Le ras-le-bol des bahars
Sur la plage de la commune de 16.000 habitants, peu sont enclins à parler du phénomène. Habib, 25 ans, pêcheur et fils de pêcheur, maugrée contre les médias, accusés d’avoir terni la réputation du lac : "On se serait bien passé de cette publicité. Les gens viennent de loin pour le poisson de Menzel Abderrahmen, la pêche est notre spécialité depuis toujours. Maintenant, à cause du bouche à oreille, les clients rechignent à acheter nos poissons sur les étals du marché de Bizerte. Ils craignent de tomber malade et d’attraper je ne sais quelle infection. Il n’y a pourtant aucun risque. La preuve, nous consommons nous-mêmes nos récoltes et nous allons très bien", affirme-t-il.
S’il fallait encore une preuve, Mnaouer Ouertani, gouverneur de Bizerte, s’empresse de la fournir : " Nous avons fait faire des analyses à Tunis. Les résultats démontrent que la mort massive des seiches résulte d’un manque d’oxygène, provoqué par des pics de chaleur, et non d’une quelconque contamination. J’ai par ailleurs été averti par le ministère de l’Agriculture que le phénomène s’était répété au même moment à Radès. Là bas aussi, on a enregistré des températures en hausse".
Mohamed n’adhère pas à cette version officielle. Pour le jeune pêcheur de 24 ans, il y a clairement un manque d’oxygène, mais le soleil n’y serait pour rien: "En quelques années, une dizaine de parcs de moules se sont implantés de ce côté du lac. Les moules ont besoin de beaucoup d’oxygène pour se développer. Forcément, il en reste moins pour les poissons et les autres mollusques, comme les seiches", explique-t-il.
Agacé, il dénonce également l’attitude de " pollueur" qu’auraient les éleveurs : "Non seulement ils utilisent des produits chimiques dans leurs bacs, mais en plus ils déversent un tas de déchets directement dans l’eau, comme leurs filets en plastique Une fois qu’ils n’en ont plus besoin, ils les coupent et les jettent sans plus de précaution. Vous verriez à quoi ressemble le fond du lac, il est recouvert d’une épaisse couche de vase".
Cherif Hachani, 60 ans, est un des doyens du port de Menzel Abderrahmen. Il pêche depuis cinquante ans. Comme Mohamed il accuse les activités conchylicoles, la culture des coquillages, de mettre à mal l’écosystème du lac.
Mais pas seulement : "Quand j’étais enfant, il suffisait de tendre la main dans l’eau pour attraper un mulet. Aujourd’hui, il faut naviguer deux heures pour espérer en attraper dans ses filets. La mezaouka s’est dégradée, elle est en danger à cause de la pollution industrielle. Nous sommes entourés d’usines qui relâchent leurs produits chimiques dans l’eau, sans traitement préalable. On ne les compte plus : il y a El Fouledh à Menzel Bourguiba, l’usine de sucre à Bizerte, l’usine de lavage à Menzel Jemil… Sans oublier l’ONAS. Les stations de pompages déversent leurs eaux usées pleines de déchets organiques et chimiques dans l’eau. La lessive, les produits ménagers, que pensez-vous qu’ils contiennent ? C’est une catastrophe", se lamente-t-il.
La lagune de Bizerte, un point sensible de la Méditerranée
"Une catastrophe" que le directeur régional de l’ONAS, Habib Gabtni, reconnaît et dont il impute directement la faute au contexte post-révolutionnaire : "Après 2011, une quinzaine de stations a été vandalisée dans le gouvernorat, dont celle de Menzel Abderrahmen. Il y a eu de nombreux vols de matériels, de pompes et de tuyaux. Cela s’est malheureusement répercuté sur le réseau d’assainissement".
Gêné, le directeur se justifie: "Les travaux demandent des moyens considérables. Si nous voulons éviter que cela se reproduise à l’avenir, il faudrait aussi employer des gardiens. Et nous n’en avons pas les moyens pour le moment." Une question d’argent et de priorité étatique. Car si l’ONAS est ici pointée du doigt, la question de la pollution dans le lac de Bizerte est bien plus complexe et ne date pas de 2011.
D’une superficie de 128 km², le lac de Bizerte est relié à la mer Méditerranée par le goulet de Bizerte et au lac Ichkeul par un chenal de 5 km de long, l’oued Tinja. Depuis les années 60, l’activité industrielle s’est intensifiée autour du bassin versant, notamment dans le secteur des industries lourdes. L’activité portuaire et commerciale y sont très développées et le secteur agricole, dynamique. Autant de facteurs synonymes d’emplois pour la région, mais aussi de nuisances pour l’environnement.
En premier lieu, les industries lourdes. Après l’indépendance en 1962, Bizerte a connu sa révolution industrielle. Il était alors question de créer de grands pôles économiques, capables de brasser un maximum de main d’œuvre. L’arsenal a ouvert la marche, suivi de près par la raffinerie de pétrole (STIR) à Bizerte en 1961 et l’aciérie El Fouledh à Menzel Bourguiba en 1965. La raffinerie Sotulub et la cimenterie ont, elles, été fondées vers la fin des années 70.
