Droits et Libertés

“Je suis un homme, l’injustice est un pêché” : ce qu’il faut savoir des suspicions de torture contre Rayan Khelifi

Le 2 mai, l’avocate Rihab Smaali a publié un contenu dénonçant ce qu’elle qualifie de « crime de torture » à l’encontre de son client, le jeune Rayan Khalfì, au sein de la prison civile de Bizerte. Le ministère de la Justice dément aussitôt ; les organisations de la société civile protestent, et pointent des incohérences dans le récit officiel.  inkyfada fait le point.
Par | 09 Mai 2025
Disponible en arabe

L’image d’illustration est une création numérique purement imaginaire, sans prétention à représenter un fait ou l’une des parties en cause.

Qui est Rayan Khelifi ?

Âgé de 19 ans et élève en terminale scientifique, Rayan est incarcéré à la prison civile de Bizerte depuis trois semaines pour détention de stupéfiants en vue de consommation. D’après sa famille, il cherchait du travail, sa situation financière étant précaire ; pris de panique lors d’un entretien d’embauche en usine, il a avoué spontanément posséder “un petit morceau de résine”. La direction a alerté la police ; un PV a été dressé, il a été présenté au parquet puis écroué. 

D’un “état normal” à un état “anormal”

22 avril – Devant le juge, il exprime ses regrets ; son avocate requiert sa remise en liberté en raison de son jeune âge et de son casier judiciaire vierge. Bien que le juge ait semblé compréhensif, la demande de libération a été rejetée

29 avril – Sa famille lui rend visite. Elle constate qu’il "parlait de manière incohérente", qu’il était incapable de reconnaître les siens et qu’il présentait un hématome important au niveau des yeux. 

2 mai – Son avocate Rihab Smaali lui rend visite et observe  :

  • trois marques horizontales successives dans le dos (semblables à des traces de coups)
  • brûlure à la paume gauche (semblable à celle d’une cigarette)
  • marque allongée et profonde à l’avant-bras droit
  • éraflure à la paume droite
  • une attitude convulsive, regard fixe vers le geôlier à l’entrée, un discours décousu : il accuse “el watawat” (surnom d’un codétenu ou d’un gardien) de l’avoir frappé. Il répète : “Je suis un homme, l’injustice est un pêché… nous sommes neuf enfants… je veux mourir”, puis se met à réciter le Coran.

Me Smaali demande à rencontrer le directeur de la prison ou son représentant, ainsi que le responsable des détenus : on lui refuse tout entretien. Un surveillant l’informe qu’ils ont “photographié sa tête, effectué des examens et programmé un rendez-vous à l’hôpital Razi”. 

Un enchaînement procédural surprenant

Vendredi 2 mai

Me Smaali dépose la plainte n° 29 du registre des tortures auprès du parquet avec demandes de :

  • présentation immédiate devant le procureur de la République
  • examen médical urgent avant disparition des traces
  • ouverture d’une enquête sur les faits

Elle déclare que le procureur lui a promis une “fiche de sortie” du prisonnier pour l’examiner et recueillir ses déclarations, et, à défaut, de le présenter à un médecin, sur autorisation du parquet. Elle informera ensuite la Commission nationale de lutte contre la torture et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), puis publie son post, déclenchant l’affaire.

Le ministère de la Justice affirme pourtant que le détenu a bien été sorti pour être examiné par le représentant du parquet, qui n’a constaté aucune trace d’agression.

Samedi 3 mai

Le ministère ouvre une enquête judiciaire : le juge d’instruction et le procureur retournent à la prison. Malgré leurs dires antérieurs, ils ne découvrent à nouveau aucune trace de violence. Un délégué de la LTDH, accompagné d’un médecin, se rend sur place : on les informe que Rayan a été transféré à l’hôpital Razi, sans en aviser sa famille ni son avocate.

Dimanche 4 mai

Le ministère publie un communiqué niant toute torture et menaçant de poursuivre “les diffuseurs de fausses allégations”.

La LTDH dénonce des contradictions :

  • Rayan n’a pas été examiné par la médecine légale en première instance
  • ouverture d’une enquête malgré le démenti officiel
  • diffusion prématurée de détails d’une enquête en cours, en violation du secret de l’instruction, sans audition préalable de la défense.

Lundi 5 mai

Me Smaali, aux côtés du bâtonnier de Bizerte, se rend au tribunal pour s’enquérir du suivi de sa plainte :

  • le procureur reçoit en aparté le bâtonnier, lui annonce qu’il a transmis le dossier à une juge d’instruction du bureau 3, sans autre explication
  • la juge d’instruction déclare n’avoir reçu qu’une correspondance de l’administration pénitentiaire relative à l’ouverture d’une enquête contre X, niant avoir reçu la plainte du procureur
  • le procureur informe ensuite l’avocate qu’ ”il a pris sa décision en son temps” sans plus de détails et qu’il la tiendra informée par téléphone, ce qu’elle qualifie de “privation totale du droit de la défense”
  • la mère de Rayan se voit interdire toute visite à l’hôpital, malgré une autorisation légale et la présence de l’avocate.

Un membre de la LTDH et un médecin se rendent alors à l’hôpital Razi pour voir Rayan.

Points d’interrogation

  • Ce qu’a déclaré l’agent pénitentiaire à l’avocate, le 2 mai, à propos du "scanner de la tête [de Rayan], des examens effectués et d’un rendez-vous programmé à l’hôpital Razi", signifie-t-il qu’un acte de violence a été constaté dès le départ ?
  • Pourquoi Rayan n’a-t-il pas été immédiatement présenté à la médecine légale après le dépôt de la plainte pour torture par son avocate, alors qu’il s’agit d’une procédure légale habituelle ?
  • Pourquoi l’enquête a-t-elle été ouverte et le juge dépêché, alors que le parquet n’a observé aucune trace la première fois ? N’était-il pas préférable de classer sans suite ?
  • Pourquoi le procureur de la République a-t-il refusé d’informer l’avocate sur l’état d’avancement de sa plainte, alors qu’elle est, selon ses dires, "la première personne à y avoir droit" ?
  • Pourquoi le ministère a-t-il communiqué sur des détails d’une enquête en cours avant son terme ?
  • Pourquoi la mère de Rayan a-t-elle été empêchée de le visiter à l’hôpital, alors qu’elle détenait une autorisation ?
  • La surveillance médicale continue de Rayan depuis le 3 mai à l’hôpital Razi ne témoigne-t-elle pas de la gravité de son état ?

Quelles sont les prochaines étapes ?

Chedy Trifi, membre du conseil d'administration de la LTDH, explique à inkyfada les mesures prises :

La famille et l’avocate attendent deux rapports :

  • Un rapport de la Ligue des droits de l’Homme (suite à sa visite à Rayan le 5 mai à l’hôpital Razi)
  • Un rapport de l’Organisation tunisienne contre la torture (dont l’élaboration prend 14 jours conformément au protocole en vigueur entre elle et l’administration pénitentiaire)
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