Ali Bousselmi, président de l’association Mawjoudin – We exist, explique : "L’idée de départ c’était de faire des pancartes et de manifester une ou deux heures dans le cadre du FSM. Mais avec des activistes d’autres associations de Tunis et d’ailleurs, mais aussi, avec l’aide des militants du Maroc, nous avons réfléchi à organiser plus d’activités : Free hugs, marche, distributions de flyers… le Forum a permis de gagner en visibilité et de lancer des discussions."
Les photos du rassemblement font rapidement le tour des réseaux sociaux et sont diffusées dans la presse. Le débat est lancé publiquement. Dans un pays où l’homosexualité est taboue et où les pratiques sexuelles entre personnes de même sexe sont passibles de 3 ans de prison, manifester publiquement est un acte de bravoure.
Sur le même sujet
Le printemps 2015 marque un changement dans la bataille pour les droits LGBT en Tunisie (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transsexuels). Ali raconte comment le groupe a décidé de tenir un stand au sein du campus du Manar, pour y inviter les gens à discuter de l’homosexualité.
"On a installé des feuilles et des stylos sur le stand et on a demandé aux gens de réagir par écrit : qu’ils soient d’accord ou pas avec l’homosexualité on voulait créer du dialogue. Tout allait bien au début, mais à un moment donné des gens ont réagi violemment : avec des insultes et des coups. Une réaction qui était prévisible…"
Ali savait qu’il y avait un risque de débordement et de violence : "C’est un risque que nous avons pris, mais ça valait le coup. Finalement, ça s’est plutôt bien passé, à part cet incident."
La présence du groupe à l’extérieur a permis de drainer plus de monde lors des débats et présentations organisés. "Nous avions prévu des conférences, mais nous voulions que du monde soit présent. Tout le monde ne lit pas le programme pour savoir exactement de quoi il s’agit, donc c’était important d’être visible", explique-t-il.
L’action du FSM, pour Meryam*, du collectif féministe Chouf Minorities, était un acte réfléchi : "Les personnes présentes sont des militants qui savent se protéger, qui connaissent leur droits, qui savent qu’ils ne peuvent pas être arrêtés pour avoir brandi un drapeau. En plus l’ambiance du FSM, avec ces milliers de personnes qui viennent du monde entier, c’était un moment pendant lequel on pouvait sentir une protection."
Ces actions publiques seront suivies d’une action indépendante et d’un autre genre, quelques jours plus tard lors d’un défilé pendant La fête de la Mode à Tunis.
Un styliste décide de clore son défilé par une action personnelle : un mannequin brandi un drapeau LGBT. Encore une fois, l’image fait le tour des réseaux sociaux et est relayée dans la presse.
Si pendant des années la communauté LGBT en Tunisie a surtout travaillé en interne à se consolider, à identifier les besoins et à mener des actions pour sécuriser ces membres, elle passe aujourd’hui à une autre étape, s’affiche publiquement et travaille plus particulièrement sur le lobbying.
Une sortie préparée
Il aura fallu du temps pour se mettre en route, comme en témoigne Ali.
"Mawjoudin ! On existe, on est là", explique Ali.
Lancé au début de l’année 2014, Mawjoudin, qui se bat pour les droits de la communauté obtiendra son statut légal à la fin du mois de janvier 2015. Mais Ali a fait ses armes avant. Début 2011, il tente de travailler sur les droits LGBT avec Amnesty à Tunis. "Mais nous pensions qu’il nous fallait du temps pour comprendre le fonctionnement d’une association, suivre des formations, connaître la réalité tunisienne sur l’homosexualité et l’homophobie".
Les échanges et rencontres avec des associations étrangères qui se battent pour les mêmes droits, notamment au Liban, ont permis aux militants de renforcer leurs compétences rapidement.
Aujourd’hui les militants sont prêts à agir plus publiquement et sentent aussi une urgence. Le discours homophobe, très présent dans la société tunisienne, est le premier problème à combattre. Depuis la révolution, la liberté d’expression a permis une plus grande liberté de parole. Dans les médias, un discours homophobe émerge aussi. Pour les membres de la communauté, il est important d’y répondre de manière constructive.
Mais surtout il est plus que temps de défendre les droits de la communauté et de lutter contre la pénalisation de l’homosexualité. Depuis la révolution, les militants ont régulièrement reçu comme réponse que ce n’était pas “le bon moment” .
« En terme de droits, il n’y a pas de priorité, explique Khouloud Mahdhaoui, présidente de Chouf, tu les as tous ou tu n’en a pas. »
L’excuse du timing exaspère bon nombre de militants. Houssem*, à la tête de l’association Kelmty, veut libérer la parole politique. Si la Tunisie veut s’inscrire dans la modernité, alors, pour lui, elle doit lutter contre cet article du Code Pénal, qui discrimine une partie de la population.
