L’information s’est rapidement propagée sur les réseaux sociaux, quand des internautes ont remarqué l’étrange manège de ce vol sur flightradar24.com, un site web qui permet d’afficher, en temps réel, les détails relatifs aux vols effectués dans le monde.
Très vite, les esprits s’enflamment et les explications fusent. Au milieu de ce tumulte, certains internautes avisés arrivent rapidement à identifier l’appareil. C’est le cas de deux blogs spécialisés, “ Observations confidentielles ” et “ Secret difa3 ” qui remontent jusqu’au propriétaire de l’aéronef.
Au-delà des vols effectués par cet avion, et les question qu’il soulève, nous avons voulu savoir dans quel cadre il opèrait ? S’agit-il d’une incursion clandestine dans l’espace aérien tunisien ou d’une nouvelle étape dans la coopération entre la Tunisie et ses partenaires militaires dans la région, au lendemain de l’attaque du musée Bardo?
Un avion espion surpris en flagrant délit sur un site amateur ?
Selon flightradar24.com, l’avion aurait décollé à au moins 6 reprises, effectuant des missions de survol du territoire tunisien. Les survols se sont effectués principalement sur la région de Kasserine et plus particulièrement, sur les massifs montagneux encerclant la ville de Kasserine : Mont Chaambi, Djebal Salloum, Foussena. Cette zone, sous contrôle militaire, est la scène de plusieurs affrontements entre l’armée tunisienne et des groupes armés issus de mouvances islamistes radicales.
Bien que de nombreux avions militaires sont équipés de transpondeurs (ADS-B), ils sont généralement éteints lorsque les appareils sont engagés dans des opérations militaires. En fait, le transpondeur diffuse automatiquement la position GPS, la vitesse et l’altitude de l’avion. Les ADS-B fournissent des informations qui peuvent être interceptées par les stations au sol, par les autres aéronefs à proximité mais aussi par les récepteurs “fait maison”.
C’est le cas des sites Flightradar24 et PlaneFinder qui disposent d’un réseau de plusieurs centaines de récepteurs à travers le monde et informent en temps réel les positions des avions détectés sur leurs sites web, ou au moyen de leurs applications mobiles. En Tunisie, un des récepteurs est installé chez un particulier habitant la région de Monastir, qui se trouve sur la trajectoire de l’avion.
Même si certains pilotes ont confirmé qu’ils sont bien conscients des sites mentionnés ci-dessus (pour cette cette raison, ils sont priés d’éteindre leurs transpondeurs lorsqu’ils effectuent des missions réelles), pendant les opérations militaires en Libye, une partie des aéronefs impliqués ont oublié ou n’ont pas réussi à éteindre leur mode S ou le transpondeur ADS-B, et ont été clairement tractables sur Flightradar24 et PlaneFinder.
Enfin, flightradar24 est classé par les professionnels du domaine de l’aviation comme un site amateur loin d’être un vrai centre de contrôle radar. Le site n’est capable d’enregistrer dans son historique que les vols qu’il réussit à capter. Il pourrait donc y avoir plus de vols de cet avion sur le territoire Tunisien et depuis plus longtemps.
Sur les traces du N351DY
L’avion en question, un "Beechcraft B300 super king air", est un bimoteur à hélice construit par Raytheon Aircraft. Son identifiant le relie à Aircraft Logistics Group, une compagnie américaine basée en Pennsylvanie. Elle même filiale de Acorn Growth Companies, holding américaine spécialisée dans la surveillance, l’armement et la militarisation d’équipement civil, notamment ce type d’avion. Acorn Growth Companies est aussi connu pour être un sous-traitant du Pentagone pour le développement des programmes de surveillance aérienne et d’intelligence.
En 2014, Peter J. Hennessey , Général de brigade à la retraite de US Air Force avec 40 ans d’expérience de la sécurité nationale, a été nommé vice-président exécutif de l’ ‘AGC Integrated Defense Group’ qui opère dans la section aérospatiale et défense de Acorn Growth Companies.
