Les entreprises communautaires, projet phare du Président de la République avant même son élection en 2019, constituent le pilier central de son initiative de construction par la base. Cependant, leur mise en place a été freinée par divers obstacles.
Malgré la promulgation du décret n°15-2022 qui encadre leur création, le développement de ces entreprises est longtemps resté au point mort. Cette situation a toutefois changé au cours des mois précédant les élections présidentielles.
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Dans l’infographie suivante, inkyfada retrace l’histoire des entreprises communautaires :
Les entreprises communautaires : un “rêve” hors de portée
Dans la délégation de Joua, à Thala, dans le gouvernorat de Kasserine, où s’étendent des milliers d’hectares de forêts, Mourad Marouani se réjouit de la publication du décret n°15-2022 relatif aux entreprises communautaires. Pour lui, c’est une nouvelle opportunité de gagner sa vie.
Mourad travaille depuis 20 ans dans une entreprise spécialisée dans la distillation et l’exportation d’huiles essentielles. Dès la parution de la loi sur les entreprises communautaires au Journal officiel, il décide de fonder sa propre société dans le même secteur, cherchant à gagner en indépendance après avoir acquis une expertise de plus de deux décennies. Il choisit la distillation d’huiles végétales forestières, un domaine qu’il juge prometteur et qui, selon lui, pourrait lui “offrir une rentabilité financière considérable”.
Mourad entame les démarches légales pour fonder l'entreprise avec 50 membres, conformément au minimum requis par la loi. Toutefois, il rencontre des difficultés, la plupart des membres n’étant pas en mesure de réunir les 200 dinars nécessaires pour leur contribution individuelle.
“Nous n’avons pas pu réunir le financement nécessaire estimé à 10000 dinars. 15 personnes ont contribué, tandis que les autres membres n’ont pas pu fournir la somme requise en raison de leurs conditions sociales difficiles, d’autant plus que la plupart d’entre eux sont en situation de précarité et sans emploi”, déclare Mourad.
Bien que la loi sur les entreprises communautaires ait été officiellement publiée au Journal officiel en avril 2024, Mourad et ses partenaires n’ont pas pu obtenir de financement de la Banque tunisienne de Solidarité, “ faute de pouvoir ouvrir un compte courant au nom de l’entreprise”. En conséquence, l’entreprise communautaire dédiée à la distillation des herbes forestières n’a pas pu avancer et a échoué dans ses premières étapes de création.
Bien que Mourad et de nombreux autres n'aient pas pu finaliser la création de leurs entreprises communautaires pour diverses raisons, 77 sociétés ont été établies en Tunisie depuis la publication du décret n°15 jusqu’au 15 août 2024, dont 61 au niveau local et 16 au niveau régional, selon le registre national des entreprises. Le graphique ci-dessous présente un aperçu des principales caractéristiques de ces entreprises.
Le financement et les exonérations fiscales : les premières batailles à mener
Le 30 septembre 2024, la secrétaire d'État auprès du Ministre de l'Emploi, chargée des entreprises communautaires, Hassna Jiballah, s’est rendue dans le gouvernorat de Kasserine pour présider l’inauguration de la société communautaire locale Al-Abadala, spécialisée dans le transport des travailleuses agricoles dans les délégations de Sbeitla. Récemment nommée lors du remaniement ministériel du 25 août, Jiballah a souligné que la société Al-Abadala contribuerait à “résoudre partiellement le problème du transport des travailleuses agricoles, qui risquent leur vie à chaque déplacement”.
Contrairement à l’entreprise de Mourad, qui n’a pas encore vu le jour, l’entreprise Al-Abadala a officiellement démarré ses activités en tant que première entreprise communautaire locale dans le gouvernorat de Kasserine. Abdelnabi Rmili a entamé les démarches de création le 21 septembre 2023 avec 70 membres (50 hommes et 20 femmes) et un capital de 14 000 dinars. Toutefois, selon Abdelnabi, “les lois et les procédures administratives complexes” ont retardé le lancement du projet “de plus de sept mois”.
“L’ignorance des lois et des procédures relatives aux entreprises communautaires parmi les administrateurs nous a contraints à effectuer de nombreux déplacements entre diverses structures administratives. Parfois, ces administrations n’étaient même pas concernées par les entreprises communautaires, ce qui nous a fait perdre beaucoup de temps”, poursuit Abdelnabi.
