La cheffe du groupe distribue des masques aux travailleuses, suscitant leur étonnement. “Un responsable arrive”, murmure l’une d’elle. Inkyfada a tenté d’échanger en privé avec l’une des femmes pour discuter de leurs conditions de travail. Cependant, dès que les autres ont remarqué la présence de la presse, elles se sont précipitées, chacune voulant témoigner de sa situation. Ce tumulte a rapidement attiré l’attention de leur supérieure, qui a élevé la voix pour les interrompre : “Retournez au travail, ce n’est pas le moment !”.
“Les circonstances obligent”
À environ 100 mètres du siège de la municipalité de Zouhour, sur l’avenue Habib Bourguiba, en plein cœur de Kasserine, Mhenia, 54 ans, balaie chaque matin de façon mécanique. Agente de propreté pour la municipalité de Kasserine, elle accomplit cette tâche quotidiennement. Lorsqu’on lui demande ce qui l’a poussée à choisir ce métier, Mhenia répond simplement : “Les circonstances obligent”. Elle a été contrainte d’accepter ce travail pour subvenir aux besoins de son foyer, son mari étant malade et incapable de travailler.
Elle-même n’a pas échappé aux effets de ce travail sur sa santé : “Je souffre de plusieurs maladies chroniques, comme l’hypertension et le diabète. Je suis donc contrainte de travailler pour acheter les médicaments. Mon salaire est de 450 dinars, ce qui ne suffit pas à couvrir le coût des médicaments pour mon mari et moi.”
Sa collègue, Salha, âgée de cinquante ans, s'occupe du même secteur que Mhenia et fait face aux mêmes circonstances qui l'ont poussée à exercer ce métier. “Je travaille pour survivre”, déclare-t-elle, les larmes aux yeux. Après le décès de ses parents il y a plusieurs années, elle vit seule. En retirant le foulard qui dissimulait son visage, elle ajoute : “Il n’y a pas d’autre choix, personne ne me soutient.”
Mariem, 58 ans, est agente de propreté à la municipalité de Zouhour. “Je ramasse les ordures à la main depuis 2008”, déclare-t-elle. Veuve, elle élève seule ses cinq enfants. Elle raconte avoir perdu “deux grossesses, à cause des conditions de travail éprouvantes”.
Ces travailleuses sont exposées à des risques sanitaires et physiques, faute de gants, de masques ou de chaussures de protection contre les substances nocives et les blessures. L’absence d’équipements modernes et adaptés alourdit encore leur charge de travail.
“J'ai acheté mon balai à mes frais.”
Ces travailleuses ne portent ni uniforme ni badge indiquant leur affiliation à la municipalité. Lors de leur rencontre avec Inkyfada, elles étaient habillées de leurs vêtements habituels, avec des foulards sur le visage pour se protéger de la poussière.
“La municipalité ne fournit ni équipement, ni uniforme, ni protection. Je travaille avec mon propre balai et un sac que j'apporte de chez moi. Dès qu'il est plein, je le porte sur mon dos pour le vider dans la poubelle de la rue d'en face, puis je recommence”, raconte Mhenia.
Jalila Ghodhbeni, coordinatrice régionale des travailleurs de chantiers âgée de 45 à 55 ans, confirme : “L'absence d'outils adaptés engendre une grande fatigue. Les déchets sont accumulés en un seul endroit et, lorsque les conditions météorologiques se dégradent et que le vent souffle, ils se dispersent, forçant les travailleuses à les ramasser de nouveau.”
“Les travailleuses ne disposent d'aucun uniforme, que ce soit en été ou en hiver. Elles portent les mêmes vêtements au travail et les rapportent ensuite chez elles, sans savoir les types de germes et de maladies infectieuses qu'elles pourraient transmettre à leurs familles”, poursuit Ghodhbeni.
Salha, par exemple, souffre d’allergies et de difficultés respiratoires, aggravées par la poussière, les odeurs nauséabondes et les particules qu’elle rencontre chaque jour au travail. Elle fait régulièrement face à des crises de toux persistantes et
à des irritations de la gorge. Selon elle, la municipalité ne lui a jamais fourni d’équipement de protection adéquat, comme des gants, des masques ou des désinfectants.
raconte-t-elle. Bien qu’elle ait réclamé de nouveaux gants à plusieurs reprises, ses demandes sont restées sans réponse. Aujourd’hui, elle porte une paire qu’elle a achetée elle-même,
précise-t-elle.