Le Géneral Hennessey a pris sa retraite de l’Armée de l’Air en 2003 après avoir été a la direction générale d’un large éventail de missions logistiques. Il a dirigé toutes les opérations logistiques pour les forces aériennes américaines lors de l’opération “Enduring Freedom” – l’invasion américaine de l’Afghanistan après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.
Que fait un avion appartenant à une société contractuelle du Ministère de la défense américain, dirigée par un ancien général de l’armée américaine, dans l’espace aérien tunisien et dans quel contexte opère-t-elle ?
Il a été difficile de trouver un interlocuteur au sein du Ministère de la défense en Tunisie. Finalement, joint par téléphone, Belhassen Weslati le porte parole officiel du ministère, refuse, dans un premier temps, de répondre à nos questions. Mais M. Weslati a fini par déclarer:
”les propos et les analyses partagés par les internautes sur les réseaux sociaux sont de l’intox. Ce sujet a pris plus d’ampleur que prévu. J’invite les médias à être un peu plus responsables et à éviter le sensationnalisme.”
Sur le survol de cet avion de l’espace aérien tunisien et plus particulièrement d’une zone sous contrôle militaire, le porte parole s’est contenté d’ajouter :
"Nous refusons de commenter. Mais, en ce qui concerne le ministère [NDLR : ministère de la défense], nous vous assurons qu’aucun avion ne peut survoler l’espace aérien tunisien sans que les autorités tunisiennes n’en soient informées. Sinon, puisqu’il s’agit d’un avion civil, vous pourrez contacter l’office de l’aviation civile et de l’aviation (OACA)".
A l’OACA, aucune réponse officielle mais selon une source de l’aviation civile tunisienne qui a souhaité garder l’anonymat,
“l’avion opère sous le ciel Tunisien depuis 1 mois. Un agent de handling a été désigné dans le cas de déroutement ou d’atterrissage à l’aéroport de Monastir. Il s’agit de SAT (Service Air Tunisia), société Tunisienne qui opère sur les aéroports tunisiens et fournit des services d’assistance au sol aux avions. Il est à noter que cet avion n’a jamais eu un cas de déroutement ou d’atterrissage”.
Contacté par téléphone, Fathi Ghacham, un des fondateurs de SAT, dit n’avoir “aucune information concernant cet avion”. “Notre société n’a jamais fourni un service à cet appareil”, a-t-il insisté.
Coopération militaire entre la Tunisie et les États-Unis ?
Les autorités tunisiennes ne voulant pas communiquer, nous nous sommes tournés vers la chargée de la communication de l’ambassade américaine en Tunisie. “L’ambassade n’a pas d’information sur le sujet”, avons-nous quelques heures plus tard reçu comme réponse.
Au Pentagone Monsieur Brandle, chargé de la relation avec les médias, promet promet une réponse “dans les meilleurs délais”, une fois les questions envoyées à une adresse e-mail spécifique.
Nous envoyons alors le mêmes questions posées au Ministère de la défense tunisien : pour qui cet appareil opérait-il ? S’agit-il d’une coopération militaire avec la Tunisie ? Dans quel cadre et à quels besoins répond-t-elle ?
Une heure plus tard un email nous informe que notre requête a été dirigée vers Benjamin Benson, le chargé des déclarations à la presse de US Africom, le commandement unifié pour l’Afrique qui coordonne toutes les activités militaires et sécuritaires des États-Unis sur le continent africain.
Après 48h Monsieur Benson nous envoie sa réponse depuis la base de commandement située en Allemagne. Une réponse bien évasive confirme le “support” apporté par les États-Unis pour les pays de la région.
“En étroite coordination avec le département d’Etat américain et les pays partenaires en Afrique, US Africom supporte un ensemble de missions sécuritaires comme la surveillance, l’antiterrorisme et la lutte contre la piraterie. Ses efforts ont pour but de promouvoir la stabilité et la sécurité de l’Afrique et de la communauté internationale. Ainsi que pour renforcer nos relations avec nos partenaires africains.”