« C’est une excuse ridicule que de dire que ce n’est pas le moment. Si la Tunisie se dit démocratique : alors il n’y a pas de meilleur moment. »
Il passe en revue, amer, les discussions avec les hommes de loi et les politiciens qui n’aboutissent jamais.
« C’est comme si nous faisions des caprices ! Or mon droit n’est pas un caprice. J’ai le droit de demander à l’Etat d’arrêter de me regarder comme un criminel. »
Il parle aussi de la retenue de la part d’une partie de la communauté, qui a tellement intégré le discours de répression et de tabou qu’elle n’imagine même pas pouvoir demander ses droits. « On a entendu un discours de dénigrement de la part de membres de la communauté, qui nous disaient que ça n’avait pas de sens de demander nos droits » rapporte-t-il.
Lui continue à se battre, comme d’autres.
Pour Badreddine Baabou, président de l’association Damj, pour la justice et l’égalité, il n’est plus temps de militer en secret.
Il passe en revue, amer, les discussions avec les hommes de loi et les politiciens qui n’aboutissent jamais.
« La bataille doit se faire à haute voix » dit-il.
Damj, association tunisienne pour la justice et l’égalité, est la plus ancienne de la communauté. Elle a reçu son autorisation en août 2011. Il y avait bien eu une tentative en 2010 mais elle a essuyé un refus, « car nous parlions de droits LGBT dans les statuts. Il a fallu changer : on parle aujourd’hui de minorités et de groupes marginalisés. »
Damj travaille depuis des années sur le terrain, mais avant de parler du quotidien d’une partie de la communauté, Badreddine tient à souligner l’aspect légal de la bataille. Si la communauté est plus forte et capable de se défendre aujourd’hui, il explique que les changements législatifs peuvent aider à une amélioration de la situation . Ainsi il souligne des grands principes énoncés dans la nouvelle Constitution comme l’égalité entre citoyens, la protection de la vie privée et du foyer, la confidentialité des correspondances.
L’article 230 du Code Pénal est en contradiction avec ceux-ci. Mais l’absence de Cour Constitutionnelle empêche, pour le moment, de lancer des actions .
Lutter contre les violences
Si l’abrogation de l’article 230 du CP est important, c’est parce qu’il peut être déclencheur d’un changement de comportement et de mentalité qui aura un impact sur le quotidien des personnes LBGT en Tunisie.
« Le travail a commencé en 2002. C’était marginal à l’époque. Il y avait des problèmes sur les sites de rencontres » explique Badreddine. Des policiers donnaient des rendez-vous à des personnes de la communauté, sous une fausse identité pour des passages à tabac ou des incarcérations. Il y avait ainsi des coming-out forcés, des gens qui se retrouvaient à la rue, reniés par leur famille.
La mobilisation de la communauté, au début des années 2000, commence pour répondre à la mise en danger et la stigmatisation que subissent les individus.
« On parle de l’article 230 du CP comme d’une loi morte, mais c’est faux. Il y a eu en 2008 des vagues d’arrestations arbitraires, avec, surtout à Tunis, des gens arrêtés, recherchés jusque dans les bars et les cafés » , se rappelle Badreddine.
Si au début des années 2000 lors des arrestations les procès verbaux parlent de «débauche» , en 2008 et 2009, le ton change. Une sorte de chasse aux sorcières est lancée. Les procès-verbaux mentionnent directement l’homosexualité, comme cause d’arrestation ou de condamnation.
La communauté, très soudée, s’organise toujours pour venir en aide aux détenus, trouver un avocat et faire baisser les peines. « Pendant toutes ces années, seuls deux avocats nous ont toujours aidés et réussissaient à faire diminuer les sanctions. Mais il fallait «tricher» et prétendre un état mental défaillant par exemple. Des excuses dérangeantes, mais c’était notre seul moyen à l’époque de sortir les gens de prison, et c’était la priorité pour nous. »
Arrestations arbitraires et délit de faciès
« A partir de 2008 on s’est retrouvé confronté au délit de faciès. L’article 230 était appliqué selon l’humeur des juges et des policiers, qui écrivaient le procès verbal lors de l’arrestation » se rappelle Badreddine.
En glissement sémantique a eu lieu : il ne s’agissait plus de condamner l’acte de sodomie, mais une attitude, qui est laissé au bon vouloir des autorités. Plus le policier et le juge sont homophobes, plus le condamné écope.
Pendant ces deux années, des dizaines d’arrestations arbitraires et de procès sont recensés. Selon Badreddine, c’est à Sousse que l’on dénombre le plus grand nombre d’homosexuels incarcérés. A Sousse comme à Tunis, les personnes condamnées pour homosexualité sont emprisonnées dans des cellules dénommées : « pièce rose ou pièce aux lions… » des noms ironiques qui tentent de mettre en question la masculinité de ces hommes. Ces cellules abriteraient entre 40 et 60 personnes.
