Oui, la torture existe toujours en Tunisie

La torture reste, aujourd'hui encore, une pratique courante en Tunisie.
Par | 26 Juin 2014 | reading-duration 10 minutes

La torture, une pratique du passé ? En Tunisie il est difficile de formuler une telle affirmation. Les mauvaises pratiques perdurent à l’encontre de tout type de citoyen, faute de volonté politique d’éradiquer le problème. L’instance nationale pour la prévention de la torture, elle, peine à voir le jour.

Coups reçus dans la rue, gifles dans les camionnettes de police ou les commissariats, harcèlements verbaux, matraquages, électrocutions… les témoignages de mauvais traitements et de torture subis par les citoyens continuent à s’amonceler sur le bureau de l’Organisation Contre la Torture de Tunisie.

Entre janvier 2011 et mars 2014 l’OCTT a accumulé 197 dossiers. Le phénomène n’est pas en train de disparaître. Brahim Ben Taleb, coordinateur de projet au sein de l’OCTT l’explique bien : la torture existe toujours en Tunisie, le phénomène n’a pas disparu après la révolution.

« Sous tous les gouvernements, depuis la révolution, on constate des actes de torture, de mauvais traitement, d’utilisation excessive de la force de la part des forces de l’ordre, sous le gouvernement Essebsi comme sous le gouvernement de la Troïka… la pratique n’a jamais disparue. Et on la retrouve aussi bien dans les prisons que dans les postes de police. »

Définition de la torture

La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants définit la torture comme « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou tout autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles ».

Le rapporteur spécial des Nations Unies contre la torture, Juan E. Méndez, présent à Tunis au début du mois de juin, en témoignait aussi : «  Les cas de torture en Tunisie ne sont pas des cas isolés comme le déclarent les autorités.  »

En avril 2012, il publiait un rapport et une série de recommandations, pour que la Tunisie lutte contre la torture et les mauvais traitements. Deux ans plus tard, même s’il reconnait une volonté politique, il reste sceptique :  « La volonté politique ne fera pas tout. Dire que l’on est contre la torture ne la fait pas disparaitre.  » La Tunisie doit se mettre au travail.

La torture contre les citoyens ordinaires

Lorsque l’OCTT a été créée en 2003, et jusqu’à la révolution, elle enregistrait principalement les cas de torture et de mauvais traitements à l’encontre d’activistes, qu’il s’agisse d’ étudiants, de syndicalistes, d’opposants politiques de partis de gauche ou d’islamistes. Aujourd’hui Brahim Ben Taleb explique que les choses ont changé. « Après la révolution nous avons constaté que la torture visait tout le monde, que tous les citoyens en étaient victimes, en particulier ceux originaires d’un milieu social précaire.  »

Si les mauvaises pratiques perdurent c’est qu’elles font parties d’un système. Halim Meddeb, avocat et conseiller juridique pour l’Organisation Mondiale Contre la Torture témoigne que lors de la garde à vue par exemple et dans les commissariats, les mauvais traitements et la torture permettent aux forces de l’ordre de boucler leur enquêtes. « Durant l’enquête policière la torture est pratiquée du fait du manque de moyens, du manque de compétences et de l’obligation de résultat, qui obligent la police à trouver rapidement des réponses. » La torture sert donc toujours à se procurer des aveux.

L’héritage historique joue aussi :  « Nous étions dans un Etat policier, c’est à dire qui nie l’existence des autres institutions. Ce qui signifie que la police se comporte lors de l’enquête préliminaire comme si elle jouait le rôle des magistrats et qu’il ne restait plus qu’à annoncer le verdict. Le magistrat n’a presque plus rien à faire finalement. »

Détails de l’oeuvre de Kamel Amami. Triptyque réalisé en 2012. Crédit images : Sana Sbouai – Inkyfada.com

Plus de visibilité pour les cas de torture

Aujourd’hui, pour Brahim Ben Taleb, ce qui a changé par rapport à l’ère Ben Ali c’est la visibilité :  « Nous recevons régulièrement des gens qui viennent déclarer des cas de torture et de mauvais traitements. Les politiciens eux-mêmes disent qu’elle existe et ne nient plus sa pratique. De ce fait, elle est plus visible . »

Il y a également la possibilité de recours en justice.  « Le dépôt de plainte des victimes est un pas considérable dans la lutte contre les tortionnaires et contre l’impunité, explique-t-il, mais il y a beaucoup de pression contre l’organisation et contre les citoyens qui font cette démarche », ajoute Brahim Ben Taleb!.

