Processus électoral, du contentieux aux recours

A l’issue de l’annonce des résultats préliminaires, seuls les candidats sont compétents pour déposer des recours devant le tribunal administratif. Mais finalement, parmi toutes les infractions observées, peu sont portées devant le Ministère public.
Par | 06 Décembre 2014 | reading-duration 15 minutes

Alors que le premier tour des présidentielles fait croître la compétition et la violence entre les deux candidats au second tour, l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) a pour mission de noter les infractions, de sanctionner les responsables et de réceptionner les demandes de recours. Elle s’assure du bon déroulement du processus électoral afin de garantir la légitimité des résultats. Mais elle ne peut remplir sa mission qu’aidée par la société civile.

Le jour du scrutin, nous avons constaté des cas de violence verbale et physique ainsi qu’un discours agité qui incite à la haine pendant la campagne de la majorité des candidats ”, note Achref Aouadi, président de l’association I Watch, qui déplore surtout la bipolarisation entre Béji Caid Essebsi et Moncef Marzouki.

Observateurs nationaux sur le qui-vive

Le jour du scrutin présidentiel 25 836 observateurs nationaux ont été déployés sur tout le territoire tunisien par différentes organisations, dont Mourakiboun (plus de 4000 observateurs), Atide (plus de 2000 observateurs), I Watch, Chahad ou la Ligue tunisienne pour les droits de l’Homme. Elles ont toutes fait état d’un certain nombre d’infractions.

“Il est temps que les candidats s’adressent à leurs sympathisants et qu’ils leur donnent l’instruction de ne pas agir violemment. Nous demandons à ce qu’ils fassent une déclaration publique. Nous leur demandons aussi de rationaliser leur discours” , Achref Aouadi.

Entre autres infractions, l’Atide et I Watch ont également mentionné l’utilisation d’enfants lors de la campagne législative. Il semblerait que les cas relevés ne soient pas isolés et que la pratique ce soit multipliée dans plusieurs régions, note I Watch. “ On utilise ces enfants de 14-16 ans même pour acheter des voix le jour du scrutin. Nos observateurs nous ont fait remonter ces informations, mais il nous est difficile de le prouver”, explique le président de l’ONG.

L’ONG I Watch donne une conférence de presse au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle. Crédit image : Salsabil Chellali.

Il rapporte également quelques cas d’entrave au bon déroulement de leur observation le jour du scrutin, notamment dans 20 bureaux où les observateurs de I Watch n’ont pas pu accéder une demi-heure avant l’entrée des électeurs, comme prévu par la loi.

L’Atide fait le même constat et évoque des obstacles au bon déroulement de sa mission, notamment “des actes de provocation allant jusqu’à l’agression de certains observateurs par les représentants des partis” alors qu’ils tentaient de rapporter des infractions.

LOI ÉLECTORALE

Art. 69

Aucune propagande électorale ou pour le référendum n’est autorisée durant la période du silence électoral.

Art. 155

Toute infraction aux dispositions de l’article 69 de la présente loi est passible d’une amende allant de trois mille (3.000) dinars jusqu’à vingt mille (20.000) dinars.

De son côté, Mourakiboun signale le non respect du silence électoral, notamment sur la toile. Les différents candidats ont continué à alimenter les réseaux sociaux de messages et vidéos faisant la promotion de leurs candidats. Moncef Marzouki a même réuni le jour du scrutin plusieurs dizaines de sympathisants en bas de son QG à l’Ariana et s’est adressé à eux et à son principal concurrent, Béji Caid Essebsi.

Les sondages posent également problème, car il ne mettent pas tous les électeurs dans les mêmes conditions. Ils influencent au cours de la journée les électeurs, surtout les hésitants", juge Achref Aouadi. Bien que leur réalisation à la sortie des urnes est permise, leur publication est interdite par la loi électorale. Ils sont pourtant diffusés par les médias et utilisés par les candidats aux élections.

LOI ÉLECTORALE

Art. 70

Il est interdit de diffuser ou publier pendant la campagne électorale ou pour le référendum ainsi que pendant la période de silence électoral, les résultats de sondages directement ou indirectement liés aux élections et aux référendums, ainsi que les études et commentaires journalistiques relatifs au sondage d’opinions par différents médias.

Art. 156

Toute infraction aux dispositions de l’article 70 de la présente loi est passible d’une amende allant de vingt mille (20.000) dinars jusqu’à cinquante mille (50.000) dinars.

Toutes ces observations faites par les organisations présentes sur le terrain sont transmises à l’ISIE.

En général, l’ISIE a pris en compte les remarques de ses propres observateurs, celles de la société civile et des missions étrangères. On constate un certain apprentissage par rapport au scrutin des législatives. Nous faisons surtout remonter à l’ISIE les infractions les plus graves, celles relatives à ses agents. L’instance les a prises en compte et a remplacé les agents”, note Rafik Halouani, président de Mourakiboun.