Après de longues démarches administratives, l’entreprise Al-Abadala Transport obtient un financement de 300 000 dinars de la Banque tunisienne de Solidarité en octobre dernier. Ce montant a servi à l’achat de deux petits bus pour le transport des travailleuses agricoles dans les différentes délégations de Sbeitla.
Bien que la société Al-Abadala ait réussi à surmonter les obstacles, le financement des entreprises communautaires reste un défi majeur depuis l’adoption du décret y afférent il y a près de trois ans. Récemment, le président de la République a reçu Najib Ghandri, président de l’Association professionnelle tunisienne des banques et établissements financiers, afin de souligner la nécessité pour “toutes les banques, qu’elles soient publiques ou privées, ainsi que les autres institutions financières, de jouer un rôle actif dans le soutien à l’économie nationale et les choix du peuple tunisien”, en accordant des prêts à des conditions simplifiées, “particulièrement pour les citoyens engagés dans la création d’entreprises communautaires”.
La première initiative législative en faveur du financement des entreprises communautaires remonte au décret relatif à la réconciliation pénale, publié le 20 mars 2022. L’article 30 de ce texte prévoit l’affectation de 20% des recettes issues de la réconciliation pénale aux collectivités locales afin de contribuer au capital des entreprises communautaires. Cependant, le processus de réconciliation pénale n’a pas encore porté ses fruits.
Au cœur des débats entourant la loi de finances 2023, une ligne de financement de 20 millions de dinars a été approuvée en décembre 2022. Alimentée par les ressources du Fonds national pour l’emploi, cette mesure vise à accorder des prêts à des conditions avantageuses pour soutenir les entreprises communautaires.
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La Banque tunisienne de Solidarité a été chargée de gérer cette ligne de financement dans le cadre d’une convention signée avec les ministères des Finances et de l’Emploi. Toutefois, aucun prêt n’a été octroyé jusqu’à présent, principalement en raison de “réglementations contraignantes et de l’insuffisance du montant alloué”, comme l’explique Rached Labidi, ancien conseiller auprès du ministère des Affaires sociales en charge des entreprises communautaires, lors d’une interview accordée à Mosaique FM.
En 2023, aucune entreprise communautaire n’a pu bénéficier de financement. Pour remédier à cette situation, la loi de finance 2024 a alloué un nouveau financement de 20 milles dinars, portant ainsi le total à 40 millions de dinars. La principale évolution réside dans la décision de confier la gestion de cette ligne de crédit directement aux banques.
Le 3 juillet 2024, le ministère de l’Emploi annonce la signature d’une convention avec six banques. Celles-ci se sont engagées à “mobiliser jusqu’à 5 millions de dinars chacune pour financer les entreprises communautaires”, selon la Radio nationale. La convention prévoit également l'octroi de prêts pour des projets d'investissement dans les entreprises communautaires, désormais fixé à 300 000 dinars au lieu de 200 000 dinars.
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En ce qui concerne les taux d’intérêt sur les prêts destinés aux entreprises communautaires, la Banque tunisienne de Solidarité indique sur son site qu’elle s’est fixé pour objectif de financer 100 entreprises communautaires en 2024. Ces prêts sont assortis d’un taux annuel de 5% remboursables sur une période de sept ans, avec une année de différé, et un plafond fixé à 300 000 dinars.
D’autre part, selon l’agence Tunis Afrique Presse, “26 entreprises communautaires avaient été financées”, à la mi-août, “pour un montant global de 7,6 millions de dinars”. Inkyfada n’a pas réussi à obtenir le nombre précis d’entreprises communautaires ayant bénéficié de prêts auprès des banques signataires de la convention.
Cependant, ce taux d'intérêt ne s'applique pas aux projets financés par les banques lorsque l'investissement dépasse le plafond de 300 000 dinars. Dans ce cas, l'accord prévoit que le taux d'intérêt sera celui du taux directeur actuel, fixé récemment par la Banque centrale de Tunisie à 8%.
