Hammam, patrimoine oublié

En Tunisie les hammams traditionnels tombent dans l’oubli. L'absence d'entretien et la perte de la pratique les excluent lentement de la mémoire patrimoniale.
Par | 24 Septembre 2014 | reading-duration 15 minutes

Très fréquentés avant et pendant la colonisation, les hammams sont aujourd’hui devenus un objet culturel, un patrimoine à préserver. C’est l’idée que l’association L’Mdina Wel Rabtine a voulu partager avec l’exposition photographique Regards Posés pour laquelle des photographes sont allés immortaliser ces lieux oubliés, parfois définitivement fermés. De leur côté les propriétaires de hammam témoignent de la difficulté de continuer à faire vivre les lieux.

L’association L’Mdina Wel Rabtine (Actions citoyennes en Médina), a d’abord dû répertorier tous les hammams de la Medina, pour les photographier ensuite.

Sur les 50 hammams historiques signalés au XIXème siècle dans le cahier des taxes municipales (Kharruba) et cartographiés en 2013 par l’association, seuls 26 hammams ont pu maintenir leur activité. 17 ont été détruits et 7 autres sont fermés.
Hammams en activité
Hammams disparus ou démolis
Hammams fermés
Réinitialiser

« Il faut faire prendre conscience aux gens de la valeur de ces hammams, ils font partie du cœur historique de la Médina » témoigne Sondos Belhassen, habitante de la Médina et présidente de l’association.

Certains hammams existent depuis l’époque Hafside (1200-1500) et beaucoup sont aujourd’hui en voie de disparition (voir nos deux témoignages). Le plus ancien des hammams photographiés date du premier siècle après Jésus-Christ (989).

Monia continue à ouvrir son hammam six jours par semaine.

Pour Sana Letaief doctorante et membre du Laboratoire d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines (LAAM), qui prépare d’une thèse sur les hammams de Tunis, il s’agit avant tout d’un changement de pratique qui a commencé dès la colonisation. La situation des hammams s’est détériorée depuis environ trente ans.

« Pendant la colonisation, certaines mesures avaient été prises par les Français qui se méfiaient aussi du lieu comme moyen de rassemblement politique. Avec la mosquée, le hammam était le seul endroit où les gens pouvaient discuter politique sans être embêtés. Les hammams étaient très surveillés par les colons car on pouvait y trouver des indépendantistes. Les hammams ont également servi à cacher des Juifs pendant la seconde guerre mondiale”,raconte Sana.

« Les colons ont interdit l’hôtellerie dans les hammams étant donné que les “foundouk” (hôtels) étaient insuffisants à Tunis. Les hammams le soir, faisaient office d’hôtel ou de dortoir payant…les colons ont supprimé ce service payant qui engrangeait aussi des bénéfices pour le propriétaire du hammam » ajoute-t-elle.

Avant, la plupart des hammams étaient construits stratégiquement près des mosquées car ils servaient aux ablutions pour les fidèles et ouvraient dès l’aube afin de permettre à chacun d’aller prier. Aujourd’hui, les nouveaux lieux construits n’obéissent plus à cette architecture qui voulait que le hammam fasse partie intégrante d’une communauté qui regroupait la mosquée et l’école.

Ils faisaient même partie de l’administration économique musulmane des Habous et constituaient un patrimoine foncier très important.

Espace de purification, agence matrimoniale pour les hammams dédiés aux femmes ou encore lieu de vie politique et sociale, les différents services offerts par les hammams ont progressivement décliné avec les mises aux normes.

Ali tient à garder son hammam comme à l’origine.

Bien que la propreté des hammams et le respect des normes d’hygiène fussent régulièrement contrôlés par l’inspection des « Muhtassib » (inspecteur spécialisé), les hammams de Tunis ont subi plusieurs changements afin de se conformer aux nouvelles lois édictées par les décrets beylicaux, puis par la municipalité de Tunis.

Sana Letaief raconte aussi que les colons avaient imité le concept et construit certains hammams rue de la poste à Tunis car le hammam traditionnel était considéré comme “sale” et peu en phase avec les "normes d’hygiène occidentale."

Les nombreuses mesures qui remplacent le hammam par les douches publiques et qui modifient progressivement le statut bourgeois du hammam en un lieu plus populaire, se sont poursuivies durant l’ère Bourguiba et Ben Ali.

Progressivement, la modernisation prend aussi le pas, l’arrivée de la salle de bain dans les maisons de la Médina change la donne pour les familles, qui allaient plusieurs fois par semaine se laver au hammam.