« A chaque fois qu’un prisonnier «homosexuel» est repéré dans la prison, il est incarcéré dans cette cellule. »
A l’époque, faute de pouvoir se regrouper en association, une dizaine de personnes crée le groupe des activistes LGBT Tunisiens, tous anonymes et actifs sur Internet, pour défendre les droits. En plus de l’aide juridique, ils organisent des campagnes virtuelles. Mais aussi réelles. Un tag apparaît sur les murs de différentes villes. Un signe pour la communauté, qui s’unit.
La révolution : les années sombres
Entre 2011 et 2013 la violence prend une forme encore plus exacerbée, rapporte Badreddine.
« Il y a eu des descentes dans les lieux fréquentés, des lynchages en plein centre-ville, par des bandes organisées et des gens qui savaient qu’ils ne risquaient rien, car la victime ne porterait pas plainte, par peur de se retrouver inculpée. »
Pire : entre 2011 et 2014 la communauté compte prés d’une quinzaine de cas d’homicides homophobes dans tout le pays. Certaines victimes auraient reçus des menaces sur leur téléphone, explique-t-il. « Et il s’agit là des cas connus, car d’autres sont passés sous silence » , déplore-t-il.
« Il est vrai que la communauté a grandi timidement. Mais après la révolution et avec le nombre de meurtres qui a augmenté, avec une homophobie ambiante et généralisée, qui semblait naturelle pour tous, la communauté s’est soudée plus rapidement.»
Preuve que la violence est toujours d’actualité, il y a quelques semaines, une militante de Chouf était agressée physiquement, après avoir essuyé des remarques homophobes.
Chouf !
« Oui les violences ont augmenté, on le ressent. Les minorités de façon générale, sont beaucoup plus visées. Le fait d’être plus visible nous rend tous plus vulnérables. Nous assistons à des railleries, à des attaques depuis la Révolution » , déplore Meryam. Khouloud abonde.
Houssem parle même d’une explosion : « Il y a de la haine contre les minorités. » Pour lui, c’est clair, la société est machiste. « Nous sommes dans une société où tout ce qui est masculin est vénéré et respectable. »
Un sentiment partagé par les membres du collectif Chouf, féministe, LBT, qui travaille avant tout sur le corps de la femme et la lutte contre les discriminations. Le collectif a été crée en 2013, et il est enregistré à l’étranger car, encore une fois, il n’était pas impossible de s’enregistrer comme organisme défendant les droits LBT en Tunisie, explique Meryam.
Meryam*, co-fondatrice de Chouf, était également dans une association, mais elle aussi n’a trouvé nulle part la visibilité féministe qu’elle cherchait. « Nous étions toujours victimes de lesbophobie et de transphobie. »
Khouloud explique que les membres de l’association ont décidé de se retrouver entre elles et de réfléchir à leurs compétences autour des médias, de la création audiovisuelle… d’où l’idée d’utiliser ces médias pour parler des questions féministes et LBT.
Le collectif est actif depuis 2013 : formation des adhérentes au lobbying, petit guide des droits, rencontres… Le 17 mai 2014, il organise une première session pour la journée mondiale contre l’homophobie. Le travail se fait en partenariat avec Mawjoudin : les photos et les flyers sont traduits en dialecte tunisien, afin d’être accessibles à tous.
Une cinquantaine de personnes se retrouvent pour cette première journée. « Avant tout, notre soucis était la sécurité des participantes: c’était un événement secret, avec invitation personnelle. » Le travail reste donc discret voire fermé.
« Il est vrai qu’aujourd’hui il y a un besoin de visibilité plus important : Chouf nahna mawjoudin ! (Regarde, on existe!) » rigole Meryam.
Journée mondiale contre l’homophobie
Cette année pour le 17 mai, journée mondiale contre l’homophobie, deux événements publics sont organisés par Chouf et Damj.
Chouf organise un festival d’art où toute personne s’identifiant comme femme est invitée à venir s’exprimer à travers une création artistique. La question du genre telle qu’édictée par la société est remise en question. Sur le site on peut lire : « Cinq minutes après ta naissance, ils décideront de ton nom, ta nationalité, ta religion, ta sexualité et de ta communauté… et tu passeras toute ta vie à te battre pour des choses que tu n’as pas choisies et à les défendre bêtement. » Un évènement qui permet de discuter des clichés sur les identités.
De son côté Damj rempile avec un café débat, comme en 2014. Cette année il y sera question de « L’homosexualité (homo sensualité) dans l’Islam. » Une activité avec pignon sur rue, qui marque un tournant pour cette organisation qui a eu l’habitude d’agir dans l’ombre.
Ce sont aussi des rencontres comme des moments de répit avant le gros de la bataille. L’abrogation de l’article 230 du CP, en ligne de front, pour Khouloud, Meryam, Badreddine, Ali et Houssem, la réforme de toutes les dispositions légales discriminantes, la lutte contre les violences, la reconnaissance en tant que citoyens égaux. Une bataille menée, aujourd’hui, à voix haute.