Entre l’Egypte et Gaza, le poste-frontière de Rafah entre les mains d’un seul homme

Mada Masr | La péninsule Argany

Cette enquête sur le business des passages au poste-frontière de Rafah, entre Gaza et l’Egypte,  a été réalisée par le média égyptien Mada Masr. Depuis la publication, la rédactrice-en-cheffe du média a été interrogée et accusée de diffuser des fake news. Pour soutenir Mada Masr et continuer à diffuser l’information au plus grand nombre, inkyfada a traduit et reproduit cette investigation. 
Par | 01 Mars 2024 | reading-duration 30 minutes

Disponible en arabe
Au cours des derniers mois, Israël a tué des dizaines de milliers de personnes dans sa guerre contre les Palestiniens. Que ce soit pour la population ou pour l’aide humanitaire, le poste-frontière de Rafah est désormais le seul moyen d’entrer et de sortir de Gaza.

L’article original, réalisé par Mada Masr, est disponible ici

Durant les premières semaines de la guerre, le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a tenu une conférence de presse, appelant à autoriser l’aide dans la bande de Gaza. De son côté, l’État égyptien a appelé célébrités et influenceurs à se rendre dans cette zone. Des militant·es des quatre coins du monde se sont réunis pour organiser un convoi jusqu’au point de passage de Rafah dans l’espoir d'atteindre Gaza, si les autorités égyptiennes le permettent. Leurs efforts ont finalement résulté en un “ report” et à l’expulsion de certains de ces activistes.

Officiellement, l’Egypte - qui est théoriquement censée contrôler le passage entre le Sinaï et Gaza - affirme que le poste-frontière est ouvert. En réalité, il est contrôlé par Israël, qui menace de viser quiconque s'avançant sans son approbation. Et ce ne sont pas des paroles en l’air. Israël a bombardé la zone à plusieurs reprises au début de son offensive sur Gaza. 

En dépit de cette impasse, la population et l’aide continuent de passer par Rafah. Et, la manière avec laquelle ces passages se font est un secret de polichinelle. 

Dans les coulisses se tient une figure solitaire, à l’intersection des relations économiques, internationales et du pouvoir ; une figure qui, en moins d’une décennie, est passé du statut de fugitif à celui de chef de bataillon tribal, de partenaire de l’armée égyptienne dans sa guerre contre le terrorisme à celui d’homme d’affaires les plus influents d’Egypte : Ibrahim al-Argany.

L’ascension fulgurante de cet homme au cours des dernières années soulève de nombreuses questions, qui ne font que se multiplier depuis l’escalade de la violence contre Gaza. Actuellement, tout ce qui entre et sort de Gaza se fait presque exclusivement par le biais des entreprises d’Argany et par son réseau de connaissances.

Dans un premier temps, le chaos provoqué par l’attaque israélienne sur Gaza a pertubé son emprise sur ce que l’on appelle le business de la “coordination”. Mais cela n’a pas duré longtemps. Au cours des dernières semaines, Argany a repris le contrôle sur les allées et venues à Rafah.

Ces derniers mois, Mada Masr a pu s’entretenir avec des dizaines de sources : 17 Palestinien·nes qui ont tenté de payer les frais de coordination leur permettant de sécuriser leur sortie de Gaza, deux coordinateurs égyptiens, deux chauffeurs travaillant à Hala (une des entreprises d’Argany), une source travaillant au poste frontière de Awja, deux sources du Croissant rouge égyptien et quatre membres de différentes tribues du Sinaï.

Elles nous ont raconté comment Argany a construit son empire, en seulement une décennie, dans un pays où les institutions étatiques sont connues pour leur contrôle sans faille. Ces sources nous ont permis de comprendre comment Argany a obtenu à terme le contrôle de l’unique point de passage vers Gaza, détenant un droit de vie ou de mort sur celles et ceux qui souhaitent se frayer un chemin hors de Gaza qui rend actuellement son dernier souffle sous les bombardements et la famine.

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Durant les premières semaines de l’attaque, Israël a imposé un blocus sur l’aide humanitaire entrant à Gaza. En réponse, l’Egypte a refusé d’autoriser la sortie de la bande de Gaza aux étrangers et aux binationaux, afin de faire pression sur les gouvernements internationaux, qui considéraient cette question comme l'une de leurs principales priorités, pour qu'ils mettent un terme à la campagne de bombardements israélienne.

Cependant, début novembre, Le Caire annonce finalement le début des évacuations des ressortissants étrangers et binationaux de Gaza par Rafah. Pour cela, les gouvernements étrangers ont dû fournir aux autorités égyptiennes des listes de leurs citoyens présents à Gaza. A partir de ces informations, les autorités égyptiennes ont établi une liste de “passeports étrangers”, quotidiennement envoyée aux responsables frontaliers, à la fois du côté palestinien et égyptien, avec l’approbation d’Israël. Une fois leur nom ajouté à la liste, les missions diplomatiques informent leurs citoyens des modalités de voyage et attendent qu'ils sortent par cet unique point de passage. Après leur traversée, les représentants des ambassades les accompagnent par bus vers l’aéroport international du Caire. 

Mais à Gaza, il existe également des détenteurs de passeport égyptien, ou des personnes ayant un document confirmant leur statut de réfugiés (que l’Egypte délivre régulièrement aux Palestiniens) ou encore des Palestiniens sans aucun document de voyage.

Le ministère des Affaires étrangères a mis en place un mécanisme distinct pour les ressortissants égyptiens. Ils doivent enregistrer leurs données via un lien ou par une demande d’évacuation remise par leurs proches au Caire, auprès de ce que tout le monde appelle la “fenêtre 9” au sein du ministère des Affaires étrangères. A partir de là, les autorités ajoutent les noms demandés aux listes qui sont envoyées aux responsables frontaliers de part et d’autre de la frontière. 

Le ministère souligne que ce mécanisme “est le seul moyen de retourner dans son pays d’origine et [que] toute autre tentative relève de la fraude, de la tromperie et de l’exploitation des conditions difficiles vécues par les habitants de Gaza, et que cela n’a aucun lien avec l’État égyptien”.

Cependant, cette procédure n’a pas fonctionné pour Samah*, qui a utilisé le lien au début du mois de décembre, pour soumettre une demande au ministère des Affaires étrangères afin d’évacuer sa sœur et les enfants de sa sœur de Gaza. Malgré cette démarche, leurs noms ne sont pas apparus sur les listes.

Samah explique à Mada Masr qu’elle s’est rendue au ministère à de multiples reprises pour se renseigner sur l’état d’avancement de ses demandes. Un des employés a fini par lui dire que le dossier était entre les mains des services de renseignements généraux et qu’elle devrait les contacter. Déterminée, Samah s’est rendu sur place et a pu s’entretenir avec un fonctionnaire, par le biais de l’interphone du portail : ce dernier a nié toute responsabilité dans cette affaire.

