Justice transitionnelle : Quand les victimes racontent

La répression et l’injustice des années de dictature ont pris mille visages. Quatre des personnes venues déposer leur dossier à l’IVD ont retracé leur parcours.
Par | 06 Juillet 2015 | reading-duration 15 minutes

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Chaque matin, c’est un rituel, dans le local de l’Instance. La petite salle d’attente, coincée entre un scanner de détection, un portique et un guichet d’accueil se remplit. Sur les siège trop rares, des hommes en grande majorité, parfois quelques femmes, de tout âge, attendent, le visage anxieux. Entre les mains, un dossier, quelques feuilles censées contenir les traces du malheur qui les a menés ici.

Chacun reçoit son numéro de passage et, à l’appel de son tour, se rend dans l’un des trois bureaux pour le dépôt des dossiers. Une formalité administrative en apparence, mais c’est là où se joue le premier acte d’un long processus d’établissement de la vérité et de réparation, mais aussi l’aboutissement d’un parcours d’injustice, de violence dans lequel bien des vies se sont perdues. L’émotion parfois submerge l’entretien. Les commissaires de l’instance notamment Zouheir Makhlouf ou Ibtihel Abdellatif interviennent pour accompagner, réconforter.

Ces premiers entretiens se déroulent à l’abri des regards extérieurs. Mais quelques personnes ont bien voulu confier leur histoire.

AMINE MANSOUR*, dix jours de torture, une famille déchirée

"J’ai été arrêté le 6 février 1994", se souvient Amine Mansour, 52 ans. "Jusqu’alors, j’avais un commerce de fruits et légumes en France, à Clermont Ferrand, et je faisais sans problème des allers et retours entre la France et la Tunisie. Pendant un séjour au pays, j’ai rendu visite à un ami d’enfance à Ben Guerdane. Peu de temps après, j’ai été arrêté. Je crois que c’est lui qui m’a signalé à la police, parce que je faisais la prière et que j’étais pratiquant."

"On m’a d’abord emmené à Tataouine, puis à Médenine, pendant trois jours. On me reprochait d’appartenir à une organisation non autorisée, en clair, au mouvement Ennahdha. J’avais été membre de l’UGTE (syndicat étudiant proche d’Ennahdha) quand j’étais étudiant en Algérie à la fin des années 1980, mais je n’étais pas membre du parti. Ensuite on m’a emmené à Tunis, au Ministère de l’Intérieur. Nous sommes arrivés à 4 heures du matin."

C’est le début du calvaire qu’Amine Mansour raconte par flashbacks.

"J’étais attaché au bureau du Directeur général de la Sûreté. Il est arrivé à huit heures. On a amené une grande bassine d’eau avec de la glace. J’ai été attaché par les pieds et on me faisait descendre la tête dans l’eau. J’ai reçu beaucoup de coups très violents dans le ventre. Je crois que la première séance à duré dix heures."

Puis les jours de torture se succèdent. " J’ai tout eu, la position du poulet roti, un bâton passé entre les genoux et les coudes, suspendu entre deux et des coups sur les pieds. J’ai été pendu par les mains attachées dans le dos", raconte-t-il en mimant la scène.  "C’est une position rapidement très douloureuse, à tel point que mes tortionnaires me faisaient faire un exercice de temps en temps pour éviter que le dos ne casse. Un médecin venait me voir chaque jour et me conseillait de bien manger." Une précaution qui doit moins à un souci d’humanité qu’à la volonté de pouvoir prolonger les interrogatoires.

"Je crois que ça a duré dix jours. Ensuite j’ai été ramené à Médenine pour signer mon procès verbal. C’était une manière d’effacer les traces des interrogatoires à Tunis. Suite à cela j’ai été condamné à 3 ans et 9 mois. Les policiers étaient déçus, ils espéraient que je prendrai beaucoup plus."

"Peu de temps après, j’ai été ramené à la police à Médenine, alors que j’étais déjà jugé. Cette fois je crois qu’ils voulaient me charger avec une affaire de trafic d’armes. Mais j’ai compris qu’il fallait que je m’affaiblisse. La première fois, c’est ma résistance physique qui a prolongé les tortures, alors j’ai refusé de m’alimenter. Je m’évanouissais. Je lâchais des prénoms pour gagner du temps. Finalement, après trois jours, ils ont abandonné."

Amine Mansour a donc purgé sa peine. Libéré en 1997, il a connu la prison " douce" du refus de passeport et du contrôle judiciaire permanent. Ce n’est qu’en 2011 qu’il a pu à nouveau se rendre en France.

Mais les séquelles de cette période demeurent. Celles des coups reçus dans le ventre. Et surtout l’impact sur sa famille. "J’ai finalement dû vendre les affaires que j’avais en France. Ce n’était plus grand chose. Mon fils est handicapé et mon épouse est en France pour s’en occuper. Mais mon autre fils ne peut pas avoir de visa. Je reste avec lui. Depuis 2013, j’ai été embauché comme comptable au Ministère de l’Agriculture. Mais ma priorité, maintenant c’est de rassembler ma famille."