Les facilités mises en place par les institutions de l'État pour soutenir les entreprises communautaires vont bien au-delà du financement. Selon le décret n°15, ces entreprises et leurs membres bénéficient d'une exonération d'impôts, de taxes et de contributions fiscales pendant une période de 10 ans à partir de leur création. Toutefois, les modalités exactes de ce régime d'exonérations restent encore floues et n'ont pas été appliquées à ce jour. Jusqu'en juillet dernier, Riadh Chaoued, alors secrétaire d'État chargé des entreprises communautaires (et devenu ministre de l'Emploi après le dernier remaniement), oeuvrait à élaborer des solutions visant à “simplifier les démarches fiscales en faveur des entreprises communautaires” en collaboration avec plusieurs responsables de l'administration générale des douanes du ministère des Finances.
À l'issue de cette réunion de travail, il a été convenu “ d'étudier plusieurs propositions élaborées par le ministère”, lesquelles serviront de base à une seconde réunion avec les services du ministère des Finances, en vue de leur intégration dans le projet de loi de finances pour l'année 2025.
Par la suite, le site du ministère de l'Emploi a publié un document détaillant les principales dispositions du régime fiscal exceptionnel accordé aux entreprises communautaires. Ce document souligne plusieurs exonérations, notamment l'exonération de l'impôt sur les sociétés et de la retenue à la source pendant dix ans, ainsi que des exemptions sur diverses taxes, telles que la taxe sur les terrains non bâtis et les droits d'enregistrement, entre autres.
Les avantages fiscaux proposés dans ce document s'appliquent également aux membres des entreprises communautaires. Les revenus qui leur sont attribués, qu'il s'agisse de dividendes ou de plus-values provenant des parts sociales du capital de l'entreprise, sont exonérés de l'impôt sur le revenu pendant dix ans.
À ce jour, tout cela demeure encore en phase d’"étude". Abdelnabi Rmili, fondateur de la société Al-Abadala Transport à Sbeitla, déjà opérationnelle, ainsi que ses partenaires, "attendent toujours l’adoption de la loi fiscale permettant l’exonération des entreprises communautaires de l’impôt sur les sociétés".
“L’activité de l’entreprise commencera malgré l’absence de l’exonération fiscale”, déclare Abdelnabi.
La première entreprise communautaire
Tandis que la société Al-Abadala Transport commence ses activités, la société communautaire locale de gestion des terres de Beni Khiar, première entreprise communautaire créée en Tunisie, célèbre déjà neuf mois d’activité.
La société a tenu une séance préparatoire pour sa création le 1er octobre 2022, sous la supervision même de Kais Saied, et a lancé ses activités effectives en janvier 2024, avec un capital de 14 020 dinars, réparti entre 701 membres, chaque contribution étant de 35 dinars par individu.
La société gère un terrain de 913 hectares à Beni Khiar, et grâce à un modèle d'aménagement forestier, elle a commencé à louer plusieurs parcelles de la forêt de Beni Khiar à des investisseurs, à des tarifs symboliques. La société a signé des contrats avec 15 investisseurs parmi les 130 candidat·es ayant soumis des dossiers d'exploitation. Parmi eux, sept ont lancé leurs activités, dont 3 dans le secteur forestier et 4 dans l'exploitation des ressources souterraines.
Parmi les activités prévues sur les parcelles des terres de Beni Khiar, on trouve la culture de figues de Barbarie et de caroube, ainsi qu'un projet intégré alliant loisirs agricoles et production de compost organique. La société a également signé un accord avec un investisseur pour lui permettre d'exploiter une parcelle de 20 hectares pour la production de pépinières d'arbres fruitiers et forestiers, et un autre pour l'exploitation de l'argile (terre glaise) et du sol, pour une durée de trois ans. Par ailleurs, la société a commencé à affecter d'autres parcelles à des activités telles que des zones de surveillance des décharges.
Hatem Nachi, membre du conseil d'administration de l'entreprise, déclare à inkyfada : “Nous avons accordé une certaine liberté aux investisseurs afin d'encourager les habitants à investir dans les ressources forestières. L'entreprise ne tire pas profit des bénéfices des investisseurs, elle se contente de percevoir les loyers”.
L’entreprise communautaire a réalisé un bénéfice de 600 000 dinars au cours des sept premiers mois d'activité, selon le président du conseil d'administration dans son entretien avec Inkyfada. “Ce bénéfice nous a permis de couvrir une partie des coûts et de commencer à explorer nos projets internes, principalement axés sur les cultures destinées à l'exportation, telles que le figuier de barbarie, le caroubier et la vigne”, explique-t-il. L'entreprise vise “lors de la deuxième année de son activité, de réaliser un bénéfice d'environ un million de dinars”.