Finalement, après avoir entendu de plus en plus d’histoires de personnes ayant réussi à quitter Gaza moyennant une somme d’argent pour des services de coordination, Samah a compris que “nous devions payer un pot-de-vin pour avoir nos noms sur la liste”. Ce que Samah décrit comme un “pot-de-vin” est également appelé “frais de coordination”. Pour les détenteurs d’un passeport égyptien, le prix peut aller jusqu’à 650$ [ndlr : environ 2032 dinars tunisiens] pour les plus de 16 ans, et 325$ pour les moins de 16 ans. Samah étant dans l’impossibilité de payer cette somme, sa sœur et ses enfants restent bloqués à Gaza.

Demande soumise au Ministère des Affaires étrangères.

À l’inverse, Latif*, un Palestinien vivant aux Emirats arabes unis, a réussi à faire évacuer sa femme égyptienne et la mère de cette dernière. Le prix de la coordination pour leur sortie était de 650$ par personne, payés à Hala, la société détenue par Ibrahim al-Argany. Une fois que Hala a reçu l’argent, leurs noms ont été ajoutés à la liste de coordination égyptienne, et les deux femmes ont pu être évacuées fin décembre. 

La situation est en effet différente pour les Palestiniens, en raison de l’absence d’un mécanisme officiel facilitant leur sortie de Gaza. C’est pourquoi Latif est dans l’impossibilité de faire évacuer sa mère et sa fratrie, qui possèdent seulement un permis de travail palestinien. Ils devaient rejoindre leur père, coincé du côté égyptien dans la ville d’Arish.

Ce dernier, un homme d’une soixantaine d’années, est entré en Egypte par le point de passage de Rafah avec sa fille, tout juste mariée, pour lui dire au revoir à l’aéroport du Caire, avant son déménagement en Allemagne. Il était censé rentrer à Gaza le 7 octobre, jour où le Hamas a lancé son attaque contre Israël, baptisée opération "Déluge d'Aqsa", entraînant depuis lors l'agression contre Gaza. 

En conséquence, la frontière a été fermée et bombardée à de multiples reprises, laissant le père de Latif bloqué à Arish. Sans aucune ressource, il vit dans l’attente, dans un hôtel, soutenu par des habitants locaux qui couvrent ses frais.

A quelques 40 kilomètres d’Arish, derrière la barrière séparant la bande de Gaza du Sinaï, sa femme et ses deux filles vivent avec son beau-frère et sa famille dans une tente dans la partie palestinienne de Rafah.

Bien qu’il ait perdu tout ce qu’il possédait, lorsque la maison qu'il avait construite "avec le dur labeur d’une vie", selon ses propres mots, a été bombardée à Khan Younis, le père n'a eu de cesse d'essayer d'évacuer sa famille de la bande de Gaza. Au début du mois de janvier, il est entré en contact avec les agents de la coordination 

Mais ces derniers ont exigé 11.000$ par personne soit 33.000$ pour sa femme et ses deux filles. Le montant exorbitant s’explique par leurs statuts de Palestiniens ne détenant pas d’autres passeports.

Au cours des premières semaines après que la sorties depuis Gaza aient été autorisées, de nombreuses personnes ont saisi cette opportunité pour tenter de fuir. Les personnes en contact avec des personnes influentes en Egypte, ont utilisé leur réseau pour avoir leur noms inscrits dans les listes de coordination. Pendant ce temps, de nombreux Palestiniens ont été escroqués sans même figurer sur les listes, car des coordinateurs ou des personnes se faisant passer pour telles ont profité des circonstances tragiques actuelles.

Luay Nassar, un Palestinien vivant en Belgique, tente d’accumuler 100.000$ afin de faire évacuer 25 membres de sa famille, incluant son père, sa mère et de jeunes neveux, dispersés dans la bande de Gaza après que leurs maisons aient été bombardées. Luay explique que sa famille a tout vendu pour atteindre le montant des frais de coordination. “Des maisons et des voitures ont été bombardées, même l’or a été perdu sous les décombres”, déplore-t-il. Il s’est donc tourné vers GoFundMe, plateforme sur laquelle il a lancé une campagne de levée de fonds dans l’espoir de faire sortir sa famille avant qu’elle ne subisse le même sort que la famille de son son oncle, tous tués lors d’une des frappes aériennes israéliennes. 

Campagnes de levée de fonds sur le site Gofundme.

Cette méthode de collecte de fonds est devenue fréquente pour faire face à la crise des frais de coordination. Khaled*, un Palestinien vivant en Australie, a tenté de joindre plusieurs coordinateurs pour faire évacuer ses parents déplacés dans la zone de Deir al-Balah, où ils vivent aujourd’hui sous une tente. 

D'après son témoignages et des propos rapportés par un certain nombre de Palestiniens, qui ont réussi à partir, les coordinateurs ne s'engagent dans l'entreprise qu'une à deux fois au maximum avant de démissionner. Ils évitent ainsi de révéler leur identité, car “toute coordination est illégale et se fait sous la table”, rendant encore plus difficile le fait de trouver un coordinateur fiable. Finalement, Khaled a également lancé une campagne GoFundMe pour récolter de l’argent pour la sortie de ses parents.

Les prix ne font qu’augmenter. D’après des familles palestiniennes qui se sont entretenues avec Mada Masr à plusieurs reprises au cours de ces derniers mois, les frais de coordination de sortie pour les Palestiniens coûtaient 5.000$ début novembre, pour atteindre 11.000$ fin janvier, avant que Hala, la société d’Argany n’intervienne pour contrôler le système de coordination de plus en plus chaotique.

Initialement, la société se chargeait seulement de la sortie des Egyptiens et les détenteurs d’un document de réfugié, s'abstenant de faire de même pour les Palestiniens, d’après les responsables de la société que Khaled a contacté mi-janvier pour ses parents.

Cependant, quelques changements sont survenus ces dernières semaines. A la mi-janvier, les responsables de la sécurité au poste-frontière ont commencé à demander :  “Qui assure la coordination pour vous ?”, selon le témoignage d’un coordinateur égyptien et un Palestinien dont les proches ont quitté Gaza au cours de cette même période.

Hala a annoncé que les réservations de coordination pour les détenteurs d’un passeport égyptien seraient exclusivement effectuées depuis le siège de la compagnie à Nasr City, ce qui a éliminé tous les intermédiaires et agents de réservations. Cela signifiait qu’un paiement en dollars devait être effectué au siège de l’entreprise et qu’elle ne traitait plus avec ses agences affiliées à Gaza, Mushtaha et Hamad Star.

Liste de coordination de Hala en date du 11 février.

Hala a suspendu sa coordination pour les détenteurs de passeports égyptiens, mais a annoncé la réouverture des réservations à peine cinq jours plus tard. Alors que l’annonce ne mentionnait que les passeports égyptiens, la société a également commencé à travailler sur la coordination des détenteurs de passeports palestiniens et a mis en place un système de tarification et de paiement, selon diverses sources palestiniennes qui ont contacté la  société ces dernières semaines.

Cette nouvelle organisation impose désormais aux Palestiniens de payer 5000$ pour les plus de 16 ans et 2500$ pour les moins de 16 ans. Les frais de coordination pour les détenteurs d’un passeport égyptien restent les mêmes - 650$ et 350$ pour les moins de 16 ans -. De la même manière, le tarif de la coordination pour les détenteurs d’un document de réfugiés reste à 1200$. Cependant, ce qui a changé dans leur cas, est le prix de  sortie pour les parents proches, qui étaient auparavant autorisés à sortir au même tarif. Il est désormais fixé en fonction du détenteur d'un passeport palestinien dans le nouveau système (5000 $ pour les plus de 16 ans et 2500 $ pour les personnes de plus de 16 ans).