Kadri Lafi, l’exil c’est vivre à moitié

Kadri Lafi, ancien exilé politique. Crédit image : Thierry Brésillon.

Kadri Lafi, 49 ans, parle avec des intonations d’Italie. C’est qu’il y a passé 20 ans. Sans l’avoir choisi. Condamné à un an et demi de prison en 1990 pour "appartenance à une organisation non autorisée".

Originaire de Sidi Ali ben Aoun, il était alors instituteur.

"On m’a insulté, on m’a battu. J’ai éprouvé la peur physique de la violence. J’avais peur de perde ma dignité, à l’époque, un enseignant, c’est quelqu’un qu’on respectait. En prison, on nous mettait avec des droits communs. Pendant le mois de Ramadan, on nous amenait la nourriture à 14 heures. Tout cela était une façon de nous détruire."

Une fois libéré, il doit choisir. "Je tiens à rendre hommage à mon père qui m’a dit : 'Mon fils, j’ai le coeur déchiré à l’idée de savoir que tu vas quitter ta terre, ton école, ta famille, mais je refuse de te voir torturé et brisé et de te voir perdre ta dignité.' Ceux qui sont restés ont été détruits. J’ai donc choisi l’exil."

Il a pu partir rapidement en Italie avec son passeport valable encore quatre ans. "Une fois la date de validité de mon passeport expirée, les autorités tunisiennes ont refusé de me le renouveler. L’Italie n’a pas voulu m’accorder le statut de réfugié politique. Pendant six ans, sans papier, j’ai vécu dans la terreur permanente d’être renvoyé en Tunisie. Je me retrouvais comme un citoyen sans droits. Je ne pouvais pas épouser ma fiancée et fonder une famille, je ne pouvais pas travailler."

Régularisé en 2001, marié en 2003, devenu médiateur culturel pour les enfants étrangers après des études en science politique, il a pu mener une vie presque normale.

"Mais vivre en exil, c’est vivre à moitié. Je ne pouvais pas communiquer avec mes parents. Le courrier était ouvert. Même les gens que je voyais chez eux étaient interrogés."

La révolution lui a permis de rentrer en Tunisie. "La réintégration a été difficile. J’ai repris mon poste d’instituteur, mais je retrouve ma carrière là je l’ai laissée, vingt ans plus tard. Je me souviens de mon premier jour de classe lors de mon retour".

Ahmed Slama explique son cas, documents à l’appui. Crédit image : Thierry Brésillon.

"J’ai commencé par dessiner deux instituteurs au tableau, l’un avec un bâton, installé au-dessus ses élèves, l’autre au milieu de ses élèves dans un cercle. J’ai demandé aux élèves, lequel ils préféraient, ils ont choisi le second. Je leur ai répondu que ce sera plus de travail pour nous tous. A la fin de l’année, mes élèves avaient appris à s’exprimer librement, à se critiquer sans agressivité et sans peur. Malheureusement, l’enfant n’est pas au centre de l’éducation. Après 23 ans de benalisme, pour beaucoup, l’objectif est de satisfaire l’autorité, plutôt que d’agir avec responsabilité."

"Nous avons le devoir de sauver une génération des conséquences de la dictature qui a brisé les rapports spontanés entre les citoyens et leur capacité d’initiative collective. La culture de la peur n’a jamais créé une civilisation."

Pourquoi déposer un dossier à l’IVD ? "Pour moi, l’objectif, c’est d’établir la vérité. Si ceux qui nous ont infligés tout cela n’en répondent pas devant la Justice, nous ne pourrons pas nous remettre sur pied. Il faut donner l’espoir à la nouvelle génération que la Tunisie peut changer."

Ahmed Slama, petit larcin, grand système

Ahmed Slama, vient déposer un dossier pour une expropriation abusive dans la commune de Akouda, gouvernorat de Sousse. Crédit image : Thierry Brésillon.

Derrière la salle d’attente, l’IVD dispose d’une grande salle vitrée, où des tables et des chaises en plastique sont baignées d’une lumière chaude. Attablé à l’une d’elle, Ahmed Slama a étalé des documents devant lui. Avec une application d’écolier, il trace des lignes sur un plan du cadastre et rédige des explications sur des doubles feuilles à petits carreaux. A quoi rime ce petit exercice ?

"Je trace les limites d’une parcelle de terrain de 360 m2 qui a été confisquée par la municipalité à ma grand-mère en 1978, à Akouda, une petite commune proche de Sousse."

Ahmed Slama explique son cas, documents à l’appui. Crédit image : Thierry Brésillon.

"On a proposé une indemnisation dérisoire à ma grand-mère, 75 millimes par mètre carré. La municipalité s’en est servi pour faire un cimetière. En fait, il y avait déjà un terrain municipal prévu pour ce cimetière. Mais le maire l’a pris pour sa maison. C’est pour ça que la municipalité a enlevé ce terrain à ma famille. Ma grand mère était une illettrée, elle ne connaissait pas ses droits et elle n’a même jamais touché cet argent. Quinze après, mon père a fait un recours administratif, mais ça n’a rien donné."