Après insistance auprès de M Benson sur l’éventuelle collaboration dans la lutte antiterroriste :
“Les opérations aériennes en Afrique du nord et en méditerranée se poursuivent depuis des décennies entre les Etats-Unis et les pays partenaires dans la région", a-t-il déclaré.
"Bien que nous ne pouvons pas discuter les détails opérationnels de nos missions, nous pouvons cependant confirmer que l’opération aérienne en question s’inscrit dans le cadre d’efforts multinationaux pour la stabilisation de la région."
M Benson a rajouté que “le survol de l’espace aérien tunisien est conduit avec l’autorisation du gouvernement tunisien. USAfricom est engagé à assister chacun de nos pays partenaires. Aussi, nous partageons continuellement des informations et des ressources pour répondre aux appels d’assistance.”
En décryptant cette réponse diplomatique du Pentagone, nous obtenons donc la confirmation que le Beechcraft B300 opère bien une opération de surveillance autorisée par les autorités tunisiennes et qui a donc pour but “la stabilisation de la région”. Deux autres informations principales ressortent de cette déclaration : les efforts multinationaux dans la région et la demande d’assistance de la Tunisie.
La Tunisie a-t-elle demandé l’assistance de l’OTAN dans sa lutte contre le terrorisme surtout depuis que l’attaque contre le musée du Bardo a révélé des défaillances graves dans notre système de renseignement et de surveillance ? Les américains n’en diront pas plus.
La Tunisie intéressée par les possibilités opérationnelles de l’avion ?
Nos réponses, nous les auront finalement du côté italien. Chef du bureau d’informations publiques de l’Etat major de l’aviation militaire italienne le Colonel Urbano Floreani est plus loquace que ses deux homologues tunisiens et américains.
“Pour ce qui nous concerne [l’aviation militaire italienne], il s’agit d’un appareil américain basé à l’aéroport de Pantelleria. L’aéronef est entrain d’effectuer des vols expérimentaux en Tunisie sur la base des accords bilatéraux qui concernent exclusivement les États-Unis et le gouvernement tunisien. L’aviation italienne n’est pas à l’initiative dans cette opération et n’y participe d’aucune manière.”
Exit donc l’OTAN, la coopération ou du moins les missions de cet avion, serait donc exclusivement américano-tunisienne. La Tunisie serait même intéressée par l’acquisition de cet avion. Le Colonel Floreani précise :
“D’après ce qui est à notre connaissance, les autorités tunisiennes sont intéressées par cet appareil et ce qu’il offre comme équipement de surveillance et de collecte de données sensibles. L’intérêt de la Tunisie va même au-delà et serait relatif à un éventuel achat.”
“Le choix de faire opérer l’appareil à partir de l’aéroport militaire de Pantelleria est du à la proximité de cette île avec la base américaine de Sigonella (en Sicile) d’un coté et de la proximité de l’île à la Tunisie de l’autre et permettra ainsi de réduire le trajet de l’avion.”
En effet, plus de 5000 soldats américains sont basés à Sigonella, la plus grande installation aéronavale américaine. La base sert principalement pour les interventions en Europe de l’Est, en Afrique, au Moyen-Orient et dans le Sud-Est asiatique. La base sicilienne est surtout connue pour être une base de surveillance avec un grand nombre de drônes notamment les Global Awk de l’US Air Force.
La proximité de la base américaine n’est pas la seule raison pour faire opérer cet avion depuis l’aéroport de Pantelleria. Pour le Colonel Floreani, “L’autre intérêt est la similitude des équipements et des pistes d’atterrissage entre l’aéroport de l”île et ceux de la Tunisie. Les pistes de Pantelleria sont plus petites et donc permettent d’expérimenter des atterrissages et des décollages similaires à ceux qui pourraient éventuellement être faits en Tunisie”.
Après avoir réussi à récolter ces déclarations en provenance de sources officielles italiennes et américaines, nous avons exposé à M. Wesleti les résultats de notre enquête. Ce dernier s’est contenté de signaler que “le ministre de la Défense organisera une conférence de presse dans un futur proche durant laquelle il exposera tous les détails sur l’affaire de l’avion sujet de cette controverse”. Le porte parole a enfin insinué, que “la version du ministère ne sera pas en grand décalage à celle de notre enquête”.