En outre, la société a introduit une déclaration qui doit être signée par les personnes demandant un service de coordination et qui stipule que les frais ne peuvent être remboursés qu'en cas de refus pour des raisons de sécurité. Dans ce cas, la déclaration précise que la société remboursera le montant en déduisant le coût de "l'enquête de sécurité avec les services de sécurité égyptiens", qui coûtait initialement 50 dollars avant de passer à 100 dollars dans le cadre de la nouvelle tarification.

Déclaration à signer pour Hala.

De plus, la nature des listes de celles et ceux autorisés à sortir a changé. Précédemment, deux listes étaient affichées au poste-frontière : la liste des ressortissants étrangers et la liste des détenteurs de passeports égyptiens. La liste de Hala a par la suite été ajoutée. Par conséquent, tous les autres coordinateurs ont cessé leur activité, laissant le travail de coordination exclusivement à la société de Argany.

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Ce type de service de coordination n’est pas né ces dernières semaines. Avant 2005, quand les colons israéliens et l’occupation militaire était présents à Gaza, n'importe qui pouvait voyager à tout moment, même si cela impliquait les habituelles restrictions sécuritaires israéliennes, incluant des attentes interminables au poste-frontière et des interrogatoires de certains voyageurs, tout le monde finissait par passer le jour même. 

Suite à la décision unilatérale d’Israël de se retirer de la bande de Gaza en 2005, l’Autorité palestinienne a pris en charge la gestion de la partie palestinienne de la frontière dans le cadre de l’Accord sur les déplacements et l’accès. L'accord exigeait la présence d'observateurs de l'Union européenne et qu'Israël approuve la liste des voyageurs 48 heures à l'avance.

Cependant, cette entente changea en 2007, quand le Hamas prit le contrôle de la bande de Gaza et évinça l’Autorité palestinienne. 

Dans le conflit entre le Hamas et le Fatah, l’Egypte a, de son côté, bloqué son point de passage, qui est resté fermé jusqu’au début de l’année 2008. C’est alors que, opposé à ce siège, le Hamas a détruit avec un bulldozer la barrière le long de la frontière, permettant à des centaines de milliers de personnes de traverser et d’entrer dans le Sinaï en 2008.

Le Hamas avait alors déclaré : “Nous n’accepterons pas un retour à la cage du siège ou à l’accord signé en 2005. Nous voulons un passage égypto-palestinien libre.”

Par la suite, le Hamas et l’Egypte sont parvenus à un accord sur la gestion du passage de Rafah : ce dernier set ouvert pendant quelques jours puis fermé pendant de longues périodes.

Cette situation changea seulement après la Révolution du 25 janvier en 2011, lorsque le poste-frontière de Rafah est officiellement déclaré ouvert de manière permanente. C’est aussi durant cette période que des groupes armés ont commencé à émerger dans le Sinaï. 

La situation sécuritaire dans le Nord-Sinaï s’est davantage détériorée à la fin de l’année 2013. Après les manifestations du 30 juin, l’ancien président Mohamed Morsi a été évincé, amenant le Abdel Fattah al-Sissi au pouvoir. L’ouverture du poste-frontière de Rafah était limitée, à ce moment-là, à quelques jours par mois, une pratique que le Hamas dénonçait, qualifiant comme “injuste” le traitement réservé par les autorités égyptiennes à la partie palestinienne et exigeant “un mécanisme clair pour la gestion de la frontière”. Il est devenu courant que le passage soit fermé pendant des durées prolongées, parfois jusqu'à 50 jours consécutifs, et ouvert uniquement les jours consacrés au transit des patients, des étudiants, des cas humanitaires, des personnes bloquées et des pèlerins de la Umrah et du Hajj. Le Hamas a qualifié ces restrictions de “crime contre l’humanité”.

Durant cette période, la coordination pour sortir de Gaza était gérée par le bureau du ministère de l’intérieur du Hamas dans la région de Abu Khadra dans la bande de Gaza. Le ministère, à son tour, envoyait les listes du côté égyptien pour leur approbation. Ce processus officiel de coordination des sorties a perduré jusqu’au déclenchement de la guerre actuelle. Cependant, l’approbation prenait souvent des mois et laissait les voyageurs attendre jusqu’à ce que le poste-frontière soit ouvert. Ces longues attentes ont fait naître un business de coordination officieux, moyennant de l’argent contre l'ajout de noms sur les listes de transit ainsi que pour l’organisation de voyage sur mesure. Cette procédure officieuse est devenue la méthode la plus courante pour que les gens quittent la bande, à tel point que le terme “coordination” lui-même en est venu à désigner cette transaction informelle.

Selon diverses sources palestiniennes qui se sont entretenues avec Mada Masr, les services de coordination ont commencé en 2013 avec un fourchette de prix comprise entre 1500$ et 2000$ par personne. Initialement, il s’agissait d’un marché vaste et compétitif avec divers coordinateurs vers lesquels chacun se tournait pour des raisons de commodité et de préférence. 

L’une des premières et principales coordinatrices était une Palestinienne connue par tous sous le nom de “Um Hisham”. 

Um Hisham jouissait d’une certaine vénération, qui transparaît dans la façon dont les différentes sources palestiniennes la décrivent. Son nom évoque la peur, et tout le monde s’accorde à dire qu’elle entretient de nombreuses relations en Palestine et en Égypte. Selon trois sources palestiniennes, dont l'une occupe un poste élevé au sein de l'Autorité palestinienne, Um Hisham a été la première à lancer cette activité de coordination.

Um Hisham était une employée de secrétariat du chef de la police de l’Autorité palestinienne à Gaza. Après la prise de contrôle par le Hamas de Gaza en 2007, l’Autorité palestinienne a ordonné à ses employés de rester chez eux, tout en continuant de leur verser un salaire mensuel, dans le but de perturber l’administration de la bande par le Hamas. Um Hisham en faisait partie. 

Une source au sein de l’Autorité palestinienne décrit Um Hisham comme une “femme intelligente” qui a lancé son propre business. Elle aurait commencé à fréquenter l’Égypte via le terminal de Rafah et est devenue une  “marchande de sacs”, terme désignant les individus qui emballent des marchandises dans un “sac” et se déplacent pour les vendre. Um Hisham participait au commerce de cigarettes et de tabac à chicha et les vendait sur les marchés de Gaza. Cette source suppose que ce business l’a amenée à nouer des liens solides côté égyptien.

La personne ajoute qu'avec la fermeture continue du passage après 2013, celles et ceux qui souhaitaient voyager ont commencé à se tourner vers elle, en raison de son expérience et la réussite de ses coordinations, même pour les personnes qui étaient interdites d’entrée en Égypte. Pour ces dernières, une forme spéciale de coordination appelée "coordination sur liste noire" exigeait des frais plus élevés.

