"C'est une énième démonstration que la possibilité d'effectuer des expulsions n'est pas entre les mains de l'État mais dépend de facteurs externes. Ce fait donne à réfléchir, surtout si on le lie à la légèreté avec laquelle est ordonnée la rétention dans les Centres de permanence pour le rapatriement (CPR)", observe l'avocat Maurizio Veglio, membre de l'Association pour les études juridiques sur l'immigration (ASGI).
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En effet, il ne s'agit pas d'une simple baisse des rapatriements, mais d'une interruption nette, signe d’une probable détérioration de la coopération entre Kaïs Saïed et les autorités italiennes et européennes. Pour le moment, les raisons demeurent floues : les ministères de l'Intérieur des deux pays n'ont pas répondu aux questions de la rédaction. Les rares informations provenant de Tunisie, où la répression s'intensifie, font quant à elles état de critiques croissantes contre le gouvernement, précisément à propos du nombre de personnes expulsées chaque semaine depuis l’Europe.

De janvier à août 2025, 360 personnes ont été renvoyées vers la Tunisie, soit 70% de moins que l'année précédente (1220 personnes) et 74% de moins qu'en 2023. Une chute comparable s'observe aussi au niveau des entrées dans les CPR : en août, seuls 18% des retenu·es étaient tunisien·nes, contre 61% deux ans plus tôt.

"L'interruption des vols suffit à conclure que tout ressortissant tunisien actuellement retenu dans un centre, doit être libéré”, reprend Maurizio Veglio.
“La législation prévoit qu'on ne peut priver de liberté une personne en situation irrégulière que s'il existe une perspective raisonnable de rapatriement. Ce qui, aujourd'hui, ne semble pas être le cas." ajoute Veglio.
Les chiffres ne montrent pas d’ailleurs une augmentation de l’usage de vols réguliers pour procéder aux expulsions vers la Tunisie : entre juillet et août 2025, 41 vols ont été recensés, soit seulement neuf de plus que l'année précédente.
Pour le ministère de l'Intérieur italien, il s'agit d'une situation sans précédent. Depuis la fin septembre 2020, lorsque Luciana Lamorgese, alors ministre de l'Intérieur (premier gouvernement Conte), avait obtenu de son homologue tunisien le feu vert pour deux vols hebdomadaires, l'accord semblait stable. Il s'était même consolidé après la signature, le 16 juillet 2023, d'un nouveau mémorandum entre la Tunisie et l'Union européenne. Cet été là, face à l'augmentation des arrivées depuis les côtes tunisiennes, les autorités européennes avaient débloqué 105 millions d'euros pour la "gestion des frontières".
Plus récemment, le 31 juillet dernier, Giorgia Meloni a réaffirmé, lors de sa rencontre avec Kaïs Saïed, "l'excellente coopération en matière migratoire" entre les deux pays. Mais en dépit de ces déclarations officielles, cette coopération était vraisemblablement déjà en train de se fissurer.
Malgré la baisse des arrivées cette année (la Tunisie figure à la huitième place des nationalités des personnes débarquées au 26 septembre 2025), le ralentissement des rapatriements reste notable. Et cela pour au moins deux raisons. La première concerne l'efficacité des CPR. Selon ActionAid, 83% des rapatriements effectués par vols charter entre 2020 et 2023 concernaient des Tunisien·nes. Or, déjà aujourd'hui, moins d'une personne sur deux placée en CPR est effectivement expulsée. L'arrêt des vols vers Tabarka risque donc de faire chuter encore ce taux.
Même tendance pour le nombre total des rapatriements : les chiffres se maintiennent uniquement grâce à la hausse des expulsions par vols réguliers, passées de 1597 en 2024 à 2277 sur les huit premiers mois de 2025. Le total reste donc en hausse de 10%, mais pourrait baisser drastiquement si les charters ne reprennent pas d'ici la fin de l'année. Le même phénomène touche les transits dans les CPR : 4217 personnes recensées sur les sept premiers mois de 2025 contre 3915 l'année précédente. Après le pic de mai, vraisemblablement lié à l'ouverture du centre albanais de Gjadër, la courbe est désormais en forte baisse.

Cette évolution rend plus difficile encore la justification des coûts liés au centre créé en Albanie. Et ce n'est pas le seul revers pour le ministère de l’Intérieur italien. Le 21 septembre, le syndicat de police SIULP a signalé qu'un vol conjoint de rapatriement de 40 citoyens nigérians, partis de plusieurs pays européens, avait dû faire demi-tour à la suite d'un refus de survol imposé par les autorités algériennes. Les passagers ont été ramenés en Italie et transférés au CPR de Gradisca d'Isonzo (province de Gorizia), y compris ceux qui n'avaient jamais mis les pieds sur le territoire italien.


