Il est 17h30 passé, la nuit vient de tomber, une petite foule se presse devant le 92 rue de Charonne, la terrasse du café La Belle Équipe, prise pour cible dans la nuit du 13 novembre. Dans un coin, des Tunisiens discutent entre eux. Les associations de Tunisiens de France ont appelé à un rassemblement en mémoire de Halima et Houda Saâdi.
Un double choc
Avant les attaques de Paris, un jeune berger de 16 ans est égorgé en Tunisie à Jelma dans le gouvernorat de Sidi Bouzid par des extrémistes. " Nous étions à l’Assemblée et nous avons appris vers 18h le drame", raconte Sayida Ounissi, députée Ennahdha des Tunisiens en France, contactée par téléphone.
"C’était un enfant et la façon dont il est mort a touché tout le pays".
Trois heures plus tard, à Paris, dans les quartiers du 11ème et 10ème arrondissements, des fusillades et une explosion touchent huit terrasses de bars et de cafés parisiens. Au stade de France, alors que le match France-Allemagne est bien amorcé, trois kamikazes se font exploser près du stade. Et puis vers 21h30, des rumeurs parlant de fusillades et d’explosions commencent à faire le tour des réseaux sociaux. Pendant ce temps, les assaillants continuent leur massacre dans la salle de concert du Bataclan où ils prennent en otage les spectateurs et tuent 89 personnes.
Entre 21h20 et 00h20 plus de 100 personnes sont tuées et plus de 300 blessées dans 9 attaques. Trois jours après, le bilan s’est alourdi est monte à 132 morts et 350 blessés. Parmi eux, deux soeurs d’origine tunisienne Halima et Houda Saâdi, venues célébrer l’anniversaire d’un ami. " Je connaissais très bien leurs frères et leurs cousins qui habitaient en face de chez moi vers Bastille, c’est très dur pour eux car en plus de leurs soeurs, ils ont aussi perdu beaucoup d’amis dans l’attaque", témoigne Khawla Ben Aïcha, députée Nida Tounes des Tunisiens enFrance.
Un autre Tunisien, Sami Kriaa a aussi été touché par une balle. Il est encore à l’hôpital. " Nous avons de ses nouvelles constamment par sa famille, la balle a été extirpée mais son état reste encore fragile".Les attentats qui touchent les deux pays à peu d’intervalles, (le Bardo après les attaques de janvier et Sousse au moment de l’attaque en Isère) rassemble les deux populations. En hommage aux victimes, des Tunisiens en France ont eu besoin de se rassembler comme d’autres, sur les lieux du drame.
En attendant l’ambassadeur de Tunisie qui doit venir déposer une gerbe de fleurs, les gens discutent, encore choqués. Les visages sont marqués. Mohamed Lakhdar Ellala, président de l’Association des Tunisiens en France, ancien membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution est venu, pour exprimer sa solidarité avec ceux qui ont perdu un proche mais aussi son " indignation face à cette tuerie qui touche la jeunesse".
Debout, en équilibre sur une rambarde, un homme scotche à un arbre une pancarte : " Je suis Houda & Halima". C’est un ami de Houda. Grand, costaud, emmitouflé dans un manteau noir, il pleure, s’en va en pressant le pas, il ne veut pas parler, " pas maintenant".
Non loin Hayet Saïdane, tient l’un des bouts du long drapeau français qu’une cinquantaine de passants agite. A son bras, elle a accroché le drapeau tunisien. Elle est sortie dés le lendemain des attentats, elle n’a pas peur, elle a " l’habitude, avec le Bardo, tout ça…" Cette assistante sociale qui vit en Belgique est de passage à Paris. Elle ne pensait pas vivre de tels événements, " pas en France".
A quelques pas, l’historienne et journaliste Sophie Bessis veut témoigner sa solidarité : " Il est important de se retrouver d’abord parce que les Tunisiens, dont tout ou une partie de la vie se passe en France, sont solidaires du drame qui a touché la France ; c’est un drame que nous partageons, dans la mesure où le jihadisme armé frappe partout. Il s’agit ici d’un combat de tous les démocrates contre cette forme de totalitarisme armé. Mais nous sommes aussi présents car deux compatriotes sont tombées ici."
Face à la violence des groupes extrémistes, Tarek Ben Hiba, de la Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives est abattu :
"On pensait avoir touché le fond de l’horreur mais ce n’est pas le cas… Là c’est énorme. Charlie Hebdo, c’était des journalistes engagées, mais là aller chercher des jeunes, parce qu’ils sont jeunes, ça va encore plus loin."
Pour lui il faudrait une réponse forte face au terrorisme, mais une réponse politique : " On ne traite pas les choses comme on devrait. Le terrorisme doit être traité politiquement car il s’agit d’un projet politique, d’un projet de Califat. Il faut les combattre beaucoup plus, tout en respectant les droits humains."
Les politiques sont aussi là et des deux rives, le point de vue semble le même sur la lutte antiterroriste.