Um Hisham et sa famille ont depuis déménagé au Caire. Progressivement, d’autres ont suivi les traces d’Um Hisham, transformant la coordination en une entreprise à part entière, fonctionnant régulièrement et efficacement et qui propose des offres et des réductions pour les familles ou les groupes. 

Malgré cela, Um Hisham reste une coordinatrice jugée puissante. “Elle a de très bonnes relations et peut empêcher qui elle souhaite de voyager. Elle peut fermer le poste-frontière si la personne qu’elle encadre ne parvient pas à traverser”, détaille la source au sein de l’Autorité palestinienne.

D’après les divers témoignages, Um Hisham était la seule coordinatrice à organiser le passage des détenteurs palestiniens jusqu’à ce que Argany et Hala en prennent le contrôle.

Avant l’arrivée de Hala, le trajet depuis Qantara, au bord du canal de Suez, jusqu’à Rafah constituait une autre étape supplémentaire que les frais de coordination ne couvraient pas. En temps normal, ce trajet prenait tout au plus deux heures. Mais, les contrôles aux dizaines de checkpoints tout au long de l’autoroute reliant Qantara à Arish, forçant les voyageurs à attendre des heures. De plus, le ferry à Ismaïlia, seule option possible pour traverser le canal pour les Palestiniens, fonctionnait seulement quelques heures par jour. Les Palestiniens n'étaient autorisés à traverser qu'une fois l’autorisation de sécurité reçue par chaque bus. Ce qui aurait dû être un voyage de deux heures pouvait se prolonger sur plusieurs jours en raison de ces procédures.

C'est à ce moment-là que Hala entre dans le monde de la coordination. En 2019, la société a inauguré une pièce spéciale au poste-frontière, connue sous le nom de salle VIP, et a annoncé un programme de voyage “tout compris”, encadrant le voyage depuis le domicile de la personne à Gaza, vers n'importe quelle destination en Égypte, pour un montant de 1200 $ à l'époque.

L’avantage que Hala offrait aux voyageurs palestiniens était une sortie rapide du nord du Sinaï, selon les publicités fréquemment publiées sur sa page. Deux chauffeurs qui travaillaient avec l’entreprise expliquent à Mada Masr la différence entre le service de Hala et la coordination classique. “Au poste-frontière de Rafah, j'ai emprunté la bande d'arrêt d'urgence sans contrôle car le numéro de plaque du bus était inscrit. Hala était autorisée à faire monter ses bus sur le ferry de Qantara", explique le chauffeur. Lorsque le bus arrive au ferry , “je les informe que le bus appartient à Hala, donc j'entre directement dans la [voie] d'urgence et je monte dans le ferry”.

Toutes ces facilités ont incité le deuxième chauffeur à travailler exclusivement avec Hala et à cesser de faire des traversées régulières qui impliquaient de passer la nuit à Arish puis de nouveau au ferry de Fardan, en plus de charger et décharger les sacs en raison des inspections de sécurité à chaque point de contrôle.

Publication de Hala à propos de la traversée en ferry.

Hala a institutionnalisé le “business de coordination” à Gaza, en passant des contrats avec des agents dans la bande qui ont officiellement annoncé fournir ces services. Ce n’était pas le cas auparavant, car le commerce lié à la coordination était considéré comme informel, et le gouvernement du Hamas réprimait ceux qui y travaillaient, selon des sources palestiniennes.

Auparavant, en raison de l'illégalité de la coordination, les voyageurs se méfiaient de la fraude et déposaient donc les frais auprès d'un bureau de change à Gaza. Le bureau de change payait ensuite le coordinateur une fois les voyageurs passés.

Cependant, avec l’entrée de Hala sur le marché de la coordination, le processus est devenu semi-officiel. Ceux qui sollicitent ce service peuvent s’adresser directement aux agents de l’entreprise à Gaza, payer les frais et recevoir un reçu pour le service de coordination. Hala a commencé à opérer sur le marché de la coordination à un prix compétitif de 1200$, qui comprenait le transport depuis le domicile de la personne à Gaza jusqu’au point de passage, puis jusqu’au Caire. Cela a obligé les autres coordinateurs à baisser leurs prix, qui variaient à l'époque entre 1500 et 2000$.

Alors que la situation sécuritaire dans le Sinaï se détériorait et que les relations entre l'Égypte et le Hamas s'amélioraient, le passage est resté ouvert plusieurs jours d'affilée, ce qui a entraîné une nouvelle baisse des prix de coordination, atteignant jusqu'à 350$ avant le 7 octobre, selon l'un des coordinateurs qui ont parlé à Mada Masr.

Outre la coordination régulière, de nouvelles formes de coordination sont apparues avec une gamme de prix spécifique, selon deux coordinateurs. En plus de la coordination "liste noire", il existe une coordination "hall", prisée par les hommes de moins de 40 ans qui se voient refuser l’entrée en Égypte s’ils sont titulaires d’un visa d’un autre pays ou s'ils accompagnent d’autres personnes de plus de 40 ans. Ils ne peuvent entrer qu’après avoir rencontré un agent de sécurité. Une autre forme de passage est la coordination accélérée, permettant des voyages le jour même.

Après l’attaque du Hamas du 7 octobre et l’agression israélienne contre Gaza qui a suivi, tous ces services ont été suspendus. À leur retour, le marché de la coordination a été profondément perturbé et il a fallu des mois à l’entreprise d’Argany pour en reprendre le contrôle.

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Le contrôle des sociétés Argany ne concerne pas uniquement le passage des individus :  leur business inclut également les biens et l’aide humanitaire. Trois sources – un administrateur du passage d'Awja et deux autres personnes du Croissant-Rouge égyptien dans le Nord-Sinaï qui se sont entretenues avec Mada Masr, sous couvert d'anonymat – expliquent la manière dont la société “Abnaa Sinaï”, propriété d'Argany, a également pris le contrôle des flux de marchandises.

Avant la guerre, l’entreprise gérait exclusivement toutes les opérations liées à l’entrée des biens dans la bande de Gaza, selon les propres publications de l’entreprise. Cependant, avec l'arrivée des cargaisons d'aide à Arish et son entrée dans la bande de Gaza fin octobre, le Croissant-Rouge égyptien a assumé la responsabilité de recevoir, de transporter et de décharger les cargaisons d'aide, selon l'une des sources du Croissant-Rouge.

Cette organisation humanitaire contacterait des entreprises de transport qui, à leur tour, fourniraient des chauffeurs et des camions de petites entreprises, ainsi que des porteurs pour aider les volontaires du Croissant-Rouge. L’ONG a également assumé la responsabilité de recevoir les fonds des organisations internationales et des pays bailleurs, dans le cadre de la logistique de l'acheminement de l'aide.

Cependant, depuis la mi-novembre, la société Abnaa Sinaï a pris en charge la totalité des opérations de transport et de mise à disposition de main d'œuvre, remplaçant le Croissant-Rouge, dont le rôle se limite désormais à recevoir l'aide de l'étranger et à la surveiller, en plus de coordonner avec les pays, selon les deux sources du Croissant-Rouge égyptien interrogées par Mada Masr.

Abnaa Sinaï a fait son apparition dans le cadre de cette opération au moment même où la première cargaison de carburant pénétrait à Gaza par le terminal de Rafah le 15 novembre. La société avait déclaré à l’époque qu’elle avait été “couronnée transporteur logistique de cette assistance”.

