La révolution de 2011 n’y a rien fait : les libertés et les droits de l’homme, en Egypte, ont été mis à mal par tous les régimes qui se sont succédés au pouvoir. Le retour de l’armée n’est pas signe d’ouverture. Au contraire.
Le rapport de Human Rights Watch, Egypt : Human Rights in sharp decline, publié en janvier 2015, fait état d’un revirement à l’encontre des droits de l’homme, depuis l’accession au pouvoir du President Abdel Fattah al-Sisi : répression violente de manifestations, arrestations et emprisonnements arbitraires, assassinats de masse… Exprimer un point de vue divergent met en danger de mort.
Il y a quelques jours encore, des sentences de peine de mort étaient prononcées contre des membres du mouvement des Frères, notamment contre le leader du mouvement, Mohamed Badie.
La situation des détenus est alarmante. Mahmoud Abu Zied, photoreporter, emprisonné depuis 600 jours, publiait une lettre dans laquelle il narre ses conditions de détention.
L’arrestation et le procès de trois journalistes de la chaîne Al Jazeera, arrêtés en 2013 pour “falsification d’informations”ont montré jusqu’où pouvait aller le gouvernement actuel. Le premier procès avait condamné les journalistes à des peines allant de sept à dix ans de prison. Si entre temps, ils ont été libérés, les poursuites continuent et ils n’ont été libérés que sous caution.
Avocat, journaliste, blogueur, artiste et militants des droits de l’homme témoignent d’une situation de plus en plus difficile.
La question sécuritaire monopolise le terrain si bien que la liberté d’expression et les droits de l’homme ne font plus le poids. La violence, la peur, la propagande sécuritaire, légitiment rapidement, dans la populations, le resserrement autour des libertés. L’argument “un peu de nos libertés pour notre sécurité”, prend le pas sur les autres discours, effaçant la possibilité de poser un regard dépassionné et critique sur la situation. Difficile de parler des dérapages des autorités et de la répression dans ces moments.
Wael Abbas, onze ans de blogging via Misrdigital, le sait. "Aujourd’hui la situation de la liberté d’expression en Egypte est horrible", explique-t-il. Wael est libre, contrairement à Alaa Abdel Fattah. Le 23 février, le célèbre blogueur, était à nouveau condamné. Cette fois, à une peine de 5 ans de prison. D’autres militants, dont on parle moins, sont aussi emprisonnés.
La liberté d’expression en danger
Selon le rapport de HRW, plus de 41 000 personnes ont été emprisonnées en 2014 en Egypte. Des manifestants pacifiques, des journalistes, et surtout un grand nombre de citoyens appartenant ou ayant déclaré appartenir à la mouvance des frères musulmans, dans les mauvaises grâces du régime.
L’armée, revenue aux commandes, en 2013, attaque franchement. Les quelques espaces de libertés gagnés après la révolution de 2011 disparaissent. La liberté d’expression ne fait pas figure d’exception.
"Le pays a un pistolet sur la tempe. Tout ce que l’on peut faire dans ce genre de situation c’est collaborer avec le preneur d’otage pour qu’il ne tire pas. Notre seule préoccupation aujourd’hui c’est de ne pas se faire tuer", explique Wael Abbas, l’air fatigué.
Lui qui se bat pour publier des informations passées sous silence et qui lutte contre une couverture médiatique uniforme, est bien incapable de se taire.
Lina Attalah, journaliste à la tête du site d’information indépendant Mada Masr, ne se tait pas non plus. La jeune femme défend les droits et libertés depuis des années en Egypte. Elle dresse, elle aussi, un sombre tableau : "Depuis deux ans, la situation de la liberté d’expression en Egypte est la plus difficile que nous ayons connu. Ma génération n’a jamais vécu des temps aussi difficiles."
Son site publiait il y a quelques jours un article sur les sentences de peine de mort prononcées en Egypte. En 2014 plus de 1000 personnes y ont été condamnées, contre 123 en 2011. L’article permet de documenter la réalité judiciaire et son évolution, une réalité souvent éludée par les médias officiels.
Difficile de travailler
Wael Abbas est confronté à des difficultés pour travailler. Son blog, ouvert en 2004, et sur lequel il a montré notamment, des actes de corruption, publie essentiellement des vidéos. S’il était déjà difficile de travailler sous Moubarak, aujourd’hui il lui est quasi impossible de réaliser des vidéos dans la rue, la propagande étatique distillant l’idée qu’une personne qui filme dans la rue est un espion.
"Celui qui filme dans la rue est sûr de se faire arrêter."