L'entreprise communautaire de Beni Khiar gère un bien immobilier “privé, bien que collectif” ( plus de 15 000 personnes), selon le président de son conseil d'administration. Cependant, le décret n°15 permet aux entreprises communautaires la possibilité, entre autres, de “gérer des terres collectives tout en respectant la législation en vigueur sur la propriété foncière”.
“Les terres collectives sont une question très complexe, car elles ne peuvent ni être vendues ni utilisées tant qu'elles sont en cours de liquidation”, explique un expert en droit foncier à Inkyfada.
Les terres collectives sont régies par la loi n°28-1964, qui établit le régime foncier de ces propriétés, modifiée par la loi n°69 de 2016. Elles sont gérées par des conseils de gestion élus parmi les membres exploitant ces terres. Ces conseils ont pour mission d'attribuer les terres collectives en propriété privée aux membres du groupe, sans distinction de genre.
Ces terres “font l’objet de procédures complexes qui aboutissent à l’émission d’un arrêté d’attribution en faveur d’une personne ou d’un groupe de personnes. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elles acquièrent un caractère privé”, affirme l’expert immobilier.
La loi de 2016 impose aux conseils de gestion un délai de cinq ans pour finaliser les opérations d'attribution et régulariser les terres dont ils sont responsables. À défaut, le gouverneur doit soumettre les dossiers non résolus à la juridiction foncière pour qu'une décision soit prise.
Le problème des terres collectives “n’a pas été résolu, ni avec la loi de 1964 ni par sa révision en 2016. Toutefois, les autorités se sont principalement concentrées sur les sociétés citoyennes, incitant les gens à les créer et à soutenir cette initiative”, souligne l’expert en droit foncier.
L’incitation à la création des sociétés citoyennes ne se limite pas aux financements, aux exonérations fiscales ou à la gestion des terres collectives. Elle s’étend à l’exploitation des propriétés privées de l’État, appelées biens domaniaux. Ces terres, d’une superficie d’environ 500 000 hectares, proviennent principalement de la liquidation des habous et des terrains repris aux colons.
Les terres domaniales : au coeur du problème
Le 26 août, un jour après le remaniement ministériel, et au milieu des acclamations de la foule, Kais Saied s'est rendu à la délégation de Sers, où il a pris la parole devant les habitant·es en déclarant : “Nous menons une bataille pour la libération de la Tunisie, et vous avez le droit de saisir vos chances”. Peu après, un habitant évoqué la question des terres domaniales, et le président a rapidement répondu en le rassurant : “Les obstacles imposés par les opposants ont été levés aujourd’hui”. Quant aux terres domaniales et aux sociétés citoyennes, “la loi est au service du peuple”.
Les propos du Président peuvent sembler ambiguës, mais la question des terres domaniales dans le cadre des entreprises communautaires est cruciale. Comme l'a indiqué le nouveau ministre de l'Emploi, Riadh Chaoued, lors de l'ouverture de l'année de formation, le 17 septembre, “la plupart des sociétés citoyennes ont été établies dans le secteur agricole”. Dès lors, le principal défi “réside dans les terres domaniales agricoles”.
Les terres domaniales agricoles appartiennent à l'État en tant que biens privés et sont destinées à la production agricole. Leur vente est interdite par la législation* en vigueur, sauf dans deux cas : soit pour régulariser leur statut foncier, soit pour les échanger contre un autre bien que l'État juge plus avantageux.
Quelques mois après la promulgation du décret n°15 en mars 2022, Kais Saied rencontre le ministre des Domaines de l'État et des Affaires foncières de l'époque, Mohammed Rekik, le 7 novembre 2022, pour discuter de “la création des sociétés citoyennes et des difficultés rencontrées par les citoyens pour les établir, en raison de l'incompatibilité de certaines dispositions légales ou réglementaires”. Le président insiste : “Si un texte ancien contredit un texte plus récent, le nouveau texte doit prévaloir. Si des modifications sont nécessaires, il est de notre devoir de les réexaminer et de les adapter”.