Samir Taieb, ancien député, aujourd’hui secrétaire général de la Voie démocratique et sociale est là. De passage à Paris il s’est joint au rassemblement. " De Jelma à Paris, nous sommes dans une bataille contre ce fléau", raconte l’homme politique, alors que prés de lui deux femmes brandissent des affiches sur lesquelles sont imprimées les photos de Halima et Houda, mais aussi le portrait de Mabrouk Soltani, le jeune berger de Jelma.
Jointe par téléphone alors qu’elle sort d’une commission, la députée Khawla Ben Aïcha affirme qu’il faut une " stratégie internationale" contre le terrorisme et une coopération entre les pays européens mais aussi ceux de la Méditerranée sur le sujet.
L’ambassadeur arrive enfin, se fait photographier pendant qu’il dépose une gerbe de fleurs blanches, un mélange de roses et de lys extrait du coffre d’un van. Un des hommes qui se tient debout à côté glisse, " ça vient du Président, il était là vous savez, il voulait venir, mais pour une question de sécurité ce n’était pas possible…" Les Tunisiens ont en effet pu apercevoir Béji Caïd Essebsi sur le perron de l’Elysée le lendemain du drame, venu présenter ses condoléances au Président français.
"Il était déjà en France pour des raisons personnelles, c’est pour ça qu’il a fait ce geste", témoigne Khawla Ben Aïcha. Un geste que certains ont pu percevoir comme " maladroit", selon Sayida Ounissi. " Sachant qu’il y avait aussi la mort du jeune Mabrouk Soltani en Tunisie le même jour."
Le risque : "Haine contre hainE"
Mais les deux députées qui représentent les Tunisiens en France sont aussi inquiètes des suites de l’attentat surtout après l’annonce de François Hollande sur le renforcement du contrôle aux frontières. " J’ai eu beaucoup de retours d’étudiants qui ont peur pour le non renouvellement de leur carte de séjour, peur de ne pas avoir le visa aussi. Nous avons été en contact avec l’ambassadeur de France à Tunis qui nous a rassurés. La procédure de visa continue, il y a juste d’avantage de sécurité et de contrôle aux frontière", témoigne Khawla Ben Aïcha.
"La pression est telle que nous avons demandé une réunion spéciale avec le Ministère des Affaires étrangères tunisien et le Secrétariat à l’immigration, ce lundi, afin qu’ils insistent auprès du gouvernement français pour que nos ressortissants soient protégés."
Dans son communiqué l’Association des Tunisiens en France appelait à éviter toute stigmatisation. Et pourtant plusieurs mosquées ont été vandalisées et un homme a été agressé en France, dans le Morbihan lors d’une manifestation anti-étrangers.
Dans un tel contexte, les risques d’amalgames sont faciles et c’est ce que craignent les deux députés. «"De mon côté, j’ai eu beaucoup de retours de Tunisiens musulmans qui sont inquiets des représailles", ajoute Sayida Ouinissi.
La stigmatisation est déjà présente pour Sophie Bessis : " Tous les entrepreneurs identitaires, tous les démagogues d’extrême droite, vont profiter de la situation. C’est évident et ça a déjà commencé. Et je crois d’ailleurs que l’un des buts de Daesh est de faire gagner les extrêmes droites dans les pays européens, ainsi ce sera haine contre haine, détestation contre détestation." Le travail des démocrates est donc, pour elle, de lutter à la fois contre Daesh et contre l’extrême droite. Un travail difficile, qui ne doit pas se faire avec angélisme souligne-t-elle :
"Certaines populations immigrées en Europe sont attirées par les sirènes jihadistes et il faut se demander pourquoi."
Mohamed Lakhdar Ellala, rend hommage aux victimes. Crédit image : Sana Sbouai.
Mohamed Lakhdar Ellala, lui, exprime les craintes des membres de son association, rencontrés dans l’après-midi, avant de se rendre au rassemblement. " Les gens, en entendant le Président François Hollande parler de déchéance de nationalité, se posent des questions. Il ne faut pas oublier que les événements du vendredi ont touché tout le monde, toutes religions, origines confondues, les tueurs ne différencient pas."
De son côté Tarek Ben Hiba s’inquiète du risque de recul des libertés sous couvert de lutte anti-terroriste "ici comme en Tunisie", précise-t-il.
"On va rentrer dans des temps difficiles pour les droits, tout le monde va vouloir en profiter..."
Dans un contexte d’élection, (les élections régionales ont lieu en décembre prochain en France) l’instrumentalisation est aussi un risque élevé: « La droite et l’extrême droite vont, ici, profiter de la situation pour se faire une santé électorale sur le dos des Maghrébins et des musulmans », déplore-t-il.
Après les hommages, le temps est au deuil, aussi bien pour les familles de Mabrouk Soltani que pour celles d’Houda et Halima Sâadi et toutes les victimes des attentats du 13 novembre 2015.