Dans la région de Kairouan, les champs arborent la couleur de la terre. Retourné, labouré, le sol est en attente de semences. Quelques parcelles vertes affichent déjà les premières feuilles de blé. Les agriculteurs en discussion avec les industriels hésitent encore à cultiver de la tomate. Ils vendent le plus gros de leur production aux usines de transformation, qui produisent des conserves à partir de la tomates fraîches (concentré de tomates, tomates pelées, séchées…). Le kilo de tomate est acheté à 122 millimes, les agriculteurs en réclament 150. En attendant d’avoir gain de cause, ils brandissent la menace du boycott.
La Tunisie est le 10 ème pays producteur de tomates à l’échelle mondiale avec près d’une trentaine d’unités de production pour la transformation. La majorité sont implantées dans le Cap Bon à Nabeul, puis dans d’autres régions de l’intérieur, dans les gouvernorats de Kairouan, de Sidi Bouzid, de Gafsa ou du Kef. Les Tunisiens sont aussi les premiers consommateurs de concentré de tomate, d’après Noureddine Aguerbi, directeur général de l’agroalimentaire au Ministère de l’industrie, dans son interview accordée à la TAP.
Années | Surface en hectares | Production en tonnes | Moyenne de tonnes par hectar |
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2009/2010 | 4075 | 300000 | 73 |
2010/2011 | 6010 | 390000 | 65 |
2011/2012 | 2765 | 210000 | 75 |
2012/2013 | 1750 | 113750 | 65 |
2013/2014 | 2450 | 159250 | 65 |
Le conflit entre producteurs et industriels n’est pas nouveau. Depuis 2011, les agriculteurs ont manifesté à plusieurs reprises pour réclamer une amélioration des prix et des conditions de production.
“Nous demandons un prix raisonnable. Cent cinquante millimes le kilo, n’est pas un prix qui encourage à produire, mais c’est déjà plus satisfaisant”, justifie Amor Sellemi, agriculteur et président du syndicat régional des agriculteurs de Kairouan.
Pour les agriculteurs, la réévaluation du prix de vente de la tomate est une conséquence logique de la hausse des coûts de production. Les agriculteurs se retrouvent endettés suite à l’augmentation du coût de la main d’oeuvre, de l’électricité, du gasoil et la démultiplication des engrais. Ils préfèrent alors se reconvertir dans une culture plus rentable.
Agriculteurs dans le rouge
Pourtant, la culture de la tomate destinée à la transformation était au départ le choix de la sécurité. “Entre la tomate de consommation et celle de transformation, l’agriculteur choisit sans hésiter la seconde option, pour éviter les aléas du marché”, explique Amor Sellemi. Récoltée au mois de juin dans les régions de l’intérieur du pays, la tomate devient un produit périssable qu’il faut consommer sur le champ. Soudain, son prix chute. Un agriculteur en contrat avec une usine assure l’écoulement de sa production. Mais à quel prix ?
“Au début de ma carrière je me suis tourné vers la production de tomate parce qu’on nous promettait des hausses du prix d’achat et que c’était avantageux pour démarrer son activité car tout ce qui est nécessaire : semences, engrais, pesticides… est produit par l’usine ou l’intermédiaire, qui nous le fournit, même à crédit”
Mais la culture de la tomate est un dur labeur, se lamente-t-il. “Nous récoltons la plus grande partie des tomates à la main car elles exigent beaucoup de soins, mais on utilise aussi la machine pour éviter le gaspillage lorsque la production est prête et qu’il faut tout récolter rapidement”. Le travail le plus méticuleux est effectué par des femmes payées 15 dinars la journée, repas et transports compris.
Certains agriculteurs comme Salem El Hammeni ont accumulé les pertes et tentent tant bien que mal de rembourser leurs dettes. Si Salem El Hammeni culmine à 50 000 dinars de dettes, Salem Khalfaoui, lui, totalise, pour trois hectares, 6 000 dinars de dettes en deux ans. Avec les hausses de coût de production qui augmentent d’année en année, les deux agriculteurs ont accumulé les pertes et ont peur d’atteindre un point de non retour s’ils continuent cette culture. Tous deux ont décidé de se tourner vers le blé en 2015.
En novembre, les négociations ont réunit autour de la table : l’UTAP (Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche) représentant les agriculteurs et l’UTICA (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat) représentant les industriels. Mais le reste de l’année, rares sont les échanges entre les cultivateurs et les usines. Les centres de collecte servent d’intermédiaire entre eux.
L’agriculteur applique à la lettre le cahier des charges de l’industriel, après s’être fourni en semences à la pépinière de l’usine ou du centre de collecte. Il doit optimiser sa production et minimiser les pertes pour cultiver une tomate prête pour la transformation, c’est-à-dire avec un degré “Brix” élevé. L’échelle Brix est une mesure utilisée par les industriels pour calculer le pourcentage de matière sèche soluble de la tomate, son indice de concentration.
La tomate : Gourmande en eau et en engrais
Les industriels répondent aux agriculteurs “nous payerons en fonction de la qualité”. Le prix dépendra alors du degré de concentration, mais de quoi cette qualité est synonyme ? D’une agriculture moins naturelle qui multiplie les engrais et les pesticides, où l’agriculteur est utilisé comme un ouvrier, qui répond à un cahier des charges imposé par l’industriel. Il perd sa marge de manoeuvre et son savoir faire en raison des contraintes économiques qui pèsent sur son activité.