Moins de deux semaines plus tard, le ministre se retrouve à nouveau face au président pour recevoir les mêmes instructions : préserver les biens de l'État et “réviser ce qui doit l’être afin que le peuple tunisien, en particulier dans le cadre des sociétés citoyennes, puisse en bénéficier”.
Deux ans plus tard, le 4 juillet 2024, le Conseil des ministres s'est réuni sous la présidence de Hachani, en remplacement du président de la République, pour examiner plusieurs projets de loi, dont la révision de la loi sur les terres domaniales agricoles, “principalement destinée aux sociétés citoyennes”, selon le communiqué de la Présidence du gouvernement. Cependant, les détails de cette révision et son avenir restent flous.
Lorsque Kais Saied annonce sa candidature à un second mandat, les évènements se sont accélérés. Dans son discours depuis le Borj el-Khadhra, il déclare : “Certains ont fait tomber leur masque, et d'autres le feront tomber dans les jours à venir”. Le 30 juillet, le président se rend au siège de la Présidence du gouvernement pour exprimer son mécontentement envers son Premier ministre, affirmant que “l’administration entrave le processus, et ce qui se passe n'est tout simplement pas normal”, tout en révélant l'existence de “résistance dans l'administration, et leur époque est révolue”. Cela conduit à la révocation de Hachani et à son remplacement par Kamel Maddouri à la tête du gouvernement, le 7 août.
La semaine d’après, un arrêté conjoint des ministères de l'Économie et des Domaines de l'État est publié, autorisant la cession de gré à gré (sans enchères publiques) des biens relevant du domaine privé de l'État pour des projets d'investissement, “en particulier les entreprises communautaires”, comme le précise l’article 3. Toutefois, cet arrêté ne concerne que les biens domaniaux non agricoles, à vocation urbaine, selon les explications de Samir Allaki, directeur général de la gestion et des ventes au ministère des Domaines de l'État.
“La cession de gré à gré constitue une exception aux règles des marchés publics. Bien que l'État ait certaines prérogatives, le droit administratif l’oblige à choisir ses contractants dans le cadre d’une procédure transparente et réglementée”, explique un expert en droit foncier.
“Ainsi, le recours à la cession de gré à gré pour les biens domaniaux permet à l’État de contourner les règles des marchés publics, qui imposent normalement une mise en concurrence par le biais d’appels d’offres ou d’enchères publiques ouvertes”, poursuit l’expert.
Le remaniement ministériel du 25 août entraîne des changements dans 22 ministères et un secrétariat d’État, notamment celui des Domaines de l’État, désormais confié à Wajdi Hedhili. Lors de sa prise de fonctions, il déclare que sa priorité est de “dynamiser le rôle des terres domaniales dans la mise en œuvre de la politique de développement de l’État.”
Dans cette optique, le 11 septembre, le ministre des Domaines de l’État réuni le ministre de l’Agriculture, le ministre de l’Emploi, le secrétaire d’État aux ressources en eau et la secrétaire d’État aux sociétés citoyennes pour discuter des moyens de “ simplifier la procédure d’attribution des terres agricoles en faveur des sociétés citoyennes”.
“L’attribution est bien plus risquée que la cession de gré à gré, car elle se fait sans contrepartie. Tandis que la cession de gré à gré peut être réalisée pour un montant symbolique ou à un prix fixé par un expert”, explique le spécialiste en droit foncier.
Jusqu’à présent, cette réunion de travail n’a abouti à aucune mesure concrète, malgré les discussions continues sur la révision de la loi sur les terres domaniales agricoles et les attentes des sociétés citoyennes du secteur agricole vis-à-vis des bénéfices potentiels d’un tel changement. Par exemple, le gouvernorat de Nabeul a “adressé les correspondances nécessaires au ministère de l'Agriculture, des Ressources hydrauliques et au ministère des Domaines de l'État concernant les dossiers de 15 sociétés citoyennes souhaitant intervenir dans le secteur agricole et exploiter des terres domaniales agricoles”, selon les déclarations de l’ancienne gouverneure de Nabeul à l’Agence de presse nationale.
L'ambition du nouveau gouvernement de trouver des solutions permettant aux sociétés citoyennes, en particulier, d'accéder aux biens publics va au-delà des terres domaniales agricoles et non agricoles. Lors de la conférence internationale sur le soutien et la protection de l'investissement, organisée par le ministère de l'Économie le 24 septembre, la secrétaire d'État chargée des sociétés citoyennes indique que des efforts étaient également en cours pour “définir les aspects procéduraux et réglementaires en vue de développer la législation relative aux biens forestiers”.
