoire où elles s’installent provisoirement. Le trajet ne dure que deux jours, mais Cléo est à bout. “J’avais peur, j’étais stressée”, avoue-t-elle.
"Dans la précipitation, je n’ai pu prendre quasiment aucune affaire. Je ne suis pas matérialiste mais j’avais vraiment l’impression de tout laisser derrière moi".
Malgré tout, certaines anecdotes la font sourire. Comme ce douanier, à la frontière entre le Bénin et le Togo qui n’arrive pas à déterminer le genre de Cléo. “Il était totalement déboussolé, car il avait l’impression que j’étais une femme, mais mon passeport indiquait que j’étais un homme. Il m’a gardée pendant une demi-heure, a demandé l’avis de tous ses collègues, et a fini par me laisser passer en m’appelant ‘Ma copine-copain !’”, raconte-t-elle en riant. “Je suis toujours en contact avec lui d’ailleurs”.
Une fois à Abidjan, les deux femmes cherchent un pays où elles pourraient se réinstaller, et où Cléo pourrait entamer ses études de mode. Les pays frontaliers sont vite exclus. “En Afrique de l’Ouest, la répression contre les transgenres est partout la même”, soupire-t-elle, “je ne me serais pas sentie à l’abri.”
Cléo dépose donc sa candidature pour plusieurs écoles de mode “situées le plus loin possible” de sa région d’origine. La vie en France étant trop chère, elle finit par se tourner vers le Maghreb car on lui a raconté qu’une communauté homosexuelle noire commençait à s’y développer. Le Maroc, l’Algérie ou la Tunisie semblent ainsi être de bonnes alternatives. “Une école tunisoise a fini par me répondre, j’ai fait mon visa en une semaine et je suis partie pour Tunis début 2012”, résume-t-elle.
Des débuts compliqués en Tunisie
Pour Cléo, son installation en Tunisie est un moyen de commencer une nouvelle vie. “Mais j’ai très vite déchanté”, dit-elle d’un ton désabusé. “Dès mon arrivée, j’ai dû signer un papier attestant qu’il m’était impossible de travailler sur le territoire tunisien, contrairement à ce que m’avait affirmé l’école”. Malgré tout, la jeune femme décide de rester, se disant qu’elle finira par trouver un moyen de subvenir à ses besoins.
Pendant deux ans et demi, Cléo vit donc principalement sur ses économies et celles de sa mère . “Entre le prix de l’école, les transports, la nourriture, j’ai fini par être à court et ma situation est devenue vraiment précaire”. A l’expiration de son visa, elle se retrouve également en situation irrégulière et elle craint d’être expulsée vers le Bénin où elle n’a aucun soutien, sa mère ayant quitté le pays. Un seul contrôle de police suffirait à la renvoyer vers son pays d’origine. La jeune femme se sent démunie et décrit cette période comme “extrêmement difficile et angoissante”.
En plus de ces difficultés financières et administratives, Cléo est victime de nombreuses discriminations.
"La Tunisie est un très beau pays, je me sens assez bien intégrée, j’ai des amis tunisiens… Mais je vois aussi que les gens peuvent avoir une image (péjorative) des femmes noires”, dénonce-t-elle. “Le harcèlement sexuel est très présent et je ne m’étais pas préparée à vivre ça".
La jeune femme évite de rentrer tard et préfère les taxis aux transports en commun. Mais la violence ne s'arrête pas à la rue. Pour sa transition, Cléo doit prendre un traitement hormonal, ce qui la met face à l'agressivité de certains médecins tunisiens.“Quand ils n’étaient pas moralisateurs, ils étaient très dédaigneux, voire violents dans leurs propos. L’un d’eux m’a dit d’aller me faire soigner et m’a traitée de folle… enfin de fou”. D’autres acceptent de lui prescrire les médicaments mais ne veulent pas la suivre et lui disent de se débrouiller, “C'est assez dangereux lorsqu’on prend un tel traitement. Ils ne prenaient même pas la peine d’adapter les dosages!”, s’exclame-t-elle.
Avec tous ces problèmes, l’idée d’une demande d’asile lui est suggérée par une amie tunisienne. “Elle avait simplement entendu parler d’une procédure pour les personnes comme moi”, rapporte Cléo. “Au début, on ne savait pas du tout qui contacter, ni comment ça se passait. Grâce aux informations trouvées sur Internet, j’ai fini par faire une demande de visa touristique pour la France en espérant qu’une fois sur place, je pourrais demander l’asile”.
Mais le visa lui est refusé. Cléo reste donc en Tunisie et poursuit ses recherches. Elle finit par obtenir le contact de la “Maison du Droit des Migrations”, dans le courant de l’année 2013. Cette association l’aide à établir un dossier auprès du HCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies), seule organisation apte à fournir un statut de demandeur d'asile en Tunisie, qu’elle obtient en 2015.
En effet, bien que la Tunisie ait ratifié la Convention générale du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, impliquant la délivrance de titre de séjour aux réfugiés et la reconnaissance de leurs droits au travail, à la santé et à l’éducation, il n’existe pas de loi protectrice, ni d’instance nationale pour étudier les demandes d’asile.
En attendant la naissance d’une telle institution, le HCR, en partenariat avec le Croissant Rouge tunisien, étudie les demandes et donne le statut de réfugié selon le droit international, ce qui assure un minimum de protection à ces demandeurs d’asile.
De nouvelles perspectives
Depuis l’obtention de ce statut, Cléo respire. “La pression est redescendue”, dit-elle en souriant. Pour elle, être considérée comme une réfugiée constitue “la promesse d’un avenir”. “Je reçois une aide financière du HCR, qui me permet de vivre décemment. Ils me donnent des lots pharmaceutiques, des couvertures, de la nourriture…”, énumère-t-elle.