"A l’époque, la question de la pollution ne se posait même pas. Les politiques n’accordaient pas d’importance à l’impact des émissions atmosphériques et des rejets sur l’environnement", explique Badreddine Jemaa, président de l’association Santé et Environnement à Menzel Bourguiba. Un laxisme qui se paye cher aujourd’hui.
Deux études sur la dépollution industrielle de la lagune, menées en 2006 et 2011 par le ministère du Développement durable et un cabinet d’experts internationaux, révèlent l’ampleur des dégâts.
On y apprend notamment qu’ El Fouledh déverse tous ses rejets hydriques (industriels, sanitaires, pluviales) vers le lac de Bizerte. Sans compter que rien n’est fait pour filtrer les émissions atmosphériques, chargées en poussière et en carbone. Par ailleurs, l’industrie stocke "la ferraille, le laitier, les battitures et autres calamines" à même le sol naturel, là où les eaux de ruissellement rejoignent directement le lac de Bizerte. Le même problème se pose au niveau de la Sotulub, qui stocke ses anciennes terres contaminées.
A Menzel Jemil, les eaux en provenance de l’unité de fabrication de circuits imprimés Fuba sont rejetées directement dans l’Oued Jaddara. Elles dépassent largement les normes de rejet, notamment en quantité de nitrate et de phosphore. Les eaux de la raffinerie Stir et de Sotolub sont quant à elles déversées à l’est du port de pêche. Et sans surprise, elles contiennent hydrocarbures et métaux lourds en quantité.
Une menace sérieuse pour la santé publique
La situation des stations d’épuration (STEP) de Bizerte, Mateur et Menzel Bourguiba n’est guère plus enviable : pompes en panne, râteaux de dégrillage en mauvais état, qualité d’eaux épurées non-conformes. "Elles sont dans un état vétuste. Leur niveau de traitement est faible et mérite d’être recalibré", admet Hamadi Gabtni.
Badreddine Jemaa a pu constater la situation lors d’une visite de routine avec d’autres bénévoles de son association : "Nous nous somme postés à l’une des sorties de la STEP de Menzel Bourguiba pour observer les rejets. Il était évident qu’ils n’étaient pas traités. Il y avait de la boue, de la vase, l’eau prenait une couleur trouble et les odeurs étaient désagréables… Nous nous sommes ensuite rendus dans la station. La porte était ouverte et à l’intérieur, il n’y avait personne. Le matériel était démonté, l’eau entrait d’un côté et sortait de l’autre. Nous avons pris des photos et des vidéos, que j’ai publiées sur mon compte Facebook. J’ai immédiatement rédigé un rapport que j’ai envoyé à l’ONAS, à l’ANPE et au ministère. Finalement, on m’a appris que la STEP ne dépendait pas de l’ONAS. Le contrat avec le concessionnaire chargé de son entretien avait pris fin, sans repreneur ensuite. On l’avait laissée à l’abandon."
Ces négligences ont un impact sur les espèces marines, et par ricochet sur l’homme, comme l’explique Badreddine Barhoumi. Ce docteur en biologie a présenté en 2014 sa thèse "Biosurveillance de la pollution de la lagune de Bizerte (Tunisie) par l’analyse comparée des niveaux de contamination et de l’écotoxicité des sédiments et du biote". Il a évalué le niveau de contamination de la lagune à travers le prisme de trois familles de polluants organiques persistants : les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAPs), les polychlorobiphényles (PCBs), et les pesticides organochlorés (OCPs). Il a examiné leur teneur sur des moules et des gobis, sciemment choisis dans des stations d’épuration situées à proximité de sites industriels.
"J’ai relevé des niveaux élevés de HAP à proximité de la cimenterie à Bizerte, de la station de Menzel Abderrahmen et celle de Menzel Bourguiba", explique le scientifique. Pour pousser l’expérience plus loin, il a prélevé des sédiments à proximité des stations et les a mis en contact avec des œufs de poissons en France. Il les a ensuite exposés pendant vingt jours, jusqu’à éclosion. Conclusion : le poisson adulte présentait des malformations cardio-vasculaires. "Il faut faire attention. Les HAP sont cancérigènes. Les PCB sont aussi facteurs de risques. Leur consommation peut provoquer des maladies respiratoires", prévient-il.
Horizon 2020, relance du projet de dépollution
Mais un changement est en train de se faire. Le 10 juin dernier, l’ARP a ratifié l’accord de prêt de quarante millions d’euros accordé par la Banque Européenne d’Investissement (BEI) pour financer le projet de dépollution du lac de Bizerte, piloté par l’Union Européenne. Hasard du calendrier, le projet était en stand-by depuis plusieurs années. Des retards imputés en off à un manque de confiance dans le gouvernement de la Troïka. Officiels et industriels devront se partager l’enveloppe.