«  En contrepartie, les centres d’esthétique et les spas dans les hôtels marchent au mieux et c’est même une tendance aujourd’hui. Pour les hammams qui survivent, se pose le problème du coût de la restauration. En effet la restauration et l’entretien des hammams de la médina vu leur âge et leur état, revient très chère et malheureusement les hammams ne sont plus aussi rentables qu’avant pour supporter une telle charge, ce qui pose d’énormes problèmes aux propriétaires pour transformer ou rénover. Le hammam, désormais, n’est plus un lieu de vie sociale avec des services multiples mais juste un lieu où l’on se lave ”, commente Sana Eltaief.

Quand il était enfant Ali restait avec son grand-père prés de la caisse.

Plusieurs facteurs sont à l’origine aujourd’hui de la dégradation de ces lieux et de leur abandon. Les mesures hygiénistes prises dans les années 90 par la municipalité de Tunis ont coûté beaucoup aux propriétaires qui ont dû parfois rénover complètement le hammam.

Il a fallu remplacer le chauffage au charbon par le gaz naturel et substituer aux seaux métalliques, des seaux en plastique par exemple. « Diverses règles ont été imposées : on ne pouvait plus fournir une fouta, et il fallait poser de la faïence sur les murs et le sol », commente Sana Letaief.

Le coût de ces nouvelles installations met les propriétaires dans une situation difficile surtout que peu d’entre ont augmenté le prix d’entrée.

"Les factures de gaz et d’eau s’élèvent parfois à 4000 dinars pour la période où les hammams sont très fréquentés, en général d’octobre à mai. C’est énorme pour un tarif d’entrée qui varie autour de 2 dinars maximum pour les hammams de la Médina” ,     témoigne Isabelle Adhoum, membre de l’association.

Pour restaurer son hammam à l’identique Ali doit faire appel à différents corps de métiers.

Si les hammams de la Médina se dégradent, d’autres peuvent compter sur le maintien de la tradition. Certaines Tunisoises restent très attachées à leur hammam de quartier. Salha, la cinquantaine, considère le samedi après-midi au hammam comme un rituel :

"J’adore préparer mon sac et les accessoires qui vont avec. C’est une vraie tradition, un moment pour moi auquel je ne déroge pas. ”

Bien qu’habitant le quartier chic d’Ennasr, elle préfère fréquenter un hammam du Bardo, à plusieurs kilomètres de chez elle, qui est d’aprés elle plus diversifié socialement et plus authentique.

« A Ennasr c’est trop cher et un peu snob. En plus les hammams sont neuf et manquent d’histoire », ajoute-t-elle. D’autres femmes, comme elles, s’y rendent encore pour les services esthétiques, moins chers que dans les centres de beauté.

Si certaines personnes continuent donc d’entretenir la tradition, de nombreux hammams pâtissent tout de même d’un réel délaissement.

« Pour quelques hammams qui appartenaient à de grandes familles, c’est un héritage bloqué pour des contentieux juridiques, souvent réparti entre dix ou vingt héritiers, ou qui ne s’en occupent pas car cela demande un engagement quotidien et ce n’est plus rentable », dit Sana Eltaief.

Selon elle, l’Etat devrait baisser les charges qui incombent aux hammams, notamment en gaz et en eau et donner plus de valeur à ces établissements qui datent de plusieurs siècles. Elle considère que l’Etat devrait également plus s’impliquer dans leur restauration.

Pour l’association L’Mdina Wel Rabtine, la valorisation des hammams en tant que patrimoine à sauver et à faire admirer aux touristes, peut être une solution.

"Le but de l’exposition était aussi pour nous de rencontrer un maximum de propriétaires et de pouvoir parler avec eux de comment sauver leur lieu. C’était une sorte de recensement et de mise à niveau sur les hammams qui sont aussi fermés. On pourrait les valoriser comme à Istanbul où certains hammams sont presque des musées que l’on visite.”

Entre un patrimoine oublié et un lieu de traditions, le hammam reste symbolique pour beaucoup de Tunisois mais son histoire et sa valeur restent peu connus.

Si beaucoup ne retrouveront jamais leur fréquentation d’antan, où posséder un hammam était considéré comme un business très lucratif, leur avenir se situe peut-être dans l’ouverture à un circuit touristique aussi bien pour les étrangers que pour les Tunisiens qui se rapproprieraient ainsi leur histoire.

« Nous réussissons progressivement à rendre attractif les circuits historiques dans la Medina avec de vrais guides. Pourquoi ne pas faire la même chose avec les hammams?”conclue Sondos Belhassen.

Monia Ben Aoun , hammam Zitouni
Ali Bakir, hammam Tammarine
“Le hammam de ma grand-mère est à vendre” Monia Ben Aoun , hammam Zitouni
Monia aime passer du temps installée derrière son moucharabieh.

