Observation électorale : les élections s’enfoncent dans l’opacité

Les missions d’observations, qui jusqu’alors étaient habituées à travailler de manière relativement libre, rencontrent de nombreux obstacles pour les élections présidentielles du 6 octobre. Malgré l’importance de ce scrutin, les acteurs nationaux et étrangers les plus fiables ne pourront pas observer le processus électoral, pourtant déjà en cours. 
Par | 02 Octobre 2024 | reading-duration 15 minutes

La décision est inédite : pour la première fois depuis 2011, des milliers* d’observateurs issus de plusieurs associations tunisiennes se sont vus refuser leur accréditation de la part de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Un communiqué, publié le 9 septembre sur sa page Facebook , invoque le motif de l’ingérence, expliquant que “certaines associations reçoivent des financements étrangers suspects”.

Sans l’accord de l’ISIE, impossible de surveiller le processus électoral, que ce soit le jour du scrutin ou en amont. Dès le mois de juillet pourtant, près d’une dizaine d’associations expriment leur intention d’observer la présidentielle du 6 octobre, dont des structures reconnues comme I Watch et Mourakiboun, toutes deux fondées en 2011. Des associations “ayant acquis une expérience absolument essentielle et crédible”, selon Kamel Jendoubi, président de l’ISIE de 2011 à 2014. 

“Contrairement à d’autres associations qui n’ont toujours pas eu de retour, nous avons été les premiers à recevoir un refus écrit”, confie Souhaieb Ferchichi, membre de l'équipe exécutive d’I Watch. Pour la présidentielle, l’organisation souhaitait “assurer l’observation sur tout le territoire tunisien” grâce à ses volontaires ainsi que les membres d’associations partenaires. Quant aux autres réseaux d’observateurs, l’absence de réponse suffit déjà pour entraîner une mise à l’écart des préparatifs de l’élection, alors que la campagne a débuté le 14 septembre, que les listes électorales sont en train d’être imprimées et que le matériel de vote est acheminé vers les circonscriptions de l’étranger.

"Nous avons écrit trois fois à l’ISIE pour recevoir une justification de son avis selon lequel nous n’étions pas neutre”, déplore Souhaieb Ferchichi, “et nous n’avons pas reçu de réponse à ce jour.”

Kamel Jendoubi rappelle que “l’observation électorale concerne les observateurs nationaux, mais aussi étrangers, ainsi que les journalistes”. Or, en plus d’un net recul de la liberté de la presse en Tunisie*, ces derniers mois ont aussi été marqués par l’absence de certaines délégations d’observation étrangères, notamment les missions de l’Union Européenne. À quelques jours de l’élection présidentielle, c’est donc l’ensemble des acteurs de l’observation électorale qui sont donc entravés.

Depuis 2011, une tradition de l’observation électorale

Après la révolution, l’observation électorale a pris une place centrale dans la vie politique tunisienne. “C’est un critère absolument important pour mesurer la légitimité des élections”, explique Kamel Jendoubi, qui tient à souligner que les observateurs doivent être mobilisés “pas uniquement le jour du scrutin, mais durant toutes les phases”, c’est à dire de la mise à jour des listes électorales à l’élection à proprement parler, en passant par l’annonce des candidatures ou encore la phase de campagne.



Kamel Jendoubi explique que la nécessité de garantir un cadre d’observation électorale “était notre conviction dès le départ, en tant que première ISIE, et nous y avons veillé sur la base du mandat donné par la Haute instance*”.

Selon lui, en 2011, près de “2000 journalistes, dont 600 étrangers” avaient été accrédité·es par l’ISIE pour couvrir les élections constituantes. La même année, I Watch et Mourakiboun déploient pour la première fois un réseau d’observateurs citoyens sur l’ensemble du territoire national. “Depuis, notre expertise s’est améliorée”, affirme Souhaieb Ferchichi.

“Les premières observations, c’était seulement le jour du vote, puis petit à petit ça s’est étalé sur tout le processus électoral”, explique Souhaieb Ferchichi, “on suivait les candidats en campagne, on faisait du monitoring sur les réseaux…”

Parallèlement, des délégations étrangères ont pour la première fois pu déployer des dispositifs de grande ampleur en Tunisie. Comme I Watch, les observateurs de l’UE étaient aussi présents pour toutes les élections entre 2011 et 2022.

Déployées sur tous les continents, les missions d’observation de l’UE sont présidées par un·e député·e européen·ne et intègrent à la fois des membres du Parlement européen et des expert·es du Service extérieur*, qui assurent pour certain·es une présence jusqu’à plusieurs mois avant et après le scrutin. “La Tunisie faisait partie des pays prioritaires pour notre programme d’observation”, explique un député européen ayant déjà participé à des missions dans le pays.

“À l’époque, la priorité était donnée à la Tunisie ‘au Sud’ et à l’Ukraine ‘à l’Est’, deux modèles prometteurs”, se souvient le député.

L’importance prise par l’observation électorale tranchait alors avec les pratiques en place sous l’ère Ben Ali. “La Tunisie avait une sorte de passé sombre sur la question des élections, c’était un traumatisme”, souligne Hatem Nafti. Selon l’essayiste et chercheur en sciences politiques, “ en 2011, on est entré dans une euphorie post-révolutionnaire, ce qui avait permis d’admettre des observateurs”.

Un basculement dans l’opacité, pour “la survie du régime”

“L’euphorie” autour de l’observation électorale est cependant progressivement retombée. Depuis le 25 juillet 2021, trois élections ont eu lieu : le référendum constitutionnel de juillet 2022, les législatives de décembre 2022, et les locales de décembre 2023. “Nous avons choisi de ne pas observer ces élections, car notre positionnement, c’est que le processus par lequel elles avaient été amenées n’était pas légal”, explique Souhaieb Ferchichi.