Si Lina Attalah témoigne elle aussi d’une situation de travail difficile et de la lutte de Mada Masr pour rester indépendant, elle a l’impression qu’une ouverture est possible : "C’est une période très négative pour la liberté d’expression mais nous avons l’impression qu’un retour, fragile, est encore possible. Après la révolution, il y a eu une liberté qui a ensuite été fermée. Mais on voit que ça n’a pas fonctionné et qu’il y a un retour petit à petit. Le dernier exemple que nous avons est celui de la mort de la militante Shaima Al-Sabbagh. Les médias en ont parlé et ont demandé des comptes. Les citoyens veulent savoir."
La question sécuritaire prend le dessus
Selon Lina le pouvoir invoque la " très traditionnelle” excuse de la sécurité. L’Etat d’urgence et le terrorisme sont utilisés comme excuses pour en empiéter sur les droits et les libertés, qui ne sont plus vus comme des batailles prioritaires. Mais abandonner certains droits, comme la liberté d’expression n’améliore pas la sécurité, de son point de vue. “Finalement, on décompte ces deux dernières années, le plus grand nombre d’attaques terroristes et la plus forte oppression contre la liberté d’expression, preuve que la répression ne marche pas.”
Cette répression reste peu médiatisée, comme l’explique Wael :
"Il est possible d’en parler, sur Internet en tout cas, mais à ses propres risques, avec la forte probabilité d’être arrêté par les autorités, comme c’est arrivé à beaucoup d’entre nous."
La liberté d’expression garantie dans la Constitution
Pour contrer le resserrement sécuritaire, l’Egypte aurait besoin de lois, protégeant la liberté d’expression, selon maître Tahar Abu Naser, avocat de Alaa Abdel Fattah et de nombreux militants des droits de l’homme et conseiller du Centre de Droit Hisham Mubarak et au Haut Commissariat des Droits de l’Homme en Egypte.
“Jusqu’en 2014 il n’y avait aucun souci pour la rédaction des textes. Le problème réside dans le manque de volonté politique à mettre en pratique la liberté d’opinion et de presse. En Egypte, il y a aujourd’hui des dispositions très souples pour punir la parole et l’opinion."
Une situation intenable pour lui :
“La parole doit sortir du banc des accusés.”
La Constitution de 2014 garantit pourtant des libertés, mais comme en Tunisie, la retranscription en droit commun traîne. Le texte contient des garanties pour la liberté d’expression et d’opinion, la liberté de la presse, interdit la censure et les peines privatives de libertés pour les délits de presse, comme le souligne RSF dans son rapport sur l’Egypte.
La réalité est tout autre, comme on le lit dans le même rapport : « Arrestations, détentions, poursuites judiciaires sous des prétextes fallacieux, les autorités ne reculent devant rien pour museler les voix ne se faisant pas le relais du message officiel, bafouant ainsi les garanties constitutionnelles inscrites à l’article 71. Ainsi, cinq journalistes ont été tués et au moins 125 ont été arbitrairement interpellés depuis le 3 juillet 2013. »
L’instabilité sécuritaire offre une excuse toute prête selon Tahar Abu Naser : “A chaque explosion en Egypte, il y a des victimes et le citoyen revient vers le régime. Il y a, à travers la nouvelle loi en Egypte un terrorisme d’Etat, avec pour objectif la mort civile des associations qui, d’après le régime, sont une menace pour lui.” Ces organisations voient leurs fonds gelés et les membres peuvent subir une procédure spéciale, se retrouvant incarcérés pour 3 ans renouvelables, sans procès, rapporte l’avocat.
Volonté de blackout sur la situation actuelle
"Il y a une tentative de créer un black out médiatique autour de la situation. Même les journalistes étrangers ne peuvent pas travailler", explique Wael. Une propagande a été faite par les autorités, consistant à dire que celui qui filme dans la rue est un espion.
S’il lui est difficile de travailler c’est que Wael, comme Alaa, sont perçus comme des ennemis de l’Etat, du fait de leurs activités sur Internet et des milliers de personnes qui suivent leurs publications, d’après l’avocat Tahar Abu Naser. Le régime craignant leur capacité à influencer les gens dans la rue.
Des autorités incapables de faire la distinction entre la mobilisation sur les réseaux sociaux et l’impact réel sur la rue. “Je met ça sur le compte de l’ignorance de l’appareil sécuritaire qui ne fait pas la différence entre l’espace virtuel et la rue, entre des gens touchés à l’étranger et le citoyen égyptien dans la rue.”
Un rapport difficile à la mémoire révolutionnaire
Lutter contre l’expression est donc un moyen de lutter contre un nouveau soulèvement, tout en réécrivant aussi l’histoire, souvent pour servir une propagande contre-révolutionnaire.