La technologie américaine au service du renseignement tunisien ?
Difficile de parler de cet avion et ses activités sur le territoire tunisien sans faire le lien avec l’attaque du Bardo et l’opération militaire réussie contre le chef de la brigade Oqba Ibn Nafaa qui s’en est suivie. L’élimination de l’algérien Khaled Chaib, alias Lokman Abu Sakhr, et 8 de ses lieutenants le 28 mars, à quelques heures de la marche internationale contre le terrorisme, a été célébrée comme une grande victoire et un coup dur pour les agissements d’ AQMI dans la région. Les autorités tunisiennes se sont bien gardées d’évoquer l’éventuel support des forces américaines ou le rôle que l’avion aurait pu jouer dans la réussite de cette mission.
Pourtant, cette histoire nous rappelle étrangement une autre survenue en Afganistan au mois d’août dernier. Un avion américain impliqué dans la mission de guerre sur l’Afghanistan a été observé pendant plus de neuf heures sur le site FlightRadar24.com survolant à 41000 pieds la région de Ghazni.
L’avion n’a pas diffusé son indicatif de mission, mais en se basant sur le code hexadécimal FR24 a pu l’identifier comme étant un Bombardier Global 6000, un jet privé à longue portée qui a été modifié par l’US Air Force pour accueillir le système “BACN” pour “Battlefield Airborne nœud Communications” qui permet à des aéronefs et des troupes aux sols aux systèmes de communications incompatibles d’échanger des informations tactiques. Au même moment, l’OTAN avait annoncé une frappe aérienne dans la même zone qui a tué sept Talibans et en a blessé quatre autres.
Si les autorités tunisiennes s’abstiennent de faire le lien entre le survol de Beechcraft B300 et l’opération de Gafsa, le communiqué officil de la brigade Oqba Ibn Nafaa publié à la suite de l’élimination de leur chef ne s’en cache pas.
“Après avoir observé l’avion américain survolant l’endroit depuis des jours en essayant d’espionner leurs communications et de les capter avec leur caméras, ils sont partis [NDLR : Le groupe abattu par l’armée tunisienne] rejoindre le lieu de leur rendez-vous ou aux jardins d’Aden. Ils sont les chevaliers de la brigade. La brigade Oqba ibn nafea, affilié à Al-Qaïda au pays du Maghreb islamique”, précise le communiqué.
Hier, jeudi 2 avril, Taieb Baccouche, le ministre tunisien des affaires étrangères a déclaré que “le survol de l’avion [NDLR : le Beechcraft B300] de l’espace aérien tunisien au niveau de la région de Kasserine était une mission de surveillance menée dans le cadre de la coopération militaire et d’intelligence avec l’union européenne dans le domaine de la lutte contre le terrorisme”.
Reconnaissant la mission de renseignement de l’avion américain, Taieb Baccouche préfère parler de coopération avec l’Union Européenne alors que notre enquête démontre qu’il s’agit plutôt de coopération avec l’armée américaine. A moins que Taieb Baccouche évoque par cette déclaration la proposition de la France d’équiper l’armée tunisienne via un financement Emirati. Cet avion ferait alors partie de ces équipements promis à la Tunisie par ses partenaires américains et européens.
Mais dans un contexte régional tendu, la Tunisie a-t-elle vraiment le choix ? Entre la menace AQMI à l’Ouest, la situation explosive libyenne à l’est et la difficulté des forces armées à faire face aux groupes appartenant aux mouvances radicales, une coopération étroite avec les États-Unis et plus généralement avec l’OTAN semble inévitable. Reste à savoir jusqu’où elle ira. Le journaliste Georges Malbrunot relate, dans un article publié dans Le Figaro , les déclarations d’un expert militaire anonyme qui affirme que "Depuis l’attentat du Bardo, des membres des forces spéciales américaines sont intégrés dans les unités des forces spéciales tunisiennes".