Une source administrative au passage de Rafah raconte à Mada Masr que ce premier camion-citerne est entré du côté palestinien dans la soirée du 14 novembre. A la surprise des travailleurs, le camion-citerne est reparti 15 minutes plus tard sans être déchargé. Son entrée a été reportée au lendemain matin, quand il est revenu avec le logo Abnaa Sinaï collé sur les côtés du véhicule.

Depuis, l'entreprise commence à affirmer son contrôle sur différents aspects liés à l'aide humanitaire. Elle a accroché des banderoles indiquant “Entrepôts de la société Abnaa Sinaï" sur l'entrepôt principal utilisé par le Croissant-Rouge à Arish et offert par un homme d'affaires local à l'association. Au fur et à mesure que son influence grandissait, l’entreprise a ouvert plusieurs autres entrepôts à proximité. Elle a également assumé le rôle de transporteur de l'aide depuis le port et l'aéroport et gère également le stockage, selon la source du Croissant-Rouge.

La société a aussi pris le contrôle du transport maritime et du transport de l’aide via les processus d’inspection à l’arrivée du côté palestinien, d’après les deux sources du Croissant-Rouge. 

La société s'est spécialisée dans le transport d'aide provenant d'autres pays et d'organisations internationales, en particulier les envois qui arrivent en Égypte par des ports et des aéroports situés en dehors du Nord-Sinaï. La raison, selon l’une des deux sources du Croissant Rouge, est le statut spécial dont bénéficient les camions de la société lorsqu’ils arrivent aux postes de contrôle et aux ferries du canal de Suez, où ils sont rapidement autorisés à passer, tandis que les autres camions subissent une inspection stricte et peuvent être immobilisés pendant des jours, dans l’attente d’une habilitation de sécurité spéciale et une autorisation de passage.

C’est pour cela que plusieurs pays, notamment le Qatar et les Emirats arabes unis, ont conclu un accord directement avec Abnaa Sinaï, d’après la source. D’autres pays, que notre interlocuteur qualifie de “pitoyables”, comme les pays d’Amérique latine ou le reste des pays du Golfe, n'ont pas envoyé de délégués pour accompagner leurs envois et restent tributaires du Croissant-Rouge, qui  traite à son tour avec de “Abnaa Sinaï”.

Le contrôle de la compagnie ne se limite pas à des opérations d’aide, mais s’élargit aussi à l’entrée de marchandises commerciales qui seront vendues dans la bande de Gaza.

Le première annonce concernant l’entrée des marchandises commerciales a été faite par les États-Unis en décembre, sans que d’autres détails n’aient été fournis quant à la quantité de biens qui pourraient être importés ou les responsables de cette opération. Aucune déclaration officielle n’a été faite par l’Egypte à ce sujet.

À partir du 29 décembre, les données publiées par l’Autorité générale palestinienne pour les frontières et le passage des frontières à Gaza mentionne, sous la rubrique "secteur privé", l'entrée de 30 à 60 camions par jour par le point de passage de Rafah, sur les 150 camions autorisés à entrer quotidiennement dans la bande par les points de passage de Rafah et de Karam Abu Salem.

Déclaration de l'Autorité générale palestinienne pour les frontières et les traversées à Gaza avec un sous-titre intitulé “secteur privé” pour les marchandises commerciales.

Il en a été ainsi jusqu'à ce que l'Égypte interrompe le passage des marchandises commerciales le 18 janvier, autorisant uniquement l'entrée de l'aide humanitaire. Selon la source du poste-frontière d'Awja, la décision de l'Égypte a été prise car Israël a demandé à obtenir un accord clair sur les mécanismes d'entrée des marchandises commerciales.

Mada Masr a contacté le ministère égyptien des Affaires étrangères, le Croissant-Rouge égyptien et le service d'information de l'État pour se renseigner sur la nature des marchandises commerciales entrant dans la bande de Gaza, mais aucune réponse nous est parvenue au moment de la publication de cet article.

L'arrêt s’est poursuivi jusqu'à la semaine dernière, lorsque les camions de Abnaa Sinaï qui transportaient des marchandises commerciales ont recommencé à entrer dans la bande de Gaza, selon les données de l'Autorité générale palestinienne des passages et des frontières, dont Mada Masr a obtenu une copie.

C'est ainsi que le commerce des marchandises et de l’aide fonctionnait en parallèle du commerce de la "coordination". Le tout entre les mains d'Argany.

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On peut faire remonter les débuts d'Argany il y a deux décennies, à la suite des attentats de Taba, dans le sud du Sinaï, en 2004. En réponse, les forces de sécurité ont lancé une campagne de recherche et d'arrestation. Des dizaines de membres des tribus du Sinaï ont été arrêtés et inculpés dans diverses affaires. Selon les témoignages publiés par divers médias à l'époque, les violences des forces de sécurité ont suscité la colère des tribus de la région, au premier rang desquelles les trois tribus les plus influentes : les Romaylat, les Sawarka et les Tarabin.

Ces tensions ont incité certains habitants à s'organiser entre eux, ce qui a conduit à l'émergence de la campagne We Want to Live en 2007. Le mouvement a été fondé par l'activiste politique Massaad Abu-Fajr, de la tribu Romaylat. Les manifestations ont pris de l'ampleur, les manifestants organisant même parfois des rassemblements près de la frontière entre l'Égypte et Israël.

C'est au cours de l'un de ces sit-in, en 2008, qu'un trio se forme, composé de Moussa al-Dalh, Salem Lafy et Ibrahim al-Argany, qui deviendront plus tard des légendes du Sinaï. Tous sont issus de la tribu Tarabin et, avant cela, Argany et ses deux compagnons, ainsi que d'autres membres de tribus du Sinaï, avaient aidé les forces de sécurité dans leur recherche de "terroristes", comme ils l'ont déclaré aux médias à plusieurs reprises. Alors que le trio faisait partie des manifestants, les trois hommes ont également joué le rôle de médiateurs entre les forces de sécurité et les membres de la tribu en raison de leurs relations préexistantes. 

Moussa Al-Dalah, Ibrahim al-Argany et Salem Lafy

Ce sit-in a toutefois marqué un tournant. Selon une enquête publiée par Al-Masry Al-Youm deux ans plus tard, un officiel de la sécurité dans le Nord-Sinaï a contacté Lafy lui demandant de servir de médiateur entre la sécurité et certains membres des tribus qui manifestaient près de la frontière, de façon à mettre un terme à leur sit-in. Occupé à ce moment-là, comme le déclare Lafy au journal, Argany choisit d’appeler son frère pour lui demander de calmer la situation.

Au lieu de désamorcer la protestation, un policier abat le frère d'Argany et deux de ses amis. La police prétend alors qu'ils étaient armés et qu'ils refusaient de se conformer aux procédures de sécurité à un poste de contrôle, ce qu'Argany a nié avec véhémence.

Les corps des personnes décédées ont été retrouvés dans une décharge. En réaction, Lafy et Argany ont kidnappé des dizaines de policiers. Argany est apparu dans une vidéo largement partagée dans laquelle il demandait aux policiers captifs pourquoi son frère avait été tué.