L’ISIE collecte les informations et vérifie

Si l’ISIE a mieux travaillé c’est en partie grâce à la société civile, qui a démontré une seconde fois sa compétence à observer le processus électoral, y compris le jour du scrutin.

Les associations notent une légère amélioration dans le déroulement du jour de scrutin du premier tour de la présidentielle, en comparaison avec les législatives. Ce sont notamment les erreurs dans le fichier électoral qui ont été corrigées, surtout à l’étranger, où elles avaient été nombreuses.

Mourakiboun donne une conférence de presse au lendemain du vote du premier tour de la présidentielle pour faire le point de son observation. Crédit image : Salsabil Chellali.

La mission européenne d’observation qui se charge également d’observer la phase de contentieux électoral fait le même constat. Dans les conclusions de son rapport préliminaire, la mission félicite la Tunisie pour “ses premières élections présidentielles crédibles et transparentes” et l’ISIE pour le renforcement de ses capacités et techniques entre les législatives et le premier tour de la présidentielle.

Pourtant, si les organisations d’observateurs ont compilé une liste d’infractions, elles ne peuvent pas s’en servir pour déposer des recours. Cette tâche revient au candidat dans le cadre de la présidentielle et aux têtes de liste pour les élections législatives. De la même manière, le jour du scrutin, les observateurs ne sont pas autorisés à intervenir dans un centre ou bureau de vote. Ils se contentent de faire passer le message au centre de l’association.

LOI ÉLECTORALE

Art. 147

Seuls les candidats ayant participé au premier tour des élections présidentielles peuvent engager des recours relatifs au deuxième tour. Les mêmes délais et procédures prévus aux articles 145 et 146 s’appliquent.

Les organisations transmettent au fur à mesure des rapports détaillés à l’ISIE : rapport préliminaires, intermédiaires et finaux. Des remarques qui viennent appuyer le travail effectué par l’instance et le corriger surtout en aval du processus électoral.

“Nous n’attendons pas les observations de la société civile. Nous avons plus de 1 000 agents déployés sur tout le territoire, qui observent et nous font remonter les infractions. C’est l’ISIE qui prend par la suite la responsabilité de sanctionner” , affirme Khameyel Fenniche, membre de l’instance.

La cellule de contrôle de la campagne est en charge de cette mission. Des rapports hebdomadaires, puis journaliers sont produits par le département à l’approche du jour de scrutin. “ Pour l’instant, il n’y a pas un seul dossier que la société civile nous a présenté sur lequel nous nous étions pas déjà penchés ”, dit-elle.

Le processus de communication entre l’instance et la société civile est cependant entaché de quelques maladresses.

“Même si l’ISIE fait des efforts, nous avons toujours le même problème pour échanger. Nous avons essayé de créer une ligne directe pour faire du reporting en cas de fraude, sans succès”, commente Achref Aouadi.

Il est intolérable que l’ISIE soit injoignable et que le chargé de relations avec la société civile soit en congés le jour des élections”, dénonçait l’association sur son compte Twitter, le 23 novembre.

Jihane, observatrice membre de l’équipe de Mourakiboun. Crédit image : Salsabil Chellali.

Au final, le pouvoir d’action revient à l’instance, qui procède de manière graduelle, d’abord en lançant un avertissement au candidat ou liste responsable de l’infraction, qu’elle concerne un affichage non autorisé, un meeting non signalé ou l’utilisation de médias étrangers… Si l’avertissement n’est pas pris en compte et qu’aucune réponse favorable n’est adressée à l’ISIE, celle-ci réagit en portant plainte devant le Ministère public.

Même si les réclamations sont nombreuses, elles ne font que rarement l’objet de sanctions sévères. Les preuves sont souvent insuffisantes pour imputer la responsabilité à une personne. Pour Khameyel Fenniche, “ les cas de non neutralité ne peuvent pas être vérifiés. Les personnes qui interviennent en faveur d’un parti ne sont pour la plupart pas adhérentes, mais de simples sympathisants. Nous n’avons pas d’autres recours possibles, que de retirer leurs accréditions”.

Au cours de ce premier tour de la présidentielle, l’ISIE a constaté plus de 100 infractions, mais seulement 20 dossiers ont été transférés au procureur de la République, informe la membre de l’instance, Khameyel Fenniche.

Du côté des partis

Le jour du scrutin, aux agents de l’ISIE et de la société civile, s’ajoutent les représentants des candidats présents en grand nombre. Ainsi les représentants de Béji Caid Essebsi ont couvert 92% des bureaux de vote le 23 novembre, ceux de Moncef Marzouki dans 73% des bureaux et ceux de Hamma Hammami 35% des bureaux de vote selon les observations de Mourakiboun.