Basma Hamdy, designer, essaye de préserver l’histoire de la révolution. Cette femme a documenté toute la chronologie des évènements en Egypte depuis 2011: la révolution, l’accession au pouvoir des Frères Musulmans et les débuts du Général Sissi. Avec Don Karl, un artiste, elle a rédigé un livre sur la révolution vue à travers le Street art Egyptien. Dans cet ouvrage, co-écrit avec de nombreux graffeurs et photographes, “Walls of Freedom”, elle documente minutieusement tout et offre plus qu’un livre d’art, un travail d’archivage.
Publié en anglais, le livre a été saisi au début de l’année par les douanes égyptiennes. Près de 400 exemplaires ont été ainsi censurés. Selon l’artiste, une enquête judiciaire a été ouverte, les autorités douanières ont en effet accusé le livre “d’incitation à la révolte”.
Après avoir déclaré que le livre serait finalement disponible, les autorités ne semblent pas avoir tenu parole puisque comme le prétend Basma, une enquête est toujours en cours.
A l’étranger, d’autres aussi tentent de préserver la mémoire de la révolution. Pour Ahmed Al Attar qui admet ne pas être un artiste engagé ni impliqué en politique, sa performance théâtrale “On the importance of being an Arab” présentée au théâtre du Tarmac à Paris en mars dernier illustre avant tout un désir de parole, libre et sans filtre. L’auteur et metteur en scène a ainsi enregistré depuis 2009 ses conversations téléphoniques et met en scène leur retranscription. De la discussion la plus banale avec son père à des considérations politiques sur Tahrir, il parle sans jamais s’arrêter.
Sorti de son rôle, l’homme, modeste, dit que son théâtre n’est vu que par l’équivalent de deux ou trois immeubles en Egypte et qu’il n’inquiète donc pas les autorités contrairement à une émission télévisée qui peut toucher beaucoup plus de personnes.
Et pourtant, c’est bien une parole populaire et intime que l’homme livre dans sa pièce tout en disant qu’il reste prudent. Quand il a commencé à jouer sa pièce à Paris, il a demandé à la communication du théâtre si des représentants de l’ambassade d’Egypte étaient présents dans la salle. “Aujourd’hui, je ne suis pas embêté dans ma vie quotidienne mais je ne veux pas aller en prison pour une pièce de théâtre", dit-il.
L’homme ajoute qu’il a l’impression d’un retour en arrière, malgré son espoir d’un changement il s’est désintéressé désormais de la politique. "Pendant la révolution, j’avais recommencé à lire les journaux, maintenant c’est redevenu comme sous Moubarak. Je ne lis plus, je ne regarde plus la télévision officielle.”
En plus du black out médiatique et de la méfiance des artistes, le phénomène d’autocensure est perceptible au sein du métier de journaliste, comme l’explique Lina Attalah.
“Oui il y a des lois et des pratiques du gouvernement qui restreignent la pratique journalistique, mais il y a a aussi de l’autocensure qui est une conséquence de l’intimidation que les autorités exercent à l’encontre des journalistes” , explique Lina Attalah.
Elle explique que les journalistes ont peur des répercussions qu’ils peuvent subir en exerçant leur travail, le pays ayant compté, l’année dernière, un grand nombre de journalistes morts sur le terrain.
Tirer la sonette d’alarme
Wael déplore la situation actuelle, surtout que, comme il le souligne, les militants et activistes avaient appelé à des réformes :
"Nous avions une chance de faire changer les choses après la révolution. Nous avions lancé des appels, au syndicat des journalistes par exemple, pour qu’il se libère, nous voulions un travail sur l’indépendance et l’autonomisation de la diffusion. Si nous avions des radios et des télévisions libres, nous pourrions aujourd’hui diffuser nos idées."
Pas de place pour la nostalgie
Si aujourd’hui la situation est dangereuse pour les militants, elle n’était pas plus facile à l’ère Moubarak et personne ne regrette cette époque. “Il n’y a pas de comparaison possible entre deux contextes complètement différents. Le régime de Moubarak était corrompu. La différence c’est qu’il a su gérer la situation sécuritaire et que les gens pouvaient parler”, explique Tahar Abu Naser.
"A l’époque, il n’y avait pas cette culture de tuer des gens quotidiennement, le Sinaï était 'tranquille', la situation n’était pas aussi tendue. Il est difficile de comparer deux situations, deux contextes, qui sont incomparables."
Wael Abbas trouve la situation invivable aujourd’hui mais n’est pas nostalgique. “Finalement il y a une campagne de terreur contre la population pour arrêter la révolution et toute volonté de soulèvement. C’est une tactique pour effrayer la population qui est une tactique d’Etat, contre un ennemi anonyme, qui est le terrorisme.”