Un nouveau chapitre s'ouvre alors dans la vie du trio. Après un jour de captivité, les officiers sont libérés. Le vice-ministre de l'Intérieur chargé de la sécurité publique prend contact avec Argany, pour lui proposer une rencontre en compagnie de Lafy dans le but de régler la crise. Après leur avoir fait promettre d’être mis en sécurité, Argany et Lafy partent à la rencontre du vice-ministre, mais, selon leurs dires, ils auraient été arrêtés dès leur arrivée. Du trio, seul Dalah est resté libre. Il a été brièvement détenu en septembre 2009 avant d'être libéré.

En février 2010, un groupe tribal élabore un plan méticuleux pour faire sortir Lafy de prison, selon la déclaration d’une source proche du trio à Mada Masr. L'une des connaissances de Lafy, explique-il, a intenté un procès contre lui à Arish et a soutenu qu'il lui avait émis un chèque sans provision. Lafy a donc dû être transféré de sa prison d'Ismailiya à Arish pour faire face aux allégations. Alors que le véhicule de transport approchait d'Arish, des membres de la tribu l'ont attaqué. Ils ont réussi à libérer Lafy, tuant deux officiers, dont un gradé, au cours de l'opération. Argany est resté en prison, tandis que les autres ont fui vers la zone difficile de la région de Wadi al-Amr, au milieu du désert du Sinaï.

À la suite de ces événements, le ministère de l'Intérieur a lancé une campagne de sécurité à grande échelle, comprenant la réouverture des dossiers judiciaires et des arrestations massives, ainsi que des irruptions dans certains villages avec des raids dans les maisons. Cela a conduit de nombreux jeunes des tribus à fuir dans le désert et à rejoindre Dalah et Lafy.

Sous le poids de la répression, une légende a commencé à se construire autour du groupe et de son opposition à la police. Les protagonistes ont eux-mêmes commencé à défendre leur cause auprès du grand public. Cet été-là, Lafy a accordé une interview télévisée au média Youm7. Le journaliste Ahmed Ragab, auteur de l'enquête d'Al-Masry Al-Youm, s'est par la suite rendu dans le désert pour interviewer Dalah et Lafy.

Dalah est au centre de cette scène et commence à être désigné comme le "porte-parole médiatique du groupe du Nord-Sinaï recherché par la justice". Il a écrit une lettre au rédacteur en chef d'Al-Masry Al-Youm, a tenu une conférence de presse pour défendre leur position et également rencontré plusieurs membres du Parlement. Dans un article publié par Mada Masr en 2017, Ragab a rappelé que Dalah était celui qui, au sein du groupe, se rapprochait le plus de la "stature d'un cheikh tribal".  "Il écrit des poèmes et cherche son propre nom sur Google”, dépeint-il. “Il écoute de la musique sous les étoiles à l'aide d'un ordinateur portable connecté à un réseau de l'autre côté de la frontière. Il place la théière au-dessus du feu de bois en négociant, avec une confiance et une force évidentes, en compagnie d’un agent des services de renseignement qui tente de le menacer de l'arrestation de son fils”.

Finalement, l'État a libéré Argany et 32 autres personnes en juillet 2010, calmant finalement la situation dans le Sinaï. Mais la trêve n’a duré que deux mois avant d'être à nouveau ébranlé par la décision du tribunal du Nord-Sinaï, prononçant des peines d'emprisonnement à perpétuité contre sept membres de la tribu, dont Lafy.

Pendant des mois, le ministère de l’Intérieur a joué au chat et à la souris avec ce groupe. Fin 2010, la tribu Tarabin a organisé une conférence - à laquelle participait tous les Anciens - pendant laquelle Dalah proposait de s'engager à empêcher la contrebande et l'utilisation des routes de la tribu pour le trafic d'êtres humains vers Israël - deux activités courantes à l'époque - en échange de l'abandon des jugements par contumace à l'encontre des membres de la tribu.

Quelques semaines plus tard, la révolution du 25 janvier éclate, entraînant l’effondrement des forces de l’ordre et mettant par conséquent un terme à la recherche du trio Argany-Lafy-Dalah.

Au cours des mois précédents la révolution, les efforts de la police étaient avant tout concentrés sur Dalah et Lafy, tandis qu'Argany menait une vie normale. Après sa sortie de prison, ce dernier a créé la société Abnaa Sinaï Construction Company, qui fait partie du secteur florissant des carrières de pierre dans le nord et le centre du Sinaï.

En 2010, il a également créé le Seven Mountains Group, qui se présente comme "la société mère d'un groupe d'entreprises pionnières dans divers secteurs", dont la compagnie Abnaa Sinaï. Après la révolution, Dalah et Lafy s’engagent dans une bataille contre Hassan Rateb, qui était à cette époque l'un des hommes d'affaires les plus importants du Nord-Sinaï et qui entretenait des liens étroits avec le président déchu Hosni Moubarak. Une bataille dont Argany s'est tenu à l'écart, du moins publiquement, se concentrant sur la gestion de son entreprise. 

Les sources s'accordent à dire qu'Argany était le moins impressionnant du trio. Diplômé de la faculté d'al-Alsun, Dalah était instruit, s'exprimait bien et était capable de défendre ses intérêts. Lafy était son bras droit, que Ragab décrit comme "un contrebandier et un rebelle, un geôlier et un combattant" et le "futur Don Corleone de l'Egypte". À côté de ces deux-là, Argany n'était qu'un ami proche, la troisième roue du carrosse de ce duo dynamique.

Après l'arrivée au pouvoir des Frères musulmans en 2012, Israël lance un assaut militaire de huit jours sur Gaza, qui se termine par une médiation avec l’Egypte. En 2013, le comité de reconstruction du Qatar annonce qu'il a signé un accord de 400 millions de dollars avec la société publique Arab Contractors pour entreprendre la reconstruction.

Deux entreprises égyptiennes ont pris en charge la mise en œuvre des travaux. La première, Al-Buraq, était soupçonnée d'être affiliée aux Frères musulmans. Arab Contractors a par la suite admis avoir attribué le contrat sous la pression du gouvernement des Frères musulmans. La seconde société, Abnaa Sinaï, appartenant à Argany, a obtenu sa part des contrats par l'intermédiaire d'une société palestinienne chargée d'administrer les travaux à Gaza.

Selon le journal Al-Watan, l'attribution de contrats à ces deux entreprises a suscité la colère de certaines tribus, qui ont commencé à bloquer les routes pour empêcher les camions d'entrer dans la bande de Gaza jusqu'à ce qu'elles soient autorisées à participer au processus de reconstruction. Une lutte s'est engagée entre les deux entreprises pour gagner la loyauté des tribus et des familles importantes, qui bloquaient l'entrée des camions.

Malgré tout, la société Abnaa Sinaï a pu continuer à travailler, suite à l'intervention des amis d'Argany, Dalah et Lafy, qui ont joué un rôle majeur dans la sécurisation des itinéraires des camions. Selon une source de la tribu Romaylat proche du conflit à l'époque, cela a été permis grâce aux alliances forgées à l'aide d'argent et d'influence avec des membres des autres tribus.