“L'administration générale des forêts est l'une des plus complexes en raison de sa responsabilité dans la préservation des biens forestiers”, souligne l’expert en droit foncier dans un entretien accordé à inkyfada. Cela n'a pas empêché l'élaboration d'une “convention commune entre l'administration générale des forêts, le ministère de l'Agriculture et le ministère de l'Emploi, représenté par la secrétaire d'État aux sociétés citoyennes dans le domaine forestier”, annonce Hassna Jiballah pour la première fois lors de l'inauguration de la société Al-Abadala pour le transport. Selon elle, cette convention vise à “permettre aux créateurs de sociétés citoyennes dans ce secteur de s'engager dans des activités telles que le tourisme écologique, la distillation d'huiles, et d'autres initiatives”.
Du 28 septembre au 4 octobre, la secrétaire d'État chargée des entreprises communautaires, Hassna Jiballah, a supervisé le lancement de 11 entreprises communautaires dans plusieurs gouvernorats, dont Béja, Jendouba, Zaghouan, Kasserine, Kairouan, Mahdia et Sidi Bouzid. Selon elle, “12 entreprises ont lancé leur activité effective”. Elle espère que ce nombre atteindra “20 entreprises d'ici octobre”.
“Un chèque en blanc” : subventions et facilités de gros
“Minimiser les difficultés” pour les entreprises communautaires - une expression fréquemment utilisée par le président de la République. Cela inclut “la simplification des procédures pour la création de ce type d'entreprise dans tous les secteurs”, selon un communiqué présidentielle faisant suite à sa réunion avec le ministre de l'Emploi et la secrétaire d'État chargée des entreprises communautaires le 2 septembre.
Suite à cela, la machine s’est mise rapidement en marche, et le 11 septembre, le Secrétariat d'État chargé des entreprises communautaires annonce l'ouverture des demandes pour une aide financière mensuelle de 800 dinars sur une période d'un an. Cette aide, mise en place en 2019 pour soutenir les initiatives privées et individuelles à hauteur de 200 dinars par personne, a été élargie pour inclure les entreprises communautaires et en augmenter le montant. Toutefois, selon la secrétaire d'État, cette aide “n’a été mise en œuvre que récemment”. Elle précise que “l'aide de 800 dinars est désormais accessible à tous les membres d'une entreprise communautaire, quel que soit leur nombre”, ajoutant que, selon elle, “il s'agit d'un soutien symbolique, car l'enjeu n'est pas financier, mais réside dans l'accompagnement et le soutien”.
Cette aide est destinée aux entreprises communautaires inscrites au registre national des entreprises et dont l'activité n'excède pas trois ans. Il est également requis qu'elles soumettent une étude de faisabilité, ou “qu'elles s'engagent à la fournir dans un délai de 60 jours”, sous peine de suspension du versement de l'aide.
Le secrétariat d'État chargé des entreprises communautaires indique dans le même communiqué que “la demande de présentation de cette étude ou du cahier des charges validé a été reportée, soit avant le début de l'activité effective, soit lors de la demande de versement de la subvention conformément à la législation en vigueur en matière d'investissement”. Cela vise à “simplifier les procédures de création des entreprises populaires et à surmonter les difficultés qui entravent leur création”.
Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) dénonce, dans un communiqué, cette décision, qu’il considère comme “un recul des acquis des Tunisiens et de leur droit à un environnement sain, consacrant un retour aux foyers de pollution”. Le Forum estime que “la suppression d’un des mécanismes de contrôle préalable de la pollution de l’environnement, sans coordination avec les structures concernées dans le domaine environnemental, bafoue l’arsenal législatif garantissant le droit à un environnement sain”.
La décision est également en contradiction avec le décret n°1991 de l'année 2005 relatif à l'étude d'impact sur l'environnement, qui stipule dans son article 5 que “l'autorité ou les autorités compétentes ne peuvent délivrer l’autorisation pour la réalisation de l’unité soumise à l'étude d'impact sur l'environnement qu’après avoir” constaté que l’agence nationale de protection de l'environnement (ANPE) ne s’oppose pas à la réalisation ou après avoir pris connaissance d’un cahier des charges signé conformément au modèle approuvé par le ministre chargé de l'environnement.
