Kerkennah, terre de mer

Sur les îles Kerkennah, la vie tient à la pêche. Plus qu’une simple activité économique, elle structure l’archipel. Face à la menace de la surexploitation de la mer et du réchauffement climatique, Douraïd Souissi explore l’univers insulaire et son avenir trouble.
Par | 17 Août 2022 | reading-duration 15 minutes

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Douze fois par jour, le bac quitte Sfax pour rejoindre Kerkennah avec à son bord, hommes, femmes et enfants, véhicules et marchandises. Douze voyages qui permettent à l’archipel de garder contact avec le continent. Au-delà, les îles Kerkennah vivent au large dans une étroite relation à la mer qui les entoure, et dans l’amertume de voir celle-ci changer.

Des eaux, la population de ses îles puise une grande richesse : des poissons et autres animaux aquatiques, aussi appelés ressources halieutiques. La pêche occupe ainsi une place centrale dans cette relation entre les habitant·es et leur environnement. Moyen de subsistance, poumon économique, fonction sociale et parfois simple occupation, elle rythme la vie insulaire. 

La pêche, Douraïd Souissi l’a dépeint à travers son objectif. Le photographe, originaire de l’archipel sur lequel son père est né, fréquente régulièrement l’endroit. Cette pratique est le fruit d’une transmission intergénérationnelle. “Les enfants sont initiés dès l'âge de 7-8 ans”, explique-il.

Pour lui, la pêche est bien plus qu’une activité économique, c’est un mode de vie : c’est pour cela qu’il a décidé de photographier la pêche. Douraïd en connaît le fonctionnement et les pratiques et a accompagné des pêcheurs en mer.  

Ses photographies, réalisées en 2013, ont toujours la même résonance, tant la problématique reste inchangée. De sa position, il observe les enjeux sociaux, économiques et écologiques qui traversent cette activité et ses problématiques.

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Gauche : Des commerçants transportent des moutons pour les vendre pendant l’Aïd el-Kebir sur les îles Kerkennah. Le bac aussi appelé Loud est le seul moyen de rejoindre les îles depuis la ville de Sfax. Kerkennah, 2013. Droite : Kraten est l’un des ports de l’archipel. C’est le point de départ de nombreux pêcheurs. Kerkennah, 2013.

Un bateau de pêche à voile, traditionnel de l’archipel, sort du port de Kraten. La navigation au vent nécessite de l’expérience et une bonne connaissance des éléments, mais nombreux sont les pêcheurs de l’archipel qui la maîtrise. Kerkennah, 2013.

Pour d’autres, la navigation se fait au moteur, moins dépendante des éléments météorologiques mais coûteuse en carburant. La cale qui abrite la mécanique sert aussi aux pêcheurs pour se reposer lors des longues sorties en mer. Kerkennah, 2013.

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Depuis au moins un siècle, la pêche se divise en deux méthodes. D'abord, il existe de nombreuses techniques traditionnelles. L'une des plus remarquables, la charfia consiste à déposer sur les hauts-fonds des pièges faits de palmes et de filets, pour créer un circuit à la fin duquel le poisson se retrouve piégé. “Le piège est assez large donc le poisson peut y rester à nager calmement, sans subir le stress d'être pris dans les filets de la méthode conventionnelle”, explique Douraïd. Un savoir-faire tel que cette technique a été classée au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2020. 

Cette pratique est typique des îles Kerkennah et elle se pratique grâce aux haut-fonds qui les entourent. Elle résume bien l’archipel, terres tournées vers la mer où les humains utilisent des matériaux à leur disposition pour en faire des instruments de pêche. D’autres techniques de pêche traditionnelle sont utilisées par les Kerkennien·nes comme la pêche à la nasse ou l’usage des jarres d’argile pour attraper les poulpes.

À ces pratiques ancestrales, le kiis, ou chalutage de fond, vient faire de l’ombre. “Il y a des chaînes qui tiennent le filet au fond et ratissent le sol marin sur des kilomètres, elle soulève toute la faune et toute la flore. Le bateau avance très lentement”, décrit Douraïd qui a passé près de 24h en mer avec des pêcheurs au kiis. L’usage du kiis a été officiellement interdit en 1942 par les autorités mais continue d’être pratiqué dans les eaux de l’archipel.

La technique présente un intérêt certain car elle permet de ramener une quantité bien plus importante de poissons que la charfia qui elle nécessite d’aller déposer un piège puis le relever. Cependant, le chalut arrache tout sur son passage. “Sur 300 à 400 kg remontés à la surface, on récupère 10 à 15 kilos de poissons exploitables”, a pu observer le photographe. “Quelques calamars par-ci, quelques crevettes par-là et ensuite on rejette tout ce qu'on ne garde pas”. Mais le mal est fait : la faune et la flore sont fortement endommagées.

Pour témoigner de cette pratique, Douraïd Souissi a dû s'engager à anonymiser ces pêcheurs. “Ces marins-là m'ont accepté à bord uniquement à condition que leurs visages ne soient pas montrés. Ils savent que c'est criminel”, explique-t-il. Il précise que cette technique suscite beaucoup d’amertume pour les pêcheurs traditionnels qui voient les fonds marins menacés par cette technique “de facilité”. Un bateau de pêche au kiis aurait même été renversé au cours de tensions entre pêcheurs.

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La pêche conventionnelle au filet est commune sur l’archipel. Le capitaine, à droite, manœuvre le bateau alors que le marin-pêcheur, venu du continent, remonte un filet. Kerkennah, 2013.

Pour jeter et remonter le kiis, les pêcheurs doivent s’y mettre à plusieurs. Les lourdes chaînes nécessitent de la force pour être déplacées. Kerkennah, 2013. 