Pour l’élection présidentielle de 2024, l’association estime cette fois que le scrutin “s’inscrit dans l’agenda électoral qui a été lancé avec la Constitution de 2014”, Kaïs Saïed ayant été élu pour cinq ans en 2019. Suite au refus essuyé par I Watch et Mourakiboun, difficile de savoir si d’autres structures ont pu obtenir leurs accréditations. À la veille de la campagne, l’ISIE annonçait avoir déjà accrédité 1500 journalistes et observateurs. Contactée à plusieurs reprises par inkyfada pour détailler ces chiffres, l’Instance n’a pas répondu à ce jour.

Faisant référence aux élections intermédiaires entre 2022 et 2024, Kamel Jendoubi regrette par exemple que “l’ISIE ne fournisse plus les résultats bureau de vote par bureau de vote”. En écho aux observateurs, plusieurs acteurs dénoncent également le manque global de transparence de la prochaine élection. De son côté, Souhaieb Ferchichi souligne que “l’instance électorale organise des conférences de presse en invitant seulement la Télévision nationale, sans les autres médias”, comme lors de l’annonce de la liste officielle des candidats retenus, le 3 septembre 2024.

“Le processus électoral, tel qu’on le voit se mettre en œuvre, est de plus en plus marqué par la nécessité d’opacité”, déplore Kamel Jendoubi.

Les difficultés rencontrées par les réseaux d’observateurs tunisiens sont préoccupantes, d’autant plus que beaucoup soulignent l’importance de la prochaine élection présidentielle pour le pays. “Tout le monde sait que si on veut changer la Constitution, il faut gagner la présidentielle”, explique Hatem Nafti, jugeant le scrutin aussi décisif pour le camp présidentiel que pour l’opposition.

“Le régime joue sa survie sur cette élection”, juge Hatem Nafti.

Face à l’importance du scrutin, l’inquiétude monte aussi face aux potentielles irrégularités. “Si vous diminuez le nombre d’observateurs, vous augmentez le risque de fraude, c’est mathématique”, déplore Hatem Nafti, expliquant par exemple que les fraudes pourraient intervenir au moment de “contrôler la remontée des résultats des bureaux de vote”. Des poursuites ont aussi déjà été engagées, en amont du scrutin, contre les équipes d’Abdellatif Mekki, Nizar Chaari ou encore Ayachi Zammel pour falsification de parrainages.

Même dans le cadre du contentieux, les personnes chargées de l’observation pouvaient apporter des garanties de traitement équitable des candidats. Par exemple, le 17 septembre, la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'homme (LTDH) a annoncé qu’une enquête pour parrainages frauduleux avait également été ouverte dans le gouvernorat de Mahdia, visant cette fois les équipes du camp présidentiel. Dans son communiqué, l’association déplore que “presque une semaine” après l’ouverture de la procédure, “aucune date n’ait été fixée pour entendre les suspects ou diriger le reste des recherches nécessaires”. 

Populisme et diplomatie

Parallèlement aux difficultés connues par les réseaux d’observation locaux, certaines missions étrangères comme celles du Carter Center ou de l’Union Européenne ne seront pas présentes pour le scrutin du 6 octobre. “Nous aurions été intéressés par le fait de venir, mais nous n’avons pas été invités”, explique le député européen contacté par inkyfada.

Dès mai 2022, le président de la République se déclarait hostile à la présence de mission d’observation étrangères pour le référendum sur la nouvelle constitution, expliquant que la Tunisie n’était pas “un État sous occupation”. Comme pour Ie cas des financements de Mourakiboun et I Watch, la rhétorique mobilisée est donc celle de l’ingérence.

“C’est un discours qui ne coûte pas cher et qui est mobilisateur”, estime Hatem Nafti, qui ajoute que “Kaïs Saïed l’a très vite mobilisé pour envoyer l’image d’un leader de “la lutte pour la libération nationale’”.

Kamel Jendoubi rappelle qu’avant l’arrivée de missions importantes comme “celles de l’UE, de l’Union Africaine, d’organismes internationaux américains, ou encore de l’Organisation Internationale Francophonie”, les observateurs étrangers avaient une latitude d’action bien moins élevée en Tunisie. “Sous Ben Ali, il s’agissait de services rendus entre régimes non-démocratiques, qui organisent des élections pour la forme”. Questionnée par inkyfada sur la liste des délégations étrangères présentes pour le scrutin du 6 octobre, l’ISIE n’a pas fourni de réponse à ce jour.

Le 15 mars 2024, le président de l’ISIE, Farouk Bouasker, s’est rendu en Russie pour signer un mémorandum d’entente entre l’instance tunisienne et la commission électorale russe (CIK). Lors de sa visite, il avait aussi participé à l’observation de l’élection présidentielle qui a vu Vladimir Poutine être réélu avec 87% des suffrages. Pour les législatives de décembre 2022, une mission d’observation russe avait également été reçue à Tunis.

En plus de la ligne souverainiste défendue par Kaïs Saïed, le parlementaire européen contacté par inkyfada soutient que ce récent développement s’inscrit dans la stratégie du Kremlin, qui “conseille à ses partenaires d’arrêter d’accueillir des missions ‘colonialistes’ de l’UE”. 

Kamel Jendoubi dénonce quant à lui “des points communs” entre le scrutin du 6 octobre et les dernières élections en Russie : “limitation du nombre de candidats, non-respect des règles électorales ou de la liberté d’expression, sans parler du fait que l’observation nationale en Russie est négligeable, étouffée, et qu’il y a un refus d’observation internationale crédible”.