Cette décision
“réduit l’importance de l’obligation de mener des études d’impact environnemental pour les entreprises”, explique Hamdi Hached, expert en environnement et changements climatiques, lors d’une interview accordée à inkyfada. L’idée de mettre
en place des entreprises communautaires
“pourrait être bénéfique si leurs objectifs étaient atteints, notamment en matière de création de richesse et de relance économique à travers des alternatives de développement respectueuses de l’environnement et non préjudiciables à celui-ci. Néanmoins,
cette décision privilégie l’investissement au détriment de la préservation du milieu naturel”, poursuit-il.
“Cette décision ministérielle équivaut à un chèque en blanc et constitue une violation de l’approche rationnelle des lois”, affirme l’expert.
De son côté, Ines Labyedh, responsable du département de justice environnementale au sein du FTDES, déclare que “le cahier des charges et l’étude d’impact environnemental préalable ont été instaurés pour garantir la préservation de l’environnement”. Elle ajoute que le législateur a conçu cette loi pour qu’elle soit appliquée “avant le lancement des projets, et non après”.
“La décision de reporter l’étude d’impact environnemental est une mesure improvisée qui permet aux promoteurs de l’entreprise d’adopter une logique purement lucrative, sans accorder d’importance à la responsabilité sociétale et environnementale, ce qui ne fera qu’aggraver la situation”, poursuit-elle.
Une opportunité économique ou un “projet politique”?
Il n'y a pas de statistiques précises concernant les sociétés citoyennes, à l'exception de quelques chiffres mentionnés dans les déclarations des responsables et les communiqués de certaines institutions publiques que nous avons cités précédemment.
Cette situation a conduit certains experts à préférer garder le silence, tandis qu'un d'entre eux, ayant choisi de rester anonyme, affirme que “le dossier des sociétés citoyennes n'est pas un sujet économique, mais un véritable enjeu politique”. Selon lui, “il est impossible pour un spécialiste de se prononcer sur un sujet pour lequel aucune donnée n’est disponible”.
Pour sa part, Amine Bouzayen, expert en justice fiscale, estime que l’idée des sociétés citoyennes, en général, “pourrait mettre du temps avant de produire des résultats tangibles”.
“Ce n’est pas une mauvaise idée en soi si l’économie tunisienne connaît un redémarrage, mais le contexte économique actuel, marqué par une croissance de seulement 0,4 % l’année dernière, pourrait empêcher les sociétés citoyennes d’atteindre leurs objectifs”, explique Bouzayen.
Les autorités défendent le projet des sociétés citoyennes en affirmant qu'il représente “un modèle recherché par beaucoup, basé sur la création de richesse et la distribution de ses bénéfices à l'ensemble des citoyens sur la base de la justice sociale”. Selon elles, il permettra de créer des emplois dans un pays où le taux de chômage a atteint 16 % au premier trimestre de 2024.
L'ancien directeur de l'Agence nationale pour l'emploi, Hafedh Al-Ateb, déclare que “le mécanisme des sociétés citoyennes ne constitue pas un outil de lutte contre le chômage, car les actionnaires de ces entreprises, sauf quelques exceptions, ne sont généralement pas des chômeurs”, faisant référence à la possibilité de cumuler la participation dans une société citoyenne avec le statut de salarié.
De son côté, l'expert en droit foncier, qui préfère rester anonyme, trace un tableau encore plus sombre pour l'avenir des sociétés citoyennes. Selon lui, elles sont “étrangères au droit tunisien” et ressemblent davantage à “l'expérience de la mutualité des années 1960, menée par Ahmed Ben Salah, qui n'a pas réussi”.
Il poursuit : “Comment peut-on s'attendre à ce qu'une entreprise réalise des bénéfices avec 50 membres, un capital limité et une activité encore plus restreinte dans une zone géographique qui ne peut être dépassée ! C'est illogique”.
Quelles que soient les opinions sur les sociétés citoyennes et leur pertinence, la réalité montre qu'elles représentent l'une des principales priorités du gouvernement actuel, du moins jusqu'aux élections du 6 octobre, lors desquelles Kais Saied a remporté
90,69 % des voix, dans le cadre d'un processus électoral qui a suscité un large débat.