Le kiis remonte tout ce qu’il trouve sur son passage, poissons petits et gros, coquillages, crustacés mais aussi beaucoup d’algues et autres éléments de la flore marine. Une grande majorité de cette pêche sera rejetée, car impropre au commerce. Kerkennah, 2013.

Une fois à la mer, ces déchets représentent une source d’alimentation facile pour les mouettes. Elles suivent avec attention les pêcheurs au kiis. Kerkennah, 2013.

Le kiis remonte tout ce qu’il trouve, y compris ce tout petit poisson déposé sur la trappe de la cale du bateau. Kerkennah, 2013.

Depuis son bateau, Taher, pêcheur conventionnel, essaye de repérer les dégâts causés par les kiis qui tracent de grandes bandes dévastées au fond de l’eau. Elles sont visibles de la surface lorsque la mer est limpide. Kerkennah, 2013.

Gauche : Au ras de l’eau, la charfia se démarque de l’horizon. Faite de palmes séchées, cette technique est typique des îles Kerkennah car elles nécessitent des hauts-fonds pour être installée. Kerkennah, 2013. Droite : À terre, à l'extrémité est de l’archipel, et à l'intérieur des îles en général, le paysage est aride avec beaucoup de marais salants où ne poussent que des arbustes bas et des palmiers. Les îles sont plates et n'atteignent pas plus de 12 mètres au-dessus du niveau de la mer. Kerkennah, 2013.

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De retour au port, le “gachar”, l'intermédiaire, fait le lien entre les pêcheurs et les distributeurs de poisson. Une partie de la marchandise restera sur les îles, une autre partira vers le continent. Kerkennah, 2013. 

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Les îles Kerkennah sont pleines de paradoxe. La mer fournit aux habitant·es nourriture et revenus, elle leur permet de vivre et survivre. Ils et elles ont appris à profiter des ressources de la mer mais cet équilibre est fragile vu la menace qui pèse sur l'archipel : le changement climatique et la montée des eaux risquent un jour de faire disparaître ces îles.

Outre la montée des océans, le changement climatique a ramené des espèces nouvelles. Récemment apparu en Méditerranée, le crabe bleu a pris racine sur les hauts-fonds. Le crustacé a d’abord représenté un cauchemar pour les pêcheurs. Avec ses pinces, il déchiquette les filets et les pièges de charfia et s’en prend aux poissons et autres espèces locales. “Ils ont fini par le pêcher. Il est arrivé sur les marchés à un moment mais les consommateurs tunisiens ne sont pas habitués à manger cet animal”, déplore Douraïd, précisant que l’on retrouve cette espèce jusque sur les étales des marchés de Tunis.

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La tortue de mer est une espèce protégée, sa pêche est punie par la loi. Mais certains pêcheurs font fi de la législation, la viande de animal est consommée dans un plat, la glaya, préparée traditionnellement pour le futur marié pour ses vertus supposées aphrodisiaques. Kerkennah, 2013.

Après avoir démêlé leurs filets, des pêcheurs conventionnels s’accordent une pause avant de repartir pour une prochaine sortie en mer. Kerkennah, 2013. 

Gauche : Après la mer, Taher prend le temps de se reposer. Kerkennah, 2013. Droite : Un bateau de pêche en cours de construction au chantier naval local. Les pêcheurs de Kraten savent que le bateau va être utilisé pour le chalutage de fond. Ils affirment que le propriétaire, un "entrepreneur" bien connu d'un autre village de Kerkennah, ne déposera même pas de demande de permis pour son bateau. Kerkennah, 2013.

Sur l’île, une femme se déplace dans un habit typique de l'archipel. Kerkennah, 2013. 

Pour tenir le kiis, les pêcheurs font usage de deux barres attachés à la poupe du bateau, permettant d’élargir sa portée. À son extrémité, le crochet sert à rattacher les chaînes. Kerkennah, 2013.

Des blocs cubiques en béton d'environ 1m³ avec des tiges d'acier dépassant des côtés reposent dans le port voisin d'el Ataya, attendant d'être jetés dans la mer autour des îles pour protéger les fonds marins du chalutage de fond. La plupart des pêcheurs de Kraten restent très sceptiques face à une telle solution. Kerkennah, 2013.

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Face à ce problème, d’autres ont décidé d’abandonner l’activité. Aujourd’hui, la position de ces îles les a mises sur la route de la migration vers l’Europe. Elles sont un point de départ idéal vers l’Italie. “Il y en a qui trouvent ça plus intéressant de travailler dans ce circuit-là plutôt que d'essayer de trouver du poisson”, rapporte le photographe, d’après les échos qu’il a des îles où il a encore de la famille.

Posées sur leurs hauts-fonds, les îles Kerkennah se heurtent à l'épreuve du temps. Bien que la pêche soit au cœur de l'identité de l'archipel, l'appauvrissement des ressources halieutiques fragilisent la chaîne de transmission. Pour les jeunes d’aujourd’hui, rien ne leur assure qu’à l’âge où ils partiront pêcher seuls, ils trouveront encore suffisamment de poissons pour espérer en vivre.

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Grand pêcheur et commerçant d’éponges, Mohamed tient humblement l’animal qui a fait sa réputation. Il a initié Taher, son fils, à la pêche et lui a transmis sa passion. Mohamed est décédé depuis. Kerkennah, 2013.

Cinq enfants jouent avec un vélo, essayant de tous le monter en même temps. Ils attendent que le club de jeunes local ouvre ses portes en milieu d'après-midi pour pouvoir jouer sur l’ordinateur, au football ou au ping-pong. Beaucoup dans le village pensent que ces enfants ne grandiront pas pour devenir pêcheurs, car ils sont convaincus qu'il n'y aura plus de poissons d’ici quelques années. Kerkennah, 2013.