Au fil de la discussion, il s’avère que ce cas n’est pas isolé. "Plusieurs dizaines de familles ont été expropriées de cette façon à Akouda. Même le lycée a été construit sur un terrain volé. D’ailleurs après la révolution, la famille l’a repris et c’est devenu un pressoir à huile ! C’était l’époque de Bourguiba, ce n’était pas une mafia, mais les gens du parti prétendaient agir au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat. En fait, ils détournaient une partie à leur profit."

Ahmed Slama espère via la justice transitionnelle qu’une parcelle du terrain sera rendue à ses ayants droit, "une partie est récupérable."

Selim Gtari, l’héritier en quête de réhabilitation

Selim a ajouté le prénom de son père derrière le sien sur Facebook, un hommage à cet homme qui s’est battu toute sa vie. Crédit image : Thierry Brésillon.

Selim Gtari, 33 ans, a changé son nom sur Facebook après la Révolution pour s’appeler Selim Taieb Gtari, ajoutant le prénom de son père, décédé en 2009. Cette fusion d’identités illustre à quel point les traumatismes peuvent se transmettre d’une génération à l’autre. L’histoire que porte Selim Gtari est celle d’un homme brisé pour ses idées.

"Mon père fait partie des fondateurs du mouvement Perspectives", un mouvement d’extrême gauche, berceau de nombreux parcours militants. "Originaire de Djerba, étudiant au collège Sadiki, il a au son bac en 1962. A l’époque, cela représentait quelque chose. Il est parti en 1963 à Paris pour compléter ses études."

Un début qui annonçait un parcours de vie brillant. "Dès le début des années 1960, le régime a commencé à se verrouiller après l’assassinat de Salah Ben Youssef, l’évacuation de Bizerte et l’exécution des auteurs de la tentative de coup d’état de décembre 1962. Réunis au sein du Groupe d’études et d’action socialiste en Tunisie (GEAST) des jeunes Tunisiens, dont mon père, commencent à réfléchir à des projets pour la société. Il faisait partie de la mouvance maoïste. Il est même allé en Chine à ç la fin des années 1960. C’était une époque d’effervescence."

Mais en 1968, le mouvement connaît sa première vague de répression alors qu’il proteste contre le détournement des élections dans le syndicat étudiant (UGET) au profit des destouriens, partisans du pouvoir. Lors d’un grand procès des leaders du mouvement, Taieb Gtari est condamné par contumace à 12 ans de prison.

"Dans les années qui ont suivi, après l’échec du projet socialiste d’Ahmed Ben Salah en 1969, le régime a redoublé de férocité à l’égard de ses enfants qu’il a empêchés de contribuer à la construction du pays. Sa situation de professeur d’économie à Vincennes lui permettait d’aider ceux qui fuyaient la répression. Il était de tous les combats d’émancipation de l’époque, et même le traducteur leader du Front Populaire de Libération de la Palestine, le palestinien Georges Habache. En 1974, il a été condamné dans une nouvelle vague de procès. Il n’a finalement pu rentrer en Tunisie qu’en 1980."

Selim Gtari se bat pour les familles qui ont été brisées. Crédit image : Thierry Brésillon.

"Mais la vie qui l’attend n’est pas à la hauteur de ses espoirs. Après avoir connu l’oppression de Bourguiba, il va connaître une mort lente. Il a été totalement marginalisé. Interdit de passeport, privé de travail dans la fonction publique."

"Certains militants ont accepté des postes à l’Université, dans la fonction publique en échange de leur soutien au régime, au nom de la lutte contre l’islamisme. Lui a refusé. Il a travaillé un temps dans un hôtel à Djerba, même là, le régime l’en a empêché et obligé son employeur à le licencier. Toute notre famille a été exclue. On ne nous invitait pas aux fêtes de famille. Mon oncle emmenait mes cousins à la plage mais jamais mon frère et moi. Ses frères lui ont laissé la mauvaise part de l’héritage."

Le père de Selim est décédé en avril 2009, mais la blessure de cette exclusion, de cette vie brisée, est toujours présente. "Mon père a donné sa vie, son énergie, sa jeunesse pour émanciper les Tunisiens. La révolution est une victoire posthume pour lui. En déposant ce dossier à l’IVD, j’agis au nom de ma famille, mais aussi de tous ces futurs que le régime a empêché d’éclore. Que l’histoire de mon père soit entendue par une institution de l’Etat est déjà une forme de réhabilitation. C’est en établissant la vérité que l’on bâtira une Tunisie meilleure. Peu de gens de gauche sont venus déposer leur dossier à l’IVD, parce qu’ils n’y croient pas. C’est regrettable parce qu’ils vont empêcher que toute la vérité sur l’ancien régime émerge. La réconciliation ne peut pas s’établir sur le déni. Il faut que les Tunisiens connaissent ce qu’il s’est passé."