Monia est pratiquement née dans son hammam, qui appartenait à sa grand-mère qui l’a aussi élevée. Son hammam ne paye pas de mine de l’extérieur mais une fois passée les deux portes, les effluves du savon vert et la vapeur envahissent la pièce. Depuis la pièce principale, on entend de loin des voix de femmes et la chaleur des salles vous enveloppe comme un cocon.

C’est un peu comme vous quand vous grandissez dans votre maison, c’est chez vous. Ici c’est chez moi, donc le hammam n’a jamais été un lieu exceptionnel pour moi, c’est mon quotidien, ordinaire et banal.

Monia, habillée d’une robe de maison rouge et dorée, peu maquillée, trône toujours dans son petit bureau au milieu de la salle de repos où elle observe à travers une sorte de moucharabieh, les allées et venues de chacune. Ce que le hammam semble avoir laissé à cette femme, mis à part une peau lisse et un air reposé, c’est une connaissance de la gente féminine. Le hammam, pour Monia, fait presque office de canapé du psychologue. C’est un espace intime où l’on se relaxe, on se confie, généralement durant tout un après-midi.

Mais Monia est une tombe, elle ne révèle aucun secret. Elle décrit seulement des “portraits” de femmes atypiques avec qui elle a grandi. Le hammam de Monia étant exclusivement réservé aux femmes, elle a vu passé des générations et des générations d’histoires.

Mis à part le fait que certaines femmes se servaient du hammam pour repérer des jeunes filles à marier, le lieu était aussi un endroit où l’on pouvait parler sans tabous", raconte Monia. Elle se souvient encore de certaines femmes qui venaient demander à sa grand-mère de quelle famille était originaire telle ou telle jolie jeune fille. "Maintenant les filles se marient toutes seules”, rigole Monia.

Elle voit pourtant encore des jeunes femmes qui viennent célébrer leur mariage par un passage au Hammam. “On leur fait la 'mardouma' (crème pigmentée à base de clous de girofles), les épilations, les massages, les masques.

Monia a aussi vu pendant des années défiler celles que l’on appelait les “ accoucheuses.” Certaines femmes continuaient à venir au hammam même quand leur grossesse touchait à terme. Donc il y avait toujours une ou deux sage-femmes qui procédaient à l’accouchement directement dans le hammam. “Même ma grand-mère a du aider plusieurs fois. Certaines de mes clients les plus fidèles sont vraiment nées dans mon hammam”, sourit Monia.

Tenir un hammam n’était pas la vocation de cette cinquantenaire qui a fait des études et travaillé dans une banque. Mais depuis deux décennies, elle est comme attirée par ce lieu qui reste le mausolée de son enfance. Elle se souvient encore des orchestres de stambeli qui venaient à chaque occasion festive.

A chaque fermeture et réouverture du hammam, on égorgeait un mouton et on mangeait le couscous dans le hammam.

Même ses clientes ont parfois la nostalgie du lieu pour certaines qui se souviennent de leurs mères les amenant au bain maure. Beaucoup d’entre elles n’aiment pas trop d’ailleurs quand Monia rénove ou fait quelques changements pour rendre l’endroit plus attractif.

Le hammam de Monia a été mis aux normes.

Les temps sont durs pour Monia. Depuis quatre ans, elle n’ouvre plus pendant le Ramadan faute d’une clientèle. Pourtant, elle a profité de la période estivale pour remettre entièrement à neuf son hammam. Les murs sont immaculés et les chambres chaudes, très propres.

Les anciennes portes en bois ont été remplacée par des portes de plastique, et le chauffage est assuré par le gaz naturel, coûteux, et non plus le charbon d’autrefois. Sur la terrasse au dessus du hammam, les traces du puits et de la roue de l’âne qui faisait tourner l’eau de pluie, témoignent encore des anciennes pratiques.

Avec une entrée à deux dinars et des suppléments entre cinq cent millimes et trois dinars, le lieu n’est plus rentabilisé comme avant. Monia refuse d’augmenter ses tarifs par peur de perdre sa clientèle.

Pendant l’hiver, la fréquentation augmente mais l’été est vraiment une saison morte”. Les bons jours, le hammam de Monia peut compter une quarantaine de passages mais sinon, la moyenne tourne autour d’une vingtaine. A 50 dinars par jour la facture d’eau, 100 dinars d’entrée suffisent tout juste à payer les factures mais pas à faire des bénéfices.

Malgré son attachement au hammam, Monia, lasse, veut désormais le vendre. Elle a essayé de mettre des annonces sur internet, dans les journaux mais impossible de trouver un acheteur à cause de l’emplacement du bain maure, situé dans les ruelles de Bab Jdid, en pleine Médina.

Pour Monia, le hammam est devenu un poids et il a perdu son attraction d’antan. Au quotidien, le hammam n’est plus une habitude hebdomadaire comme avant. C’est aussi une différence de générations.