Pour Cléo, ce nouveau statut lui apporte de “la stabilité”. Elle n’est plus en situation irrégulière et ses pénalités, qui s’élevaient à 1500 dinars, ont pu être annulées. La jeune femme est également suivie par une psychologue qui l’aide à dépasser le traumatisme des persécutions qu’elle a subies. “Je sens que j'avance, même s’il y a certaines zones sombres que je n’arrive toujours pas à évoquer”, avoue-t-elle avec une certaine retenue.
Cette nouvelle stabilité a permis à Cléo d’ouvrir son propre atelier de couture pendant l'été 2015, un projet qui lui tient à coeur depuis longtemps. Mais les débuts sont difficiles. “Pendant les deux premiers mois, j’ai été exploitée par une dame qui me payait 50 dinars pour des robes de mariée, je n’avais aucun moyen de subsistance et c’était le seul travail que l’on me proposait”.
Elle finit par arrêter, sur les conseils de la Maison du Droit et des Migrations, qui se met à soutenir financièrement son projet. “A présent, je réalise des robes en partenariat avec trois maisons de couture tunisiennes, et j’ai aussi organisé un défilé”, dit Cléo, d’un ton enthousiaste. “J’espère bientôt me faire connaître dans le milieu”. Pour l’instant, elle accepte toutes les commandes mais compte se spécialiser avec une formation, dans la haute couture et la broderie.
“Parfois, je regrette un peu”
Cléo avoue qu’elle n’aurait jamais imaginé suivre un tel parcours. “Quand j’y réfléchis, je me dis que j’avais un avenir tout tracé, et que si je n’avais pas milité, rien de tout cela ne serait arrivé”, confie-t-elle.
Avec le recul, la jeune femme porte un regard assez critique sur son passé de militante. Selon elle, son combat n’a pas eu d’impact sur les droits LGBT au Bénin. “Il aurait pu en avoir si le fait que des personnes transgenres se fassent déshabiller en public gênait déjà les gens. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas”, constate Cléo, “et personne ne parle de ça”. D’après elle, il faut attendre une évolution des mentalités: “Peut-être dans 10 ans?”.
L’ancienne militante est donc plutôt pessimiste quant à l’amélioration des droits des personnes transgenres en Afrique de l’Ouest, et sur le continent en général. En Tunisie, la situation des personnes LGBT lui semble meilleure qu’au Bénin, même si cela tient surtout au fait que le sujet soit très occulté dans la société. “Cela est déjà mieux que des humiliations publiques. Le fait d’être caché est au final une sorte de protection”, dit-elle, désabusée.
Elle ajoute que même si le débat concernant les droits des homosexuels commence à se développer, les personnes transgenres sont encore trop souvent marginalisées et oubliées dans la lutte pour les droits des personnes LGBT, que ce soit en Occident ou en Afrique, et qu’il faudra du temps pour qu’elles soient réellement prises en compte et acceptées dans la société.
"Aujourd’hui, je suis fatiguée, j’ai envie de me poser, d’avoir une vie tranquille. Mais si je dois un jour recommencer à militer, je me focaliserai sur les droits des personnes transgenres et non sur la communauté dans son ensemble".
Sur sa situation personnelle, Cléo est amère. “Je pense que mon combat m’a énormément coûté et parfois, je le regrette un peu. Ma famille est divisée à cause de ça, et ma mère reçoit encore des menaces (de membres de sa famille). Un de mes oncles a même menacé de la brûler si elle ne lui avouait pas où j’étais”.
La jeune femme se sent coupable de voir sa mère continuer à subir des pressions, mais elle ne voit pas comment remédier à la situation. Elle a déjà pensé à la faire venir s’installer en Tunisie, mais cette possibilité a vite été écartée. “Toute sa vie est là-bas”, argumente-t-elle. “À 58 ans, avec sa santé fragile, elle n’a pas la force de tout recommencer. Parfois, je me dis que si je n’étais pas ce que je suis, la vie serait beaucoup plus simple”.
Cléo marque une pause avant de reprendre. Elle tient à ajouter que malgré tout, son combat n’était pas “une bêtise”.
"J’avais besoin que tout cela sorte et c’est sorti. Mais si c’était à refaire, avec tout ce que je sais aujourd’hui… je pense que je ne le referais pas. A cause de ça, je ne peux plus revenir chez moi".
Le seul moyen de retourner dans son pays d’origine serait d’être protégée par une autre nationalité, mais elle ne se fait pas d’illusions et dit simplement que “lorsque tu fuis ton pays, tu ne peux pas y retourner”.
Enfin, vis-à-vis de sa famille qui l’a rejetée et menacée, Cléo déclare calmement qu’elle ne leur en veut pas plus que ça. “Ils font leur vie, je fais la mienne. J’ai d’ailleurs pris le nom de ma grand-mère maternelle pour réellement couper les ponts. On a simplement pris des chemins différents”, conclut-elle.
La jeune femme ne connaît pas encore vraiment ses projets sur le long terme. En effet, le HCR considère que la Tunisie ne constitue pas un pays stable pour elle car elle pourrait subir “des discriminations raciales ou sexuelles”. Cléo est donc inscrite dans une procédure de réinstallation, et elle vient tout juste d’apprendre qu’elle devrait partir pour l’Europe très prochainement. Elle ne sait pas encore où elle s’établira précisément, mais elle devrait bénéficier d’une carte de séjour, d’un logement et d’une protection. Une nouvelle promesse d’avenir.