Après la chute du régime des Frères musulmans en juillet 2013, et à la lumière du drame politique et sécuritaire qui se déroulait en Égypte, le point de passage de Rafah a été fermé et l'est resté jusqu'en décembre. L'année suivante s'est avérée déterminante pour la trajectoire ascendante d'Argany.

Le premier facteur a été la capacité de son entreprise à monopoliser les opérations de transport de matériel dans le cadre de la reconstruction de Gaza. Lorsqu’Al-Buraq perd sa part de subvention qatarie, Abnaa Sinaï prend alors en charge les opérations de transport requises par le projet. Au cours de l'été 2014, Israël lance l'une de ses plus grandes offensives militaires contre la bande de Gaza. Après l'agression, l'Égypte  appelle à une conférence pour la reconstruction de la bande. La conférence recueille environ 5,4 milliards de dollars de dons, dont la moitié est affectée à la reconstruction. Abnaa Sinaï Construction Company contrôle exclusivement l'expédition et le transport de marchandises vers Gaza via le point de passage de Rafah, en plus d'administrer les opérations de transport liées aux besoins de la reconstruction.

Sissi, qui était alors ministre de la défense, se préparait pour les élections présidentielles égyptiennes à venir. Au cours de sa campagne électorale, M. Sissi a rencontré un certain nombre d'anciens du Sinaï et d'hommes d'affaires, dont M. Argany. Ce dernier prit place aux côtés du futur président, avec son ordinateur portable et ses idées sur l'établissement de projets de marbre et de sable de verre dans le Sinaï.

"Vous apporterez des milliards à l'Égypte et au Sinaï", avait alors déclaré Argany. 

Dans une interview télévisée de 2015 avec Mostafa Bakry, une figure médiatique proche du régime, Argany a déclaré que Sissi avait été réceptif à ses idées. Deux mois après l'accession de Sissi à la présidence, la société de développement et d'investissement industriel Misr Sinai  est créée. 51 % des actions de la société étaient détenues par l'Organisation des projets de service national des forces armées, tandis que les 49 % restants étaient répartis entre des actionnaires civils. Le conseil d’administration est quant à lui dirigé par Argany. 

Lors de l'entretien avec Bakry, Argany indique que toutes les tribus du Sinaï sont partenaires de cette société, les actions de la société leur étant offertes pour 10 EGP par action. Toutefois, il n'a pas révélé la valeur de ses propres parts (le site web du groupe Organi mentionne Misr Sinai comme l'une de ses sociétés). C'est ainsi qu'a débuté la phase d'expansion des activités d'Argany.

Le deuxième facteur a été l'augmentation des attaques des groupes armés dans le Sinaï - en particulier celles de Ansar Bayt al-Maqdess, qui s'est rebaptisé “IS-Sinai Province” après avoir déclaré son allégeance à l'État islamique - et le début de la guerre antiterroriste dans la péninsule. Les forces armées ont eu du mal à combattre des personnes armées qui disparaissaient dans le désert, des "fantômes" selon Argany lui-même dans l'interview télévisée. La situation est devenue de plus en plus difficile en raison des restrictions imposées par l'accord de paix entre l'Égypte et Israël sur l'utilisation des armes et les déploiements militaires dans la zone proche de la frontière, foyer initial de l'insurrection islamiste.

C'est pourquoi l'État a dû se tourner vers les membres des tribus qui connaissent le terrain et sont dotés d’une certaine influence. L'État a approché les trois principales tribus, les Romaylat, les Sawarka et les Tarabin, pour leur demander de prendre les armes et de se battre aux côtés des militaires. "Les forces armées égyptiennes envoient une armée qui est prête à se battre mais qui ne trouve personne contre qui se battre. Ils sortent de derrière un rocher, ils sont comme des fantômes qui se battent et s'enfuient",commente Argany. "Mais avec les membres des tribus, ils ne peuvent pas frapper et s'enfuir. Ils les attrapent dans leur sommeil", a déclaré Argany à Bakry.

Selon une source de la tribu Romaylat, les tribus Sawarka et Romaylat n’étaient pas opposées à l'époque, mais elles demandaient que les combats se déroulent conformément aux conventions tribales, c'est-à-dire que chaque tribu ne se batte que sur ses propres terres et que les membres de la tribu effectuent eux-mêmes des ratissages de sécurité sous la supervision des forces armées.

Mais l'armée rejette les conditions des tribus et se contente du trio Argany-Lafy-Dalah pour l'aider dans sa guerre contre le terrorisme. Ils sont rejoints par certains membres des tribus Romaylat et Sawarka, mais sur la base du volontariat et indépendamment de leurs tribus. En 2015, le trio crée une nouvelle entité appelée l'Union des tribus du Sinaï, qu'Argany appelle “la Garde nationale” lors de son interview à la télévision. Mais l' "Union" d'Argany n'est en réalité qu'une force composée principalement de membres de la tribu Tarabin. Argany tente à plusieurs reprises d'élargir cette union à toutes les tribus, mais Dalah, plus direct, révèle la crise existante au sein des tribus Sawarka et Romaylat.

En conséquence, l'Union s'est contentée de protéger les territoires de Tarabin et d'empêcher l'expansion de l’État Islamique (via Sinai Province) sur ces territoires. Mais le groupe étend ses activités jusqu’aux territoires des Sawarka et des Romaylat, ainsi qu'aux villes côtières, puisqu’ils atteignent la capitale du Nord-Sinaï, Arish.

Ainsi, selon la répartition habituelle du trio, Dalah assume le rôle de porte-parole de l’Union. Sa page personnelle sur Facebook devient la source des déclarations de l’Union concernant l'assassinat ou la capture de militants de la Province du Sinaï. Pendant ce temps, Lafy gère les opérations sur le terrain et Argany s'occupe de leur financement. Dalah reste sur le devant de la scène, faisant des déclarations aux médias locaux et internationaux et organisant des réunions dans les bureaux de journaux et sur les chaînes de télévision. Sur le terrain, Lafy se forge une réputation légendaire aux côtés du colonel Ahmed al-Mansi, ce qui renforce son statut au sein de la tribu.

La situation reste inchangée jusqu'en 2017, qui, peut-être par pure coïncidence, est devenue l'année charnière du parcours d'Argany. En mai 2017, Lafy est tué lors d'une attaque dans une zone proche du village de Barth, le fief de l'Union. Deux mois plus tard, une autre attaque coûte la vie à Mansi. En août de la même année, Dalah annonce son retrait de la politique "sous toutes ses formes, en paroles et en actes". Il se retire dans sa maison de Ras Sudr, se contentant de gérer certaines de ses affaires et de publier des mémoires jusqu'à son décès soudain dans sa résidence en septembre 2022.

Avec la mort de Lafy et la retraite de Dalah, Argany demeure le seul membre du trio. À partir de ce moment, son titre passe de " l'un des emblèmes de la tribu de Tarabin" à " chef de l'Union des tribus du Sinaï".