Le mécanisme des ouvriers de chantiers a été mis en place après l’indépendance comme une forme de travail précaire, visant à répondre à l’héritage colonial et à absorber les vagues de chômeurs non qualifiés. Dans les années 1980, face à l’aggravation du chômage, de la pauvreté et à l'éclatement de la révolte du pain en 1984, l’État a intensifié l’utilisation de ce mécanisme pour apaiser les tensions sociales. Après 1987, le système a évolué en s’ouvrant aux diplômés, et dans les années 1990, il a pris davantage d’ampleur dans le cadre de la flexibilité de l'emploi. Après la révolution, le nombre de travailleurs dans les chantiers a dépassé les 125 000 en 2011, avant de se stabiliser à environ 85 000 en 2017, principalement dans les régions où les mouvements de protestation étaient les plus actifs. En 2020, un accord a été signé entre le gouvernement et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) pour régulariser progressivement leur situation selon les tranches d’âge, conformément à la loi 27 de 2021, et mettre fin à ce type de contrat de travail précaire.
“La titularisation était mon dernier espoir”
“Le nombre de travailleurs et travailleuses des chantiers âgés de 45 à 55 ans dans le gouvernorat de Kasserine est de 4 482, sur un total national de 15 285, dont 3 000 sont employés dans les chantiers agricoles”, précise Jalila Ghodhbeni. Depuis l'adoption de la loi, ces travailleur·ses ont organisé plusieurs actions de protestation, tant au niveau local qu'au niveau national, pour revendiquer leur titularisation et la régularisation de leur statut professionnel conformément à la législation en vigueur.
Aïcha, une femme dans la soixantaine, travaille depuis 20 ans à nettoyer les rues de Kasserine. Malgré le mécontentement de son responsable, elle a tenu à témoigner. Elle a eu la chance d’être titularisée en 2007, mais elle précise : "Nous n’avons reçu aucun autre droit que notre salaire mensuel. Pas de promotions, rien d’autre." De leur côté, ses collègues Méniha (54 ans) et Salha (54 ans) attendent également avec impatience la titularisation qui tarde à venir.
Le 4 septembre 2024, la présidence du gouvernement publie un communiqué annonçant le début de la régularisation des travailleur·ses des chantiers régionaux et agricoles âgés de 45 à 55 ans. Cependant, cette mesure a exclu de nombreuses agentes de propreté que nous avons rencontrées devant la municipalité des Zouhour en raison de leur âge supérieur à 55 ans.
Parmi celles exclues, Mariam, âgée de 58 ans aujourd’hui, fait partie de celles qui ont longtemps espéré être régularisées. “Je n’ai obtenu aucun de mes droits, et même la régularisation, qui était mon dernier espoir, ne m’est pas accordée, malgré toutes ces années passées à nettoyer les rues de la ville”.
Mhenia, de son côté, confirme qu’elle bénéficie de la couverture sociale ainsi que du carnet de soins gratuits. Toutefois, elle précise : “J’attends toujours la régularisation, je ne souhaite pas partir à la retraite”. Elle se demande : “Que pourrais-je faire avec une pension de 180 dinars, alors que l’inflation fait rage et que les prix et les médicaments continuent d’augmenter ? Un salaire de 400 dinars – bien que insuffisant – reste préférable à une pension qui ne permet même pas de subvenir aux besoins de base.”
“Humiliation et mépris”
Les agentes de propreté de la ville de Kasserine font face à des difficultés qui vont au-delà des risques sanitaires, des conditions sociales difficiles et du manquement de l'État à honorer ses engagements envers elles. Beaucoup d'entre elles subissent également des formes diverses de harcèlement, parfois violentes, et sont traitées comme si elles étaient invisibles.
Mhenia et ses collègues quittent leurs maisons à six heures du matin. Elles se précipitent de nettoyer au moins cinq rues chaque jour, sans compter les ruelles, avant que la circulation des voitures et des motos ne devienne trop dense.
Bien qu'elles assurent un rôle crucial dans le maintien de la propreté des rues, Mhenia déplore que “les conducteurs de voitures et de motos nous dérangent constamment. Ils nous forcent souvent dans un coin étroit de la rue, alors qu'ils savent que nous accomplissons notre devoir et que nettoyer la rue profite à tout le monde.”
“Ils ne comprennent pas la nature de notre travail et ils nous réprimandent ou nous dérangent souvent avec des propos violents”, explique Mhenia, qui préfère ne pas répondre aux provocations qu’elle subit. Salha, quant à elle, adopte une approche différente et confronte ceux et celles qui cherchent à la déranger, notamment les vendeurs ambulants, qui lui adressent des insultes.
Jalila Ghodhbeni souligne que de nombreuses agentes de propreté subissent moqueries et “hogra” en raison de la nature de leur travail. Selon elle, “le simple terme ‘chantiers’ suffit à stigmatiser les travailleurs et à les exposer à un regard dévalorisant de la société”. La coordinatrice ajoute que cela engendre des souffrances psychologiques supplémentaires, s’ajoutant aux difficultés sociales, matérielles et sanitaires qu’elles affrontent.