Un citoyen vote au premier tour de la présidentielle et un agent de l’ISIE surveille l’urne. Crédit image : Sana Sbouai.

J’ai été voter à Manar 1 et j’ai été choqué par ce que j’ai vu. J’ai trouvé une personne avec le badge de Béji Caid Essebsi dans le centre, puis un représentant d’un parti entrain de compter des bulletins vierges, autorisé par la directrice du centre à le faire. Personne n’a vérifié que j’avais bien trompé mon doigt dans l’encre et on m’a demandé de secouer l’urne moi-même, parce que mon bulletin dépassait”, dénonce Samy Ben Chaabane, responsable du processus électoral au Front Populaire.

Avec 5000 observateurs déployés sur tout le territoire, les représentants du Front Populaire ont rempli 300 à 350 formulaires pour de nombreuses infractions, pour la plupart des vices de procédure “qui n’affectent pas en profondeur le processus électoral , commente Samy Ben Chaabane.

Les candidats sont autorisés à déposer des recours en cas d’infractions constatées. “Mais déposer un recours est avant tout une décision politique”, commente le responsable du processus électoral. “On évite de déposer des recours quand ce n’est pas significatif”.

Le soir du premier tour de la présidentielle, des membres du Front Populaire réunis à l’hôtel Africa pour dresser le bilan de la journée de vote, grâce aux informations de leurs représentants sur place. Crédit image : Sana Sbouai.

D’après la loi électorale, il est de la compétence du candidat de déposer un recours dans un délai de trois jours à compter de la date de publication des résultats préliminaires par l’instance lors des élections présidentielles, tandis que la tête de liste s’en charge lors des élections législatives.

La plupart des partis ont finalement choisi de ne pas déposer de recours auprès de l’ISIE, mis à part le candidat Moncef Marzouki qui a déposé huit des neuf recours enregistrés. Le tribunal administratif a examiné tous les recours le 1er décembre, dont ceux déposés par le candidat arrivé second au premier tour avec 33.43% des voix.

Le représentant juridique de la campagne de Moncef Marzouki a fait savoir qu’ils concernaient différentes infractions constatées dans les villes de Bizerte, Siliana, Sousse, Nabeul et Tunis. “Nous avons des preuves en vidéo et en photos”, a-t-il ajouté.

Un observateur remplit un formulaire pour faire part de ses remarques à Jbel Lahmar, le 23 novembre.

Nous avons déposé des recours concernant les infractions les plus graves. Ce qui s’est passé à Sousse est très grave. Un candidat a été empêché d’exercer son droit de vote et le groupe responsable était présent depuis le matin dans ce but. La loi doit être respectée et les responsables doivent répondre de leurs actions devant les autorités”, a déclaré en conférence de presse, Adnen Mansar, directeur de la campagne du président sortant.

“Le dernier recours a été déposé par un citoyen ordinaire, mais il ne tient pas sur le plan de la forme, car seul les candidats sont habilités à déposer des recours et doivent le faire par le biais d’un avocat accrédité auprès de la Cour de cassation” , affirme Lassaâd Ben Ahmed, chargé de communication à l’ISIE.

Le tribunal administratif a rendu son verdict le 1er décembre à 16h. Il a rejeté les huit recours du candidat Moncef Marzouki contenu du fond et le recours déposé par le citoyen sur la forme, car un citoyen n’a pas la compétence pour faire une telle demande.

Observateur au premier tour de l’élection présidentielle. Crédit image : Malek Khadhraoui.

Suite aux rejet de ses recours au premier degré, Moncef Marzouki a contesté la décision des chambres d’appel du Tribunal administratif et a engagé des pourvois au second degré. L’affaire devrait être de nouveau jugé, dans un délai de 5 jours après le dépôt de recours.

LOI ÉLECTORALE

Art. 147

Seuls les candidats ayant participé au premier tour des élections présidentielles peuvent engager des recours relatifs au deuxième tour. Les mêmes délais et procédures prévus aux articles 145 et 146 s’appliquent.

Art. 148

L’Instance annonce, par arrêté mis en ligne sur le site Internet de l’Instance et publié au Journal officiel de la République Tunisienne, les résultats définitifs des élections dans un délai de 48 heures de la réception du dernier arrêté de l’assemblée plénière du tribunal administratif relativement aux recours liés aux résultats préliminaires des élections et du référendum ou après expiration des délais de recours.

Lors des élections législatives, 43 recours avaient été formulés au Tribunal administratif. Sur l’ensemble, un seul avait été retenu et a fait l’objet d’un jugement, “car il était susceptible de faire changer les résultats”, commente la membre de l’instance. Le contentieux porté devant la justice n’avait pas débouché sur un avis favorable en faveur d’Ettakatol et Nidaa Tounès avait alors récupéré son siège à Kasserine.