Pendant cette période, les méthodes de l’organisation changent. Au lieu de se porter volontaire pour combattre le terrorisme et soutenir les forces armées, l'adhésion à l’Union s'apparente à un emploi, où chaque membre porte une arme et reçoit un salaire mensuel en fonction de son rôle, qu'il s'agisse d'un commandant ou d'un fantassin. Certains d'entre eux ont obtenu des "cartes de membre" - Mada Masr en a obtenu une - délivrées par une entité de sécurité, leur permettant de se déplacer plus facilement à travers les points de contrôle et les points de passage sur le canal de Suez.

Ces avantages ont incité de nombreux membres des tribus qui étaient au chômage à rejoindre le syndicat. C'est ainsi qu’est née la milice Foursan Al-Haytham. Le groupe a été nommé en hommage à Haitham Ayad Abou Garad, tué lors d'affrontements avec des partisans de la Province du Sinaï en 2020. Cette organisation s’est composée de membres de la tribu Romaylat, ainsi que d'autres groupes comprenant des membres de Sawarka. C'est la première fois depuis sa création que l’Union, sous la direction d'Argany, inclut des représentants d'autres tribus.

Des miliciens de Foursan Al-Haytham dans une vidéo publiée l'année dernière.

Après sa prise de contrôle, Argany a commencé à étendre rapidement ses opérations. La société “Abnaa Sinaï” annonce qu'elle est  la seule à pouvoir, non seulement fournir une voie d'accès pour expédier des marchandises à Gaza, mais qu'elle les protégerait également "du début à la fin de la route". La société Misr Sinai d'Argany a également commencé à exporter des marchandises vers Gaza. Le général de brigade Luay Zamzam, qui dirigeait auparavant le bureau des renseignements militaires dans le Nord-Sinaï, a commencé à faire des apparitions aux côtés d'Argany en tant que vice-président du conseil d'administration de la société.

Argany a étendu son contrôle à une autre zone de circulation via le point de passage de Rafah, en créant une autre société, Hala for Tourism Services and Consultancy, en 2019, pour fournir des services de voyage VIP de la bande de Gaza vers l'Égypte. Hala est ainsi devenue la troisième entreprise du groupe Seven Mountains Group, après Abnaa Sinaï for Contracting et Misr Sinai.

La mainmise d'Argany sur le point de passage de Rafah s'est encore renforcée avec la création d'une autre société portant le nom de Abnaa Sinaï. Cette nouvelle société, appelée Abnaa Sinaï for Construction and Building, a annoncé sa coopération avec Misr Sinai pour gérer la reconstruction de Gaza après l'agression de 2021, grâce à une subvention de 500 millions de dollars fournie par l'État égyptien.

À la fin de l'année 2021, le groupe Seven Mountains comprenait, entre autres, “Abnaa Sinaï” pour les contrats généraux, “Abnaa Sinaï” pour la construction et le bâtiment, “Misr Sinai” pour le développement industriel et l'investissement, “Hala” pour le conseil et les services touristiques et “ Itous” pour les services de sécurité - entreprise qui a passé des contrats avec la Fédération égyptienne de football pour sécuriser les événements sportifs.

En janvier 2022, le groupe Seven Mountains change de nom pour devenir le groupe Organi. Le même mois, Sissi nomme Argany membre de l'Autorité de développement du Sinaï, en tant que représentant des entreprises et des investisseurs, après l'approbation du ministre de la Défense. Argany établit alors un contrôle presque absolu sur diverses entreprises dans le Sinaï, y compris tout ce qui concerne le point de passage de Rafah. Le groupe Organi étend également ses activités en dehors du Sinaï, notamment en obtenant la concession de BMW.

Pendant ce temps, de nouveaux développements ont lieu au cœur du Sinaï. La guerre contre le terrorisme s’achève en 2022 et les tribus Romaylat et Sawarka la rejoignent à la demande des forces armées. En échange de leur aide, elles reçoivent la promesse de pouvoir retourner sur les terres qu'elles avaient quittées en 2014, près de la frontière avec Rafah, ainsi que le droit de se battre indépendamment de l'Union dirigée par Argany. Cette évolution a accéléré la défaite du groupe terroriste "la Province du Sinaï". L’État islamique n'étant plus une menace, l'État a désarmé les deux tribus et a autorisé l’union d'Argany à continuer à porter des armes.

Les tribus Romaylat et Sawarka ont rapidement revendiqué ce qui leur avait été promis : la restitution de leurs terres et l'annulation des projets de développement, rejetés par ces tribus pour diverses raisons. Après des retards et de nombreux blocages, elles organisent un sit-in à Sheikh Zuweid en août. Par la suite, les autorités souveraines sont intervenues et se sont engagées à répondre à leurs demandes.

Au début du mois d'octobre, des représentants de l'État se sont entretenus avec des représentants des tribus pour échanger sur leurs revendications. Les manifestants ont alors suspendu leur sit-in. Argany est notamment intervenu dans la crise et a demandé à l'un des organisateurs de l’action de participer à une réunion au Caire. La réunion s'est tenue dans l'une des entreprises d'Argany, en présence de deux représentants de l’État. Arganya présenté le projet de l'État dans la région et a assuré à l'organisateur du sit-in qu'ils serons autorisés à retourner sur leurs terres d'avant 2014. Selon un dirigeant du sit-in du “ Right of Return” (pour le droit au retour), il a aussi affirmé que les projets de colonies seraient annulées et que les villages endommagés par la guerre seraient reconstruits.

Sit-in demandant le droit au retour des tribus, Août 2023

Cependant, l'opération du Hamas du 7 octobre et les massacres israéliens qui ont suivi ont compliqué la mise en œuvre de ces plans. Les tribus ont réitéré leur demande de retour, mais il leur a été communiqué que le moment n'était pas approprié, selon l'un des organisateurs du sit-in. Les tentatives de reprise des rassemblements se sont soldées par l'arrestation de dizaines de manifestants, qui restent emprisonnés à ce jour.

Cependant, selon diverses sources tribales et civiles, Argany et son syndicat ont poursuivi leur action sans but précis. Ils ont commencé à faire des apparitions lors de divers événements, ce qui a soulevé de nombreuses questions sur la nature de leur influence. Le dernier jour d'octobre, près d'un mois après le début de l'agression contre Gaza, le Premier ministre Moustafa Madbouly s'est rendu dans le Nord-Sinaï. Argany s'est assis aux côtés de Madbouly pour prononcer un discours avant d'accompagner la délégation, composée d'artistes, de journalistes et de ministres, pour poser la première pierre du projet de développement des colonies, que les tribus avaient précédemment rejeté. Bien entendu, la compagnie Abnaa Sinaï a obtenu les contrats de construction.

Le convoi du Premier Ministre a traversé le Sinaï, précédé par les voitures de l’Union d’Argany, qui semblait avoir fourni une sécurité spéciale pour la visite - ce niveau de présence a beaucoup attiré l'attention . Les questions se sont multipliées lorsque, début février, le nom d'Argany a été placé directement sous celui de Sissi, avec la même taille de police, comme sponsor d'un convoi d'aide humanitaire à destination de Gaza.

Le sort des centaines de milliers de personnes bloquées à Gaza sous les bombardements est étroitement lié à l'histoire de l'ascension politique et économique d'une personne au cours de la dernière décennie en Égypte : Argany, le roi du passage et le principal médiateur des autorités du Sinaï.