La justice collaborerait peu, d’après lui  « Quand les avocats essayent de déposer plainte c’est comme si ces plaintes se retrouvaient dans les archives de la justice. Est-ce-que le parquet intervient ? » Les chiffres vont dans son sens : sur 111 plaintes déposées, seules 2 ont donné lieu à un jugement pour le moment.

Il y a plus de visibilité mais la justice peine à être réformée. Comme l’explique Gabriele Reiter, directrice du bureau tunisien de l’OMCT :  « Les autorités publiques doivent avoir la volonté de poursuivre les auteurs d’actes de torture, mais aussi ceux qui les couvrent. La réforme qui viendra avec le temps. »

Halim Meddeb explique qu’il est également important que les enquêteurs préliminaires ne soient plus sous la tutelle du ministère de l’Intérieur mais de la magistrature.

«  Il n’est pas évident que des officiers de police acceptent de mener des enquêtes sur leurs collègues. »

Pour lui, les procureurs de la République, qui sont sous la tutelle du pouvoir exécutif, devraient aussi changer d’instance tutélaire. « On constate aujourd’hui que le procureur se sent plus proche de la police et de l’exécutif que du corps de la magistrature. Les ONG demandent un changement afin que le procureur ait plus d’indépendance par rapport à la politique de l’Etat et par rapport aux pressions que la police peut exercer sur lui ou sur le juge d’instruction. »

Ainsi les juges d’instruction ont de grandes difficultés à faire appliquer leurs mandats. Il peut y avoir un chantage fait part des policiers, qui lorsqu’ils travaillent sur un cas de torture, peuvent refuser d’appliquer les instructions du juge. Tout le système est donc à revoir pour pouvoir lutter contre l’impunité et pour protéger le juge d’instruction et l’indépendance de la justice.

Détails de l’oeuvre de Kamel Amami. Triptyque réalisé en 2012. Crédit images : Sana Sbouai – Inkyfada.com

L’instance nationale pour la prévention de la torture

« Il y a une volonté articulée de rompre avec la pratique de la torture et des mauvais traitements. Mais le seul fait de ne plus vouloir cette pratique ne suffit pas à l’arrêter », explique Gabriele Reiter de l’OMCT.

La ratification en 2011, par la Tunisie, du Protocole facultatif à la Convention contre la torture est un moyen de rendre opérationnelle cette convention, à travers un observatoire des lieux de privation de liberté. Le gouvernement a opté pour la création d’une Instance nationale pour la prévention de la torture. C’est la loi organique d’octobre 2013 qui l’instaure.

Reste que l’instance n’a toujours pas vu le jour faute de candidat. La commission au sein de l’Assemblée nationale constituante, en charge des instances, a lancé un troisième appel à candidatures en avril dernier. Seul une vingtaine de candidats ont présenté leur dossier pour le moment.

« Il y a plusieurs facteurs d’après les nombreuses discussions que nous avons eues , explique le député Jamel Touir, président de la Commission. Les critères de sélection sont drastiques. Il y a aussi la question de la parité. Il faut également souligner qu’il y a eu un manque important de médiatisation de ce sujet, qui est pourtant d’une grande importance. »

Autre point relevé : le manque de garantie de protection.

« Il est vrai qu’il y a une crainte de représailles », rapporte Jamel Touir.

Les procédures judiciaires à l’encontre de force de l’ordre font craindre aux victimes des intimidations et des harcèlements, comme le rapporte les ONG.

Malgré ces obstacles, le député explique que la Commission va continuer son travail. « La communauté internationale a félicité les efforts de la Tunisie. Mais nous savons que dans les prisons et les lieux de privation de liberté, la torture est encore pratiquée. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés. »

Une des solutions consisterait à amender le projet de loi pour assouplir les critères de sélection, d’après le député. Il souhaite que dans les prochaines semaines le projet de loi soit à nouveau discuté à l’ANC. « Il faudrait tenter par là de motiver les candidatures . »

La motivation fait défaut à cause d’un manque de sensibilisation des citoyens ; mais aussi, comme le souligne Jamel Touir, à cause de l’absence d’appui des politiques.

Gabriele Reiter s’interroge aussi sur la volonté politique à entamer des réformes concrètes des secteurs sécuritaire et judiciaire : « Quand on voit l’administration de la justice qui est inefficace pour les cas de torture et de mauvais traitements, on peut se demander pourquoi les plaintes s’arrêtent au juge d’instruction? Pourquoi n’y a-t-il pas de jugement ? »

Dans un pays où la plupart des politiciens ont subi torture et mauvais traitements et où tous les citoyens sont concernés de près ou de loin par ces pratiques, il est étonnant que la question ne soit pas prioritaire.