Pour les femmes que je voyais et qui venaient avant, elles étaient des habituées. Cela fait presque trente ans pour certaines d’entre elles. Malgré l’installation de salles de bain dans les maisons de la Médina, elles viennent toujours. On parle même d’une 'génération de hammam' 

Mais pour les autres générations, Monia sait que c’est perdu d’avance. Son seul espoir si elle n’arrive pas à vendre, est d’inscrire le hammam dans le patrimoine de la Médina.

On ne peut pas transformer un hammam. C’est comme la mosquée, le lieu doit rester ce pour quoi il a été construit. Par contre, on peut en faire un lieu plus attractif pour les touristes. J’aimerais bien que les touristes visitent et profitent du hammam au lieu d’aller dans les nouveaux que l’on construit au centre de la Médina et qui n’ont aucune valeur patrimoniale. Le mien est vieux d’au moins 600 ans.

« Je fais de la résistance historique »
Ali Bakir, hammam Tammarine
La plaque installée par Haj Ali est toujours là.

Passer la porte du hammam Tammarine c’est faire un saut dans le temps. On imagine la Médina de Tunis, il y a 100 ans, les habitants dans les costumes d’époque, venant profiter des services du hammam de Haj Ali : « Le meilleur hammam de Tunis, avec bain à la méthode arabe et européenne, un endroit propre dont l’air et l’eau sont purs », avait-il fait inscrire sur une annonce du journal officiel de l’époque.

C’est dans cette atmosphère qu’ Ali Bakir, arrière petit fils de Haj Ali, a grandi. Il nous accueille à la porte de son hammam, celle qui donne sur le souk des forgerons, pas celle qui donne sur bab mnara. Le hammam est tellement grand qu’il a deux entrées «  plus de 1000m2 de superficie au sol.  » Le Hammam d’Ali est désormais vide et sombre. En pleine rénovation, le décor rappelle pourtant sa gloire d’antan.

Ce hammam il y est né, il y a grandi, y a organisé les fêtes de famille. Sa femme, fille du quartier, le fréquentait dans sa jeunesse. Quand on lui demande ce que l’endroit représente pour lui, il ne sait pas quoi répondre. Ses yeux s’allument, son visage tout entier sourit et on imagine une flopée de souvenirs défiler dans sa tête. "La veille d’Aid on pouvait avoir jusqu’à 700 personnes. Il y avait plus de personnes dans les dépendances que dans le hammam lui-même !"

Sa famille d’origine turque, fuit les persécutions religieuses et se réfugie en Tunisie. Son arrière-arrière-grand-père loue alors un bain maure à Tunis. Haj Ali, l’arrière grand-père reprend la suite, lui qui est amoureux de ce métier. Au début des années 1900 il achète un hammam, le hammam Tammarine, situé dans le souk des armuriers, anciennement lieu de vente de dattes, d’où le nom du hammam.

Photos et documents officiels d’époque à l’appui, Ali raconte l’histoire du hammam famillial, qui, aurait fait partie des habbous de Aziza Othmana.

Lorsque les clients viennent au hammam ils laissent leurs affaires dans des coffres.

En juin 2013 Ali récupère le hammam dans un sale état. Pendant 8 ans le lieu était en location et n’a pas vraiment été entretenu.

Pendant un an, Ali a donc mis la main à la poche pour restaurer le lieu. Il a dû faire des recherches pour trouver les corps de métier adaptés et respecter un savoir-faire ancestrale. « Pour les murs par exemple il faut d’abord gratter, puis couvrir de mortier, mettre une couche de stuck épais et ensuite le travailler. » Les boiseries de la salle principale ont tenu le coup, preuve du travail impeccable de l’époque. La coupole du plafond n’a pas bougé.

Le lieu est retapé comme à l’époque. Hors de question de tapisser le sol d’auto-bloquant et de carreler les murs de faïence. Ali veut son hammam comme dans ses souvenirs.

Malgré les demandes des autorités et les amendes pour non conformité des lieux avec la réglementation de l’hygiène, Ali veut que son hammam reste fidèle à son décor d’antan et compte relancer une activité pour clientèle sélectionnée. Une résistance historique ? « Oui en quelque sorte », dit-il.

Il a pensé un temps transformer le lieu en maison d’hôte autour du bain, avec une trentaine de chambres réparties sur 3 étages, une piscine sur le toit, un jardin intérieur, un café… Mais le projet demande un investissement financier important.

Ali est optimiste. Son hammam est un bijou patrimonial et son fils, étudiant à l’étranger, commence lui aussi à s’intéresser à cet héritage familial. Alors Ali se dit, qu’un jour peut-être , ce projet verra le jour. Et que le hammam restera encore dans la famille.