Le projet de dépollution de la lagune s’inscrit dans le programme européen Horizon 2020. Ce dernier, pensé au début des années 2000, prévoit d’endiguer les sources de pollution dans les points sensibles de la Méditerranée. Au regard de l’urgence de la situation à Bizerte, des études avaient été menées entre 2004 et 2006 par le ministère du Développement durable, pour déterminer les besoins spécifiques de chaque zone du gouvernorat. Ils se sont arrêtées sur plusieurs points :
- La mise à niveau environnementale des usines El Fouledh, STIR, SOTOLUB et de la cimenterie. Elles devront aménager des décharges pour traiter leurs déchets et s’équiper pour traiter leurs eaux de procédé. Il leur incombera également de se munir de filtres contre les émissions atmosphériques.
- La réhabilitation du réseau d'assainissement de l'ONAS en milieu urbain et la mise à niveau des STEP (Bizerte, Mateur, Menzel Bourguiba). Autre volet important : le raccordement de zones rurales, jusqu'ici isolées, aux stations d'épurations. " C'est une très bonne nouvelle. Jusqu'ici, les citoyens déversaient leurs déchets à l'état brut dans la lagune", rapporte Hamdi Gabtni. Parmi les villes concernées, on compte Maghraoua, Azib, Om Hani et Khitmin.
- La réalisation de centres de transfert en milieu rural, d'une déchetterie et la fermeture de décharges anarchiques se feront sous la houlette de l'Agence nationale pour la gestion des déchets (ANGED. La réhabilitation de l'ancienne décharge de Menzel Bourguiba est également à l'étude.
- L'aménagement d'un nouveau port à Menzel Abderrahman et de la zone conchylicole de Menzel Jemil s'effectuera sous la coupe du ministère de l'Environnement et du développement durable.
La société civile mobilisée
Badreddine Jemaa a assisté aux réunions préalables à l’élaboration du projet au ministère de l’Environnement en 2011. Il a du se battre pour obtenir plusieurs sièges autour de la table des négociations: « Je voulais que plusieurs associations siègent au comité de pilotage mais le ministère ne nous en a accordé qu’un seul, malgré nos demandes répétées. Nous nous en somme finalement remis au gouverneur. » Finalement, trois sièges sur onze seront alloués aux associations. Il y aura un roulement pour permettre à chacune de participer aux débats et apporter ses idées.
La JCI, à Menzel Abderrahmen, en fera partie. Et les bénévoles ont d’ores et déjà préparé leurs réclamations : " On voudrait revoir la copie du projet du port. Nous avons consulté les pêcheurs et le plan proposé ne leur correspond pas. On aimerait en proposer un nouveau", suggère Rabaa, bénévole. Bader, lui, aimerait se sentir plus soutenu : "Nous menons des campagnes de sensibilisation auprès du public, nous organisons des opérations de nettoyage et nous ne recevons rien en échange. Nous n’avons même pas de local pour nous réunir."
Badreddine Jemaa imagine la suite du projet et s’inquiète: "Nous avons voulu participer aux réunions pour nous assurer que l’argent sera utilisé à bon escient. Nous ne voulons pas faire décor. Cet investissement est trop important pour nous, il ne faut pas le gâcher. Nous devons appliquer des mesures pour le rendre durable, autrement, tout ça n’aura servi à rien. On pourrait déjà commencer par sanctionner les entreprises polluantes."
L’Etat Tunisien impuissant face aux industriels?
L’Etat en a-t-il seulement les moyens? Visiblement non pour le gouverneur de Bizerte : "Il y a un vide juridique sur le sujet. Les entreprises se permettent de polluer parce qu’elles ne risquent rien ! Elles doivent se plier au cahier des charges que l’ANPE leur impose pour pouvoir s’installer. Il faudrait le vérifier tous les jours. Mais avec un seul contrôleur pour tout Bizerte, c’est impossible à faire", poursuit Mnaouer Ouertani. Des propos tempérés par Adel Matoub, directeur juridique de l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement (ANPE) : "C’est vrai que nous aimerions faire des contrôles plus fréquents, mais nous agissons quand même. La loi cadre de l’ANPE de 1988 fixe des sanctions pour les industriels polluants, qui peuvent aller jusqu’à 50.000 dinars. Nous sommes d’ailleurs actuellement en procès avec plusieurs usines à Bizerte."
Des sanctions peu appliquées comme l’explique le ministre de l’Environnement, Néjib Dérouiche. "Il y a un certain cadre juridique pour essayer de superviser et limiter ces pollueurs. Mais nous n’avons pas les moyens de faire plus que contrôler et dresser un procès verbal. Nos prérogatives s’arrêtent là. Nous pouvons porter plainte, ce que nous faisons, mais pas plus". Pour lui, "le mécanisme pour freiner de manière efficace les pollueurs n’existe pas". Et pour cause : le chantage économique l’emporterait sur l’argument environnemental : "On peut aller devant les tribunaux, mais en général le facteur économique est privilégié. L’entreprise menace de licencier son personnel si on lui impose des travaux, et ça s’arrête là."
Le ministre affirme vouloir soumettre avant la fin de l’année le nouveau code de l’environnement à la société civile "pour réformer ce cadre juridique qui n’a pas été réformé depuis des décennies et faire changer les mentalités." Une démarche nécessaire mais qui prendra du temps.