L’engagement artistique
Que faire en tant qu’artiste face à la situation actuelle? Pour Hassan El Geretly, il s’agit avant tout de continuer à transmettre un message, une parole populaire et accessible à tous. Dans sa pièce de théâtre “Zawaya” (angles) présentée à Paris mais également en Egypte, chacun de ses personnages témoignent de la révolution avec différents points de vue. L’homme de main de la police, le militaire, une représentante d’une ONG ou encore une mère d’un jeune homme mort sous les balles, racontent seuls sur scène, face au public, des récits inspirés de vrais évènements.
“Zawaya”, de Hassan El Geretly
“Pour travailler mon rôle, j’ai rencontré des vrais voyous à la solde du pouvoir qui m’ont un peu expliqué leur manière de faire, leurs idées. C’était quelque chose d’impossible à faire sous Moubarak mais aujourd’hui, l’impact de la révolte a mis un peu tout le monde sur un pied d’égalité. Ils sont presque flattés que l’on vienne leur demander leur regard”, témoigne Seif, l’un des jeunes comédiens.
Dounia, qui joue une représentante d’Human Rights Watch traumatisée par les morts qu’elle voit tous les jours à l’hôpital, est moins optimiste: “Les gens sont comme endormis. On le voit dans les regards. Même à Alexandrie, la vie au quotidien est dure mais il y a presque comme une résignation.” Elle même veut continuer à se battre et joue pour avant tout dire “j’étais là à ce moment, c’est ce que j’ai vu, voici mon histoire”, un devoir de mémoire commun à tous ces acteurs qui font un premier pas vers l’histoire de leur révolution.
Pour Hassan El Geretly qui a récolté les histoires avec une psychologue et une sociologue, ce travail fait partie intégrante désormais de son théâtre, raconter le quotidien post-révolutionnaire des gens, avec la scène et une simple chaise. Des émeutes sanglantes à Port-Saïd, un match qui finit en affrontements avec la police, la caricature du Conseil Militaire, tous les sujets les plus tabous sont dits parce qu’ils sortent des bouches des acteurs comme de vrais récits, de vrais témoignages.
“Beaucoup de gens sont confus en Egypte car le discours officiel et certains médias leur donnent une version qui n’est pas forcément la bonne. On ne sait plus qui croire”, témoigne Dounia.
Passer le témoin
Un espoir reste donc possible pour la liberté d’expression en Egypte mais fragile. Dans son livre Basma Hamdy décrit la situation actuelle: “Ce que nous pouvons retenir de l’histoire c’est que rien ne dure à jamais. Un nom est effacé, une image est détruite (…) Pour comprendre clairement l’histoire, il ne faut pas regarder seulement les images que nous avons préservées mais aussi examiné celles qui ont été modifiées, ré-appropriées et détruites.”
Tahar Abu Naser parie sur la patience et pensent que ces lois seront bientôt considérées comme caduques, une fois la situation sécuritaire réglée. “Ce n’est pas un contexte idéal pour gouverner. Le régime actuel a choisi la confrontation sécuritaire. Donc il a besoin d’un certain délai sans opposition. Il utilise dans les lois pour limiter l’opposition au pouvoir politique. Mais il se peut que lorsque la situation se sera calmée et stabilisée il abandonnera la législation. Les reformes seront alors sans doute abandonnées.”
Pour Lina, difficile d’être optimiste, mais le fait de réussir à faire vivre un média indépendant, qui a fêté ses deux ans d’existence et pour lequel collabore 30 personnes, l’encourage dans son implication.
Elle se remémore l’avant révolution et c’est qu’il est possible d’attirer du monde et créer à nouveau une masse critique qui pourra refaire une révolution. “C’est un processus qui prend du temps, pour attirer les gens, les lecteurs, mais plus je suis consciente et mieux je le fais et plus il y a de monde dans notre camps.”
Waël Abbas, comme Lina, attend d’être rejoint. Tous les deux continuent à travailler depuis l’Egypte, qu’ils refusent de quitter malgré les menaces. Wael reste confiant : “ Nous attendons les nouvelles générations, il y a de l’espoir, même si il y a des différends entre les générations.” Selon lui, le concept de liberté est maintenant ancré dans le pays. Il y a beaucoup plus de répression mais il y a aussi beaucoup plus de gens qui parlent. Sa bataille pour les droits et libertés il en parle comme d’une course.
"C’est une course de relais, que nous ne faisons pas seul. Il suffit de trouver les personnes à qui passer le témoin."