Amor est agriculteur. La question de la qualité se pose souvent dans son activité. Il y répond en utilisant des engrais “naturels et complexes à la fois. Pour un hectar, nous utilisons 400 kilos de phosphate de diammonium (DAP), 400 kilos de nitrate et 400 kilos d’ammonite. Le phosphate est responsable de l’enracinement de la plante, l’ammonite de son système foliaire, tandis que le nitrate fait grandir le fruit”. A quoi s’ajoute l’utilisation de pesticides.
“Le travail de la tomate est difficile et c’est un fruit qui ne marche qu’avec utilisation de pesticides, qui doivent être répandus en grande quantité toutes les semaines”, Mabrouk Mohamed.
Le gouvernorat de Kairouan est soumis à d’autres risques écologiques, notamment la surexploitation des ressources en eau du sous sol. Le manque d’eau dans la région est de plus en plus notable pour les agriculteurs. “Alors que dans les années 1980, il suffisait de creuser 14 mètres pour trouver de l’eau, il nous faut désormais creuser 50 mètres. Alors que d’après les prévisions de l’Etat, la première nappe phréatique nous aurait permit de tenir jusqu’en 2025, nous exploitons depuis 2010 la seconde nappe phréatique”, affirme Ammar. Sollicité à plusieurs reprise, le Ministère de l’agriculture n’a pas répondu à nos questions.
La tomate est de plus un fruit gourmand en eau. D’après Ammar, une plante consomme 4 litres par jour, alors qu’un hectar est composé en moyenne de 33 000 plantes, ce qui équivaut à une consommation de 132 m3 d’eau par jour. Une consommation qui s’étend sur quatre mois de l’année : mars, avril, mai et juin.
Abscence de l’État
Problèmes économiques et risques écologiques, les agriculteurs sont soumis à d’importantes contraintes extérieurs, qui pèsent lourdement sur leur activité. Les cultivateurs se retrouvent en porte-à-faux entre les attentes des usines et des centres de collecte. Ils se disent gagnés par un sentiment d’abandon et estiment l’intervention de l’État à leurs côtés insuffisante, voire inexistante.
“ Sous Ben Ali, nous étions sous pression et presque forcés de cultiver de la tomate, mais la situation était plus équitable et on se sentait appuyé. Maintenant, on est seuls” , estime Ammar, agriculteur et syndicaliste.
Ammar est un membre actif de Synagri Kairouan , le bureau régional du nouveau syndicat des agriculteurs crée en 2012. Jusqu’alors, l’UTAP était l’unique structure professionnelle du secteur. Leïth Ben Bencher, président du comité constitutif du syndicat (SYNAGRI) avait justifié sa création du fait du manque de représentativité réelle de l’UTAP. Ammar quant à lui, juge que l’UTAP est sous la coupe de l’État, partenaire privilégié de l’UTICA.
“Notre erreur a été de nous taire pendant la Révolution”, Ammar.
Les industriels estiment ne pas devoir répondre à ces demandes “incessantes” de hausse des prix. Pour le président de la chambre syndicale des conservateurs de fruits et légumes et PDG de Jouda, industrie de conserve alimentaire, Montassar Khalfaoui, ce sont avant tout “les agriculteurs qui doivent changer de méthodes de travail”.
“Le cultivateur doit gagner en qualité. Tout le monde est gagnant si des parcelles plus petites sont utilisées mais en doublant la production. Des études doivent être faites au préalable : du sol pour les engrais, des économies d’eau réalisées, adapter le système d’assolement… Il faut préparer le terrain pour le rendement”, dit-il.
Même si l’industriel refuse la hausse des prix qui pourrait faire baisser sa rentabilité, il convient du désengagement de l’État vis-à-vis des agriculteurs. “L’institut des régions arides (IRA) doit s’impliquer et les méthodes de travail doivent changer. L’État doit mettre en place un programme de mise à niveau des agriculteurs”.
“On avait auparavant un délégué du ministère dans la région. On pouvait le contacter dès qu’on avait un problème et il nous conseillait à propos de l’utilisation des produits. Désormais notre seul référant est le centre de collecte ou le fournisseur de produits. Nous utilisons les pesticides qu’ils nous fournissent sans connaître leur provenance et on les applique sans connaissance de cause”, raconte Hameur, agriculteur.
Les agriculteurs de tomate pour la transformation se retrouvent piégés par les industriels qui les poussent à produire d’avantage sur des surfaces réduites, vers un système de production de masse, certes plus rentable, mais moins adéquat pour l’environnement.
Les négociations n’ont pas abouti sur un accord autour du prix demandé par les agriculteurs, mais elles ont conclu à la fixation d’un prix selon la qualité du produit. Une qualité qui se gagne après un travail intense, mais qui engendre toujours d’importantes pertes. De son côté, le syndicat Synagri maintient le boycott annoncé. Les agriculteurs demandent à travailler main dans la main avec l’État et à s’impliquer d’avantage dans le processus de production de la tomate destinée à la transformation, avec pour objectif de mieux faire face aux contraintes logistiques et financières qui pèsent sur l’agriculture familiale